— Marcel Luccin (*) —
Les affaires liées aux violences faites aux femmes plongent nos sociétés dans une sorte de panique morale, comme s’il s’agissait d’un phénomène récent. La parole libérée devrait plutôt nous inciter à revisiter notre histoire, à repenser les frontières entre différentes formes de violences en fonction des époques et à mettre fin à des invisibilités entretenues. A l’heure où les femmes osent susciter une défiance inédite, c’est aussi le moment ou jamais de mesurer la férocité de certains comportements actuels, d’apparence anodine et de se placer au cœur des changements en cours.
Quoi qu’il en soit, tout désir de changement est forcément alimenté par une quête d’égalité réelle. Dynamique qui apparaît comme le moteur du perfectionnement humain à utiliser avec discernement. A la question : Qui je suis ? Térence (poète) répond ; « Je suis un homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». Plus près de nous, un autre poète confesse : « J’habite une blessure sacrée, j’habite des ancêtres imaginaires, j’habite un vouloir obscur, j’habite un long silence, j’habite une soif irrémédiable, j’habite un voyage de mille ans, j’habite une guerre de trois cents ans /…/. Aimé Césaire, « calendrier lagunaire » Moi, laminaire.
Dans la mesure où les violences rentrent dans la catégorie des fléaux chroniques, la parole libérée, ne fait que traduire la défiance latente à l’égard de ceux qui blessent, tuent, vendent les humains et imposent le silence. L’histoire est jalonnée de périodes, de lieux différents où les auteurs d’agressions sexuelles par exemple, bénéficiaient de couvertures officielles, comme du temps des colonies, période du sexe sans consentement où les jouisseurs n’avaient de compte à rendre à personne. Faut-il s’étonner si un récent sondage indique qu’aux États-Unis, par exemple, 30% des femmes seraient harcelées sexuellement et qu’en France une femme sur cinq subirait ces mêmes atteintes, d’où la formule « promotion canapé ».
Initiées en 2017, ces paroles libérées de femmes qui bravent le déshonneur, ne seraient pas prises au sérieux s’il n’y avait aucun risque de conséquence pour les prédateurs identifiés. Preuve que le sexisme, bien que remontant très loin dans le temps peut encore être l’objet de privilèges toujours à la défaveur des plus vulnérables. Ce constat pourrait ouvrir les yeux sur trois types d’inégalités fondamentales : raciales, sexuelles et économiques qui depuis des siècles intègrent la boîte à outils de ceux qui, sous des prétextes divers se donnent bonne conscience.
Même si comparaison n’est pas raison, l’importance du métissage dans les sociétés ultramarines par exemple, témoigne de l’une des formes d’inégalité dans les rapports de force. Ce panachage humain délibéré rend compte des choix en rapport avec le sexe, copieusement en contradiction avec les vertus religieuses et la morale publique. Heureusement, la réalité ne se laisse pas enfermée dans un seul schéma. Même si elle demeure complexe, elle permet néanmoins aux citoyens en l’occurrence, de s’accorder sur des valeurs communes en héritage.
Par bien des aspects, l’inégalité sexuelle dans les « outre-mer » dans le passé met en exergue le métissage comme singulièrement le produit de viols, d’agressions, de rapports sexués généralement non désirés. Cette subordination de la femme plaide assurément pour nos solides mères, dites «potomitan ». Au-delà du désordre social, de la soumission, de la servitude obligatoire, le code noir, rédigé par des juristes réputés, a structuré les instincts de dominance tout en justifiant les procédures tyranniques. Dans un tel contexte, certains individus naturellement peu charitables se sont transformés en tortionnaires sexuels, vis à vis des femmes déracinées, avec la conviction de bénéficier de couvertures légales.
Si comme dit le poète, on « habite un long silence » c’est bien parce que la question « qui je suis » pose encore problème aux uns et particulièrement à d’autres. On a souvent peur du réel qui continuellement se rappelle à notre bon souvenir, la « mémoire ». N’est-il pas temps de dégager de nouveaux concepts qui donnent du sens à l’existence ? Ce qui se dit du métissage dans nos sociétés est à la fois simple et complexe mais de temps à autre acceptable sous le vocable « multiculturel ». On a pour habitude de dire qu’on n’a pas choisi ni de naître ni sa famille, ce qui n’empêche pas les relations interpersonnelles d’être une entreprise problématique mais gérable dès qu’il y a reconnaissance réciproque.
Mieux, au moment où c’est toute l’opinion publique qui s’interroge, il est urgent de se demander en quoi persistent les spécificités ultramarines dans ce monde qui se veut global ? Cette interrogation met en cause la pérennité des silences qui semblent apporter tranquillité pour les uns et pause intellectuelle pour les autres. Seulement, les sociétés ultramarines évoluent au gré des mutations et fournissent la preuve qu’elles sont réellement spécifiques, parce qu’elles englobent à la fois des types de relations sociales, culturelles, familiales, historiques tout en aspirant à l’universalité au nom des valeurs fondamentales.
