Nous vivons une drôle d’époque… et pas seulement en raison de la crise sanitaire, d’autres virus s’étant infiltrés au cœur de nos sociétés, que l’on pensait plus subtiles ! Si l’on en croit certains mouvements féministes, comme aussi cette inscription relevée à Paris sur les murs d’une certaine faculté, il faudrait donc avec d’autres me clouer au pilori pour avoir, pendant plus de quarante ans, distillé le poison de la poésie ronsardienne à des générations d’élèves. À des classes où d’innocentes jeunes filles auraient, par ma seule faute d’enseignante inconsciente, été exposées à la promiscuité, malsaine et dangereuse, d’écrivains violeurs en puissance, ou de personnages dépravés, fussent-ils seulement de fiction. Certes, il y avait bien péril en la demeure, et le combat, et la mutation qui – peut-être – est en train de s’opérer dans les rapports qui lient – ou délient – les hommes aux femmes, étaient plus qu’urgents et nécessaires. Mais comme le disait ma grand-mère, « le trop est l’ennemi du bien », et l’on peut le penser quand à ce sujet le « trop » entraîne des dérives inquiétantes, quand le « trop » consiste à vouloir rétablir une sorte de censure aveugle, confondant vie réelle et littérature, œuvre de papier et œuvre de chair.(Janine Bailly)
Ronsard ce «violeur». Par Sabine Prokhoris. Philosophe et psychanalyste (12 septembre 2019, dans Libération) : Les Amours est une apologie du viol, assurent nos féministes, si peu attentives à un texte tout de transmutations.
Ronsard : « Je voudroi bien richement jaunissant / En pluïe d’or goute à goute descendre / Dans le beau sein de ma belle Cassandre, / Lors qu’en ses yeus le somme va glissant.
Je voudroi bien en toreau blandissant / Me transformer pour finement la prendre, / Quand en avril par l’herbe la plus tendre / Elle va, fleur, mile fleurs ravissant.
Je voudroi bien affin d’aiser ma peine / Estre un Narcisse, et elle une fontaine / Pour m’i plonger une nuit à séjour ; / Et si voudroi que cette nuit encore / Fût éternelle, et que jamais l’Aurore / Pour m’éveiller ne rallumât le jour. »
Leymah Gbowee (1) : « Les soldats sont entrés dans le camp de personnes déplacées. Ils m’ont dit : « Donne-nous l’argent que tu as. » Je l’ai fait. Puis ils m’ont dit : « Retire tes vêtements ! » J’ai fait ce qu’on m’ordonnait. Ils m’ont tous violée. Tous sauf un. C’était le dernier et il a dit que son pénis était trop bien pour moi. A la place, il a utilisé son couteau. »
Entre ces vers de Ronsard et ce récit rapporté par la Libérienne Leymah Gbowee, quel rapport ? La question mérite d’être posée, à un moment où l’indispensable lutte contre les violences faites aux femmes, combat essentiel s’il en est, occupe l’actualité. Récemment en effet, des agrégatives en lettres – futures enseignantes – se sont émues de ce sonnet, y lisant une « fantaisie de viol », le « viol » de Cassandre y étant « présenté comme désirable ». Commentant le poème, l’une de ces brillantes jeunes femmes concluait sa glose en expliquant que l’étude d’un tel texte « peut être extrêmement violente pour certain·e·s élèves », et les placer dans une « situation d’insécurité. » – Innombrables alors les œuvres menaçantes, passons-les donc à l’autoclave…
Ainsi ce genre d’écrit participerait-il de la « culture du viol » – formule théorico-militante en vogue, mais hélas regrettablement imprécise – dans laquelle nous baignerions à notre insu. Si bien que la rêverie amoureuse / érotique de Ronsard, et des événements tels que ceux relatés par Leymah Gbowee, formeraient un continuum, dont le fil déroulerait l’absolu mépris – violent ou enrobé d’une fausse douceur – du consentement féminin. La logique du mouvement #MeToo, en son succès planétaire, est fondée sur la conviction d’un tel continuum. Or cette conviction repose sur une pétition de principe valant pour (facile) explication. À ce titre elle reste questionnable, sinon confuse. Face à des sujets si sérieux – les violences sexuelles et sexistes –, une terminologie aussi vague qu’encombrée de réponses précédant les questions risque fort de rater sa cible. Au détriment des femmes.
Relisons le sonnet de Ronsard. « Apologie du viol », soutiennent nos féministes savantes mais, obnubilées qu’elles sont par l’application au poème d’un mixte de qualifications pénales et de « convictions politiques » autour des motifs mythologiques qu’il reprend, si peu attentives à un texte tout de mouvement et de transmutations. L’amant « violeur » se rêve pluie d’or pénétrante, doux taureau ravisseur, Narcisse enfin. Mais le cœur du poème c’est, formant une spirale, l’incessant tourbillon qui fait circuler, et permuter l’un dans l’autre, et de l’amant à l’amante rêvée, le geste de saisir et l’abandon au sommeil : le « toreau blandissant » veut ravir celle qui « va, fleur, mile fleurs ravissant », l’endormissement désiré pour elle le devient pour le poète dans son “devenir-fleur – destin de Narcisse”. « Qui voudra voir comme Amour me surmonte, /comme il m’assaut, comme il se fait vainqueur » : premiers vers des Amours. De fait, l’amour, comme le sommeil, nous arrache à nous-même ; défait, oui, notre précieuse « identité ». Nous « tire hors », dirait Montaigne. C’est aussi, on peut l’espérer, ce qu’opèrent l’art, et la littérature : nous permettre de pouvoir, librement, devenir autre. Un « viol » ? Ou une transmigration ?
