Au T.A.C. de Fort-de-France jusqu’au 10 octobre à 19 h 30
— Par Roland Sabra —
« Regardez mais ne touchez pas » de Théophile Gautier est une espagnolerie pourrait-on dire, comme il existe des chinoiseries, plus exactement une espagnolade, une œuvre artistique qui donne une image convenue, pittoresque et superficielle d’une Espagne qui n’aurait pas pris « le train de l’histoire », qui serait restée en marge du « progrès », qui serait empêtrée dans un monde où la préciosité côtoie le grotesque, image qui eut son franc succès au XIXè siècle. On connait l’argument : comment sauver la Reine d’Espagne dont le cheval s’est emballé, sans pour autant poser la main sur Elle puisque tout homme qui la touche est puni de mort ? Quand elle demande qui l’a sauvée deux prétendants se présentent. Don Melchior de Bodavilla, un imposteur fanfaron désargenté mais de noble extraction et Don Gaspar, un officier de fortune. Le Comte de San Lucar, grand maître des cérémonies et donc en charge de l’étiquette fait prévaloir la règle au détriment de ceux et celles pour qui elle est faite. « La lettre tue, mais l’esprit vivifie » (Saint-Paul). Dans un autre contexte il pourrait s’agir de dénoncer le fanatisme, mais Gautier n’a pas cet horizon en ligne de mire. S’il a mené avec Nerval la bataille d’Hernani qui opposait les « classiques », les « glabres, les chauves, défenseurs de la règles des trois unités(1), à la « Jeune-France », aux « romantiques » qui bousculaient la séparation entre genre tragique et genre comique, très vite Gautier prendra ses distances avec un mouvement qu’il juge trop engagé politiquement. Il développera une esthétique, « l’art pour l’art », à l’écart de tout message moral social ou politique. S’il s’accommode du régime impérial, il ne reniera jamais pour autant ses engagements de jeunesse. En 1867 lors de la reprise d’Hernani il s’opposera au ministre de l’intérieur, menaçant de démissionner de ses fonctions officielles si son article de soutien à Victor Hugo dans Le Moniteur était censuré.
« Regardez mais ne touchez pas » créée en 1847 à Paris est rapidement tombée dans l’oubli et ce n’est qu’en 2011 que la pièce est redécouverte par la Compagnie Abraxas de Jean-Claude Penchenat. Le metteur en scène va dépoussiérer le texte, supprimant quelques phrases superflues et, idée lumineuse, intégrant les didascalies dans un rôle créé de toute pièce, celui d’un meneur de jeu, souffleur, accessoiriste, figurant qui instaure une distance ironique, parfois truculente sans laquelle la pièce serait aujourd’hui inaudible.
Le travail de Penchenat est une mise en abîme d’une fidélité critique, celle d’un esprit libre qui jamais ne s’assujettit à ce qu’il défend. Gautier déjà jouait du théâtre dans le théâtre avec le Capitaine Fracasse qui raconte l’histoire d’une troupe de théâtre où l’on retrouve les mêmes personnages que dans « Regardez,mais ne touchez pas! » Penchenat reprend vis à vis des « romantiques » la même posture que ceux -ci avaient face aux « classiques » en 1830. Soutien critique, liberté de penser sont à l’honneur puisque la pièce est elle-même une subversion, une parodie du « Ruy Blas » de Victor Hugo que Théophile Gautier soutenait ! Les scènes de cape et d’épée ne sont que prétexte à des lazzi tout droit venus de la commedia dell’arte. Peut-être Penchenat est-t-il paulinien après tout ? Le gilet rouge, signe de ralliement lors de la bataille d’Hernani, et qu’arbore plus qu’il ne porte, Don Melchior de Bodavilla, le neveu du Comte ne relève pas d’un hasard costumier.
C’était à Fort-de-France la 284ème représentation de la pièce. Autant dire que tout semble réglé au millimètre près et le lumbago dont souffrait Damien Roussineau ( Don Melchior) est passé inaperçu. Humour, dérision, vivacité, implication des comédiens et intelligence de la mise en scène ont permis ce miracle faire d’un texte injouable un moment de plaisir.
Le théâtre est une énigme.
(1)Unité d’action:les intrigues secondaires sont proscrites. Unité de temps : la durée de la représentation doit coïncider avec la durée de la représentation. Unité de lieu : l’action se déroule en un lieu unique.
Fort-de-France, le 08/10/2015
R.S.