L’affaire Harry Weinstein, les messages des femmes « me too » (moi aussi) sur les réseaux sociaux à la suite de l’appel de l’actrice Alyssa Milano, la campagne lancée dénommée « balance ton porc » par des femmes françaises, l’affaire : Dominique Strauss-Kahn, le scandale d’Oxfam international (ONG) constituent assurément un terreau fertile, une opportunité pour sortir de ce « long silence » d’autant plus que cette cascade de comportements répréhensibles rentre dans la catégorie des préoccupations du moment. Des personnes bien informées disent qu’il s’agit de sommets d’icebergs bénéficiant du secret le mieux partagé depuis des générations. Sauf que ces comportements même incompatibles à la dignité humaine peuvent encore demeurer dans la catégorie des requêtes fragiles toujours sous le poids de la charge de la preuve.
En effet, la réémergence de l’histoire tragique qui a structuré les sociétés ultramarines par exemple, ne cesse de mettre en cause la théorie de l’humiliation, favorable au monde des affaires. Pendant la période de servitudes obligatoires, l’exploitation sexuelle a échappé à toutes régulations en scandant les écarts entre forts et faibles, entre civilisés et indigènes. Tel était le choc qui mettait les femmes domestiques (bonnes à tout faire) en position d’équilibristes entre la maison du maître et leur propre foyer. Pour ces raisons nous devons rendre hommage à ces femmes qui dans le silence ont été les stigmates des relations antagonistes entre personnes partageant les mêmes espaces imaginés sur fonds de domination, d’exploitation, d’humiliations. Allons-y plus loin. Ces mêmes femmes parvenaient à aimer, à rendre invisible l’inégalité entre leurs progénitures sans jamais remettre en cause les liens de causalité biologique.
Des experts nous expliquent qu’il n ‘existe pas de profil particulier pour les agresseurs sexuels. Habituellement, disent-ils, il s’agit de gens bien insérés dans la société. Sans être catégorique, les dénonciations actuelles décrivent des pratiques dont les origines sont à l’évidence lointaines. Si l’on considère que le viol n’obéit pas strictement à des pulsions sexuelles, on peut aisément admettre qu’appétits sexuels et humiliations sont des patrimoines coloniaux. Tout indique que les prédateurs de l’époque jouissaient de toute leur capacité de discernement, d’organisation et de finalisation. Sans vergogne, ils profitaient sexuellement des femmes, sans égard particulier. Pourtant, même si la notion de modèle, de rigorisme religieux était fortement privilégiée, celle-ci ne semblait présenter d’entrave à une vie d’apparence normale ou d’être une personnalité respectée et adulée.
De multiples situations comparables, édifiantes ont rythmé la lutte pour la dignité humaine dans nos sociétés. Elles ont été ponctuées par des réactions dont la capacité de changement reste encore à réinventer dans un environnement où le clivage des groupes sociaux se superpose et se perpétue. Alors que de manière mondialisée la cause des femmes en général fait un retour en force, nos sociétés ultramarines semblent statiques devant cette nouvelle lumière propice à un nouveau regard sur le passé et sur soi-même. Peut-être parce que certains considèrent notre histoire comme trop sévère et dépassée pour d’autres. Il se trouve qu’elle se fait au quotidien mais exige observation continue et argumentation.
Aimé Césaire comme d’autres, pourfendeur de l’aliénation verrait de manière positive cette libération de la parole qui glorifie et place le genre humain au centre des préoccupations. En tout cas, tout au long de l’histoire de l’humanité les femmes sont restées attentives face à la tradition égalitaire. Certaines, plus que d’autres ont fait l’histoire en bravant des résistances et restent gravées dans la mémoire collective.
Inévitablement, le cas des femmes noires reste spécifique et continue de crisper les imaginaires. N’empêche, elles méritent un fois de plus une attention renouvelée, ne serait-ce à cause du rôle crucial joué dans le développement de la démocratie, notamment dans nos sociétés ultramarines. Les femmes semblent avoir compris par anticipation que l’égalité ne s’impose pas uniquement par la loi. Leurs postures montrent que la réussite des grandes causes passe par la convergence des forces vives à l’image des luttes anti-esclavagistes.
Bien entendu, il est hors de question de faire un commentaire exhaustif des souffrances intimes que la parole libérée place au centre de nos sociétés contemporaines. Il faut surtout laisser le soin à ceux qui le souhaitent de découvrir ou redécouvrir une situation longtemps enfermée sous une chape de silence devenue une marque de fabrique depuis des siècles. Plus grave, depuis le siècle des lumières, malgré son authentique progrès, l’espace de l’éthique et de la vertu est lui aussi resté clôturé, engendrant des embarras difficilement gérables actuellement.
C’est peut-être là que se situe le malentendu quant à l’évidente souffrance des afro-descendants, hommes/femmes qui peinent à trouver leurs marques face aux valeurs fondamentales : Liberté, Égalité Fraternité. Prenons un raccourci et enjambons les siècles pour dire que l’éveil soudain des femmes dans le monde devrait permettre aux prédateurs de prendre conscience de leurs limites et que les prétentions à l’absolue dominance sous des prétextes multiples sont loin d’être les mieux partagées dans nos sociétés. Certes, des embarras sont évidemment de la partie mais les victimes ont incontestablement le droit de se reconstruire, même d’honorer la mémoire des disparues, en portant préjudice à cet édifice bâti sur des préjugés sexuels et de velléités de dominance.
On aura certainement compris l’orientation de ces propos destinés à susciter débat et réflexions sur des sujets d’actualité, surtout sur les valeurs premières qui résident au fond de chacun de nous.
(*)Marcel Luccin, originaire de Martinique, vit actuellement à Tahiti ( Polynésie française)
20 MARS 2018