— par Janine Bailly —
Bruit de couloir
Lui, c’est Clément Dazin. Tellement humain. Tellement proche. Il entre seul en scène, dans le sombre du plateau nu. Seule la lumière viendra dans cette obscurité initiale, que scande l’orage éclaté sur la bande-son, viendra définir des espaces où mouvoir le corps vêtu de noir et ses “partenaires”, trois balles claires de jonglage, que les mains animent mais qui de temps à autre semblent s’échapper pour vivre de leur vie propre. Le danseur-jongleur sera donc comme enserré dans les filets de clarté, faisceau horizontal à suivre, en une marche articulée, décomposée et cassée par des ruptures brusques de rythme, qui évoque — dans sa lenteur et concentration — autant certaines figures du kabuki ou du bûto, que d’autres issues du hip-hop. Carré à arpenter ainsi sur son périmètre. Cercle où se coucher et continuer au sol la danse jonglée, de souffrance et de solitude.
Car seul, le comédien le restera, interprétant « Bruit de couloir », étrange spectacle à la tonalité tragique, né d’une harmonie entre un homme qui marche lançant les balles au-devant et au-dessus de lui et danse — de ses bras et de ses jambes mais aussi de son dos tout à coup dénudé et curieusement mobile —, une musique inquiétante faite autant de bruits et sons issus d’un quotidien que de notes, des silences soudains, des alternances de ce noir qui sans cesse le disputent à la lumière des projecteurs.
Le solo est fait de moments, séparés par quelques secondes d’obscurité, instantanés de vie revisités dans ce qui pourrait être, suggéré par le titre, un « couloir de la mort ». Il n’est pas facile de nommer ces moments, de leur dire un sens, on se laisse plutôt guider par ses émotions, et pourtant l’on sent bien qu’il y a là un fil conducteur, qu’une histoire se compose à partir de ces fragments, puisque le danseur-jongleur va de la position verticale à l’horizontale, et qu’il repartira debout dessinant de ses pas le même trajet qu’à l’ouverture : cercle refermé, éternel recommencement, éternel retour ? Il est un tableau où, laissant fuir les balles, il en reprend d’autres au bord de scène, puis face à nous jongle mais alors ces nouvelles ne rebondissent plus, il lui faut se baisser pour les saisir, jusqu’à continuer, de ses mains désormais vides, les mouvements incoercibles du jonglage. L’image m’évoque l’inanité du travail à la chaîne, le Chaplin qui dans Les temps modernes, continue à faire ce mouvement de visser indéfiniment des boulons, d’autant plus qu’alors la bande-son suggère des bruits comme échappés d’un atelier. Quelques phrases aussi sur cette bande-son au début du spectacle, dont les premières m’échappent en raison de toux intempestives dans la salle… je crois décrypter : « Le marchand d’oubli est passé dans ta rue », plus loin « donc une partie de ta vie est quand même, heu, un peu loupée… faut faire avec quoi ». Il y aura aussi cette boule transparente, qu’il manipule et caresse, en un instant de grande douceur ; et se relevant de sa position agenouillée, dans les airs anéantissant son poids, il la propulse en bulle de savon fugace — double antinomique de Chaplin en figure de Dictateur, qui joue amoureusement avec son globe terrestre.
R2JE
À entendre, aire de jeu ? aire de Je ? air de jeu ? air de Je ? Tous ces sens, on pourrait sans peine les attribuer au duo de danse et jonglage qu’interprètent merveilleusement Clément Dazin et sa complice, la danseuse japonaise Chinatsu Kosakatani. L’aire est ici le plateau, nu encore, où la lumière viendra magnifier les deux corps. Qui se disent, disent leur « Je » autant que leur « Nous », ensemble ou séparément mais toujours en une connivence avérée, jusqu’à la fébrilité aussi.
L’histoire est d’abord une histoire de couple et de corps, une histoire de peaux, celle de la Femme caressée par les balles de jonglage, devenues « objets transactionnels » pour se relier à l’autre ou s’en différencier, lui parler en silence toujours. Elles glissent sensuelles, sur le bras abandonné de la femme, l’une se lovera indiscrète amoureuse au creux de son cou, parfois on croira les voir couler de ses mains à lui à ses mains à elle, mais assez peu, et comme furtivement. Plus souvent, elles passent et repassent sous l’arc de ses bras. L’Homme et la Femme dansent la vie, dansent leurs affrontements face à face, leur proximité et leur éloignement, leurs moments de tendresse, leurs jeux où l’on court et s’essouffle à se poursuivre, comme des enfants à se pourchasser et ce serait “pour de rire”. Mais le ton d’ensemble est plutôt empreint de gravité, et le duo évolue sous le signe de la beauté, de la sensualité à fleur de peau, et de la grâce, faisant et défaisant jusqu’à la fin son couple…
Des figures récurrentes scandent le temps du spectacle, celle-ci où les deux corps se joignent en une étroite proximité pour ne former plus qu’un, lui derrière elle son ventre contre son dos l’enveloppant de ses bras, sans que jamais ne cesse le jeu des balles blanches ; alors leurs quatre bras se prennent et se déprennent. Elle parfois garde les yeux fermés, roseau gracile noir de vêture et clair de peau, qui donne à chaque geste sa légèreté, et son poids. Nul besoin de costume flamboyant ni maquillage outré pour que de son corps elle évoque la silhouette d’une actrice de théâtre Nô. Lui semble mener la danse, mais qu’en est-il vraiment d’une danse qui pourrait aller jusqu’à la frontière de la mort, « à la lisière de l’amour et de la mort », nous est-il dit : sur le chemin de lumière revenu, semblable à celui qui ouvrait « Bruit de couloir », et reliant donc les deux moitiés de « Réminiscences », il la porte immobile sur son dos, et ses pieds frôlent inanimés le sol… À son tour elle le porte de même façon, et ce moment est pour moi empli d’une intense émotion. Mourir et renaître, et « the show must go on » !
Si, en raison du jonglage, le spectacle a mérité d’être classé sous la rubrique « cirque », il s’agit là d’un cirque neuf, d’un cirque qui pense, poétise et réfléchit, soutenu par une régie son et une régie lumière expressives parfaites. Un peu dans la lignée du Cirque Plume pour l’originalité, la nouveauté et la beauté — la gravité, la profondeur et la dramatisation en plus. Alors, sans nous attarder à l’étiquette “cirque”, retrouvons tous Clément Dazin ce mardi 18 février, sur scène auprès de six autres comparses et dans un spectacle de sa conception, « Humanoptère ». Nul doute qu’il fera naître pour son public bien d’autres émotions encore !
Fort-de- France, le 15 février 2020
Photos Paul Chéneau