« On n’est plus soi-même, dans ces conditions, et c’est pénible de ne plus être soi-même, encore plus pénible que de l’être, quoi qu’on en dise. Car lorsqu’on l’est on sait ce qu’on a à faire, pour l’être moins, tandis que lorsqu’on ne l’est plus, on est n’importe qui, plus moyen de s’estomper. Ce qu’on appelle l’amour c’est l’exil, avec de temps en temps une carte postale du pays, voilà mon sentiment ce soir. » Profondeur et humour de Beckett bienvenus ici – et grave offense à toute « dictature des identités. » (2)
Plaquer sur les objets à interpréter des certitudes préalables, en baptisant cela « pensée critique », empêche de lire et de comprendre – un texte, ou le monde. Réflexion obturée. À la fin, c’est l’émancipation et la liberté qui perdent.
Jean-Paul Brighelli : Pour contrer la « culture du viol », des militants censurent… Homère : Le « prof » du journal Causeur, dans son article du 4 janvier 2021 intitulé “La cancel culture a encore frappé”, fait à sa façon plus incisive et ironique, voire parfois agressive, le même constat, sous-tendu par des références, des analyses littéraires, des anecdotes vécues.
« Dans le Massachusetts, une école s’est félicitée d’avoir retiré L’Odyssée d’Homère du programme scolaire, suscitant une tribune indignée du Wall Street Journal, et déclenchant une violente polémique. »
À l’origine de la colère des mouvements féministes, la scène où Ulysse naufragé, dévêtu sur l’ordre de la déesse Ino, rencontre au rivage la jeune princesse Nausicaa, lui adresse “des paroles mielleuses” afin d’obtenir d’elle un habit, non sans avoir d’abord taillé “de sa grosse main une branche feuillue pour cacher sa virilité”.
Et Brighelli d’écrire, relevant encore d’autres exemples du même tonneau : « C’est ça, la scène de viol que les vierges (et qui le resteront) effarouchées des mouvements féministes contemporains ont repérée dans l’Odyssée. Culture du viol ! Mœurs antiques ! Et l’auteur est un Dead White Male – lui-même violeur en puissance sans doute, tout aveugle qu’il fût, à ce que dit la tradition…
Le “mâle” vient de plus loin. En 2015, cinq élèves de l’ENS-Lyon, laissées pour compte de toute intelligence, adressèrent une lettre ouverte aux membres du Jury de l’Agrégation de Lettres, coupables d’avoir inscrit au programme un poème peu étudié d’André Chénier, L’Oaristys – imité de la 27ème idylle de Théocrite, c’était bien dans le goût du néo-classicisme fin de siècle. Lettre immédiatement signée par tout ce que la France compte de demeurés des divers sexes.
Et de mettre en cause, dans la foulée, le cher vieux Ronsard, autre violeur célèbre – c’est vrai, c’est écrit sur les murs de la Sorbonne – se propose de violer Cassandre (ou Marie, ou Hélène, tout ça c’est de la chair fraîche pour le grand sourdingue de la poésie) (…) “Je voudroi bien richement jaunissant / En pluïe d’or goute à goute descendre…” : Cette “pluie d’or”, qui n’est qu’une allusion transparente au mythe de Danaé, Maupassant en a donné une version moderne et plus limpide encore : “Je veux faire pénétrer en vous ma tendresse, vous la verser dans l’âme, mot par mot, heure par heure, jour par jour, de sorte qu’enfin elle vous imprègne comme une liqueur tombée goutte à goutte, qu’elle vous adoucisse, vous amollisse et vous force, plus tard, à me répondre : “Moi aussi, je vous aime…” (Bel-Ami, II, 4) ».
Brighelli citera aussi un certain François-Ronan Dubois, un “illuminé qui voit de la violence sexuelle dans la Princesse de Clèves”, et confiera quelques expériences personnelles d’enseignant : « Il y a quatre ans, analysant en classe “Les Liaisons dangereuses”, j’appris, à ma grande stupéfaction de Living White Male, que Valmont violait Cécile de Volanges (…) Syndrome de Stockholm, diront nos péronnelles (pour expliquer les mots et l’attitude de Cécile ?). Lesquelles, comme j’avais eu le front, en février dernier, de trouver que “J’accuse ” est un très bon film qui aux derniers César écrasait – et de loin – le reste de la production française, s’en allèrent couvrir le lycée de graffitis d’une dialectique particulièrement fine : “Polanski violeur, Brighelli complice”. »
En conclusion, « la “cancel culture” a certainement de beaux jours devant elle. Non seulement on ne peut plus rien éditer susceptible de heurter la sensibilité des groupes et sous-groupes qui fleurissent chaque jour (alors que la fonction première de la littérature est justement d’ébranler les sensibilités), mais on ne peut plus rien lire sans le filtre imposé par ces mêmes terroristes de la culture. »
1.https://www.lemonde.fr/festival/article/2019/08/24/leymah-gbowee-guerriere-de-la-paix-au-liberia_5502312_4415198.html
2. Titre d’un vif petit essai de Laurent Dubreuil, Gallimard, 2019.