— par Janine Bailly —
De Stéphanie Loïk, actrice, metteur en scène et dramaturge, nous avions découvert en 2016 à Tropiques-Atrium, un spectacle présenté comme une « adaptation-lecture théâtrale » de l’ouvrage éponyme d’Alain-Gilles Bastide, Tchernobyl Forever ; puis en 2017, La fin de l’Homme rouge, pièce issue d’un livre de témoignages recueillis, en Russie et Biélorussie, par Svatlana Alexievitch. De Françoise Dô, comédienne écrivaine metteur en scène, nous connaissions L’Aliénation noire, monologue écrit, mis en scène et merveilleusement interprété par elle-même, en ce même lieu en 2017, avant qu’elle ne le reprenne sous le titre de Aliénation(s) à la Bibliothèque Universitaire de Fort-de-France en 2018.
Il était donc normal que ces deux talents se rejoignent, dans le cadre de ce « dispositif national de compagnonnage à la mise en scène/dramaturgie » initié par le Ministère de la Culture et de la Communication, et pour lequel Françoise Dô a eu le privilège d’être retenue. Normal que les deux femmes se rejoignent dans cette volonté de faire découvrir, en les adaptant et les mettant en scène, des œuvres qui à priori n’avaient pas été écrites pour le théâtre, puisque le travail présenté ce mardi dans l’intimité de La Terrasse, Reine Pokou, est tiré du roman de Véronique Tadjo, Reine Pokou, concerto pour un sacrifice. Qu’aussi elles se fassent complices dans le choix de textes forts, porteurs de sens, et en quelque sorte diversement engagés, puisque venus nous parler de notre humanité, de domination de soumission et de liberté, bref d’une humaine condition à assumer, immuable dans ses grandeurs et vicissitudes, en dépit des siècles qui séparent Pokou de L’homme rouge, par exemple.
Ce que nous avons pu découvrir est, ainsi que demandé à l’entrée dans ce « dispositif de compagnonnage », une « maquette », à savoir une première approche de ce qui pourrait bien devenir une véritable représentation. Il nous est dit que, si les deux impétrantes ont depuis plusieurs mois réfléchi et travaillé ensemble, l’ébauche mise en espace ce soir-là n’a été montée, avec la complicité de deux autres jeunes comédiennes, Anne-Alex Psyché et Rita Ravier, qu’en l’espace d’une seule semaine : un beau challenge, un défi relevé, d’autant plus remarquable que, loin d’être un simple brouillon, le court spectacle présenté, et qui n’aurait pas déshonoré le Festival des Petites formes, a su conquérir par sa justesse de ton comme par sa rigueur, sa sobre beauté et son pouvoir d’émotion.
Mais qui est donc Pokou, dont nous découvrions ici, entre réalité et légende, le chemin de vie ? Tout d’abord une reine africaine, Abla Pokou, née au début du XVIII° siècle nièce d’un roi fondateur de la Confédération Ashanti du Ghana, et qui dut à la suite d’événements dramatiques engendrés par une guerre de succession(s), prendre la fuite, emmenant tel Moïse ses partisans à sa suite vers un autre territoire où demeurer, et ce fut la Côte d’Ivoire. Abraham à la demande de son Dieu s’apprêtait à immoler son fils Isaac, Agamemnon offrit sa fille Iphigénie à la déesse Artémis afin que la flotte grecque puisse prendre la mer vers Troie, et Pokou, arrêtée par le fleuve en crue qui interdisait à ses fidèles l’entrée dans la terre d’accueil, sacrifia son fils unique, qu’elle jeta dans les eaux afin d’apaiser la fureur des esprits. Mais nul bélier, nulle biche ne vint se substituer à l’enfant par sa mère condamné ! Ainsi court le mythe, d’un monde à l’autre, d’une époque à l’autre, plaçant ceux-là, qui prétendent guider les peuples, face à de cruels dilemmes.
Que nous conte Véronique Tadjo ? La naissance privilégiée, l’enfance puis l’épanouissement d’une jeune femme vouée à connaitre la gloire et dans la gloire la souffrance. Le parcours de celle qui d’abord stérile se voit pour cela moquée dans son premier mariage. De la femme et reine qui, après plusieurs unions infructueuses trouve un jour son accomplissement dans l’amour et la maternité… Avant que d’affronter des vents contraires, avant que d’assumer ce à quoi les prédictions du Sage l’avaient prédestinée.
Que nous montre Françoise Dô ? Sa reine Pokou esquissée sur scène est une figure de femme libre et contrainte à la fois, forte et fragile, victime autant que bourreau. Femme antique et moderne qui traverse les temps, femme éternelle dans ses désirs et ses frustrations, dans sa complexité. Une complexité suggérée peut-être par ce choix de présenter dédoublée l’héroïne, Anne-Alex Psyché et Rita Ravier jouant en miroir l’une de l’autre, en écho l’une de l’autre, Françoise Dô endossant quant à elle le rôle du narrateur mais s’intégrant au jeu par la reproduction au lutrin des gestes de ses comédiennes. Aux voix s’ajoutent par intermittence les mains qui modèlent l’air tout autour et les mots, le cri modulé qui vient en une respiration soutenue déchirer l’espace, et la danse comme exorcisme, danse d’exultation ou de peine. De ces trois silhouettes à la féminité affirmée naît aussi l’émotion, en longues robes épurées aux couleurs de sable blanc, d’ocre et terre de paysage africain.
Il est à souhaiter que se poursuive l’exploration du texte plus ambigu de Véronique Tadjo. Le complément apporté au titre, « concerto pour un sacrifice », incite en effet à lire d’autres propositions faites par l’auteur dans son ouvrage, hypothèses émises sur ce qu’aurait pu être la suite de l’histoire, sur les motivations d’une reine aussi, mère qui se sacrifie à son peuple ou femme en recherche de pouvoir ? C’est sur une de ces suppositions que se clôt le jeu : que se serait-il passé si la reine (ni aucune autre femme) n’avait accepté d’offrir son enfant au fleuve ? Que serait-il advenu de ce peuple à présent nommé « Baoulé », ce qui signifierait « l’enfant est mort » ?
Souhaitons que par la magie de la scène la maquette se métamorphose bientôt en un spectacle accompli, puisqu’aussi bien « les fruits passeront la promesse des fleurs ! ».
Fort-de-France, le 27 juin 2018