Dix jours après
— Par Michel Pennetier —
Les évènements tragiques à Paris qui viennent de nous bouleverser ont suscité beaucoup d’émotion. Celle-ci est légitime, cependant subjective par définition. Elle peut conduire à des jugements hâtifs, raviver des préjugés, conduire à la stigmatisation d’un groupe humain et même à la violence à l’égard de celui-ci. L’origine des préjugés est de prendre les mots pour la réalité. Que disons-nous quand nous employons les termes : Islam, musulmans, judaïsme, juifs ? Combien de réalités se cachent sous ces noms qui portent des histoires millénaires, des textes symboliques difficiles à décrypter et dont les interprétations sont multiples, des hommes et des femmes, des enfants dont l’être ne peut être réduit à quelques adjectifs ou définitions. Il y a une précaution à prendre : ne pas « essentialiser » un groupe humain, une religion ou une culture, mais plutôt essayer de s’approcher de la fluidité et de la variabilité infini du réel. « Tu ne te feras pas d’image » dit la Bible. Image de Dieu mais aussi image d’autrui. Abordons cet autre en lui laissant sa liberté. Mais le mot « image » pose justement une question aux évènements.
Le mot « islamisme » accolé à « terrorisme » peut conduire à penser que l’Islam en tant que doctrine religieuse est la source du terrorisme et que le Musulman en tant que croyant de cette doctrine est peu ou prou lié au terrorisme et doit en rendre compte. La suspicion, la stigmatisation, le rejet et la haine ne sont pas loin. Voilà que nous commençons à ressembler à l’ennemi que nous voulons combattre. Nous trouverons facilement des choses vues, telles le comportement de jeunes des cités, leur délinquance qui bascule parfois en actions terroristes, la culture primaire de personnes issues de l’immigration, le refus de respecter les lois de la République au nom de prescriptions religieuses, le statut de la femme en terre d’Islam, sans compter évidemment la barbarie des attentats, des assassinats au Moyen Orient ou en Afrique. Ces faits massifs conduisent nécessairement à avoir une image épouvantable de l’Islam et à considérer tout musulman comme un criminel potentiel. Ce faisant, on oublie que 95% des victimes du terrorisme islamiste sont des musulmans !
Nous nous réveillons aujourd’hui parce qu’il y a eu deux attentats à Paris qui ont fait 17 victimes. Mais qui s’est vraiment rendu compte en France de l’importance de l’intervention française au Mali alors que ce pays musulman, par excellence pacifique allait tomber sous le joug de l’AQMI ( voir à ce propos l’excellent film « Timbuktu » de Abdrahman SSissoko) ? Qui s’est ému de la barbarie de Boko Haram au Nigéria, tuant en masse des villageois, mettant en esclavage des centaines de filles musulmanes ? Nous ne voyons encore que le bout de notre nez alors que nous sommes à l’ère de la mondialisation ce qui implique aussi celle du terrorisme ?
Notre sensibilité est encore très étroite et centrée sur nous-mêmes.
Cependant les manifestations du dimanche 11 janvier ont montré une chose : le peuple français est capable de se lever pour défendre la liberté d’expression et les droits de l’homme. Nous avons montré que nous sommes UN peuple, capable de défendre ses valeurs. Un vent de sereine fraternité a traversé la France.
Le mal français : le racisme anti-arabe, anti-musulman aujourd’hui
Je n’y ai entendu aucun slogan tourné contre l’Islam et les musulmans et c’est cette attitude là qu’il nous faut conserver dans la durée. Mais déjà, je vois apparaitre des signes néfastes : 50 agressions contre des lieux musulmans en une semaine, des articles qui fustigent « l’angélisme » de ceux qui pensent qu’il ne faut pas faire d’amalgame entre les terroristes et la population musulmane de notre pays. L’attentat contre Charlie Hebdo risque de réveiller le vieux racisme à l’égard des Maghrébins. Dans ma jeunesse, on disait « les bicots », les « khrouya » ( bizarrement ce mot injurieux dérivait du mot arabe qui signifie « frère » !), les Arabes de cette époque – des hommes seulement, frôlaient les murs comme des ombres. Ils s’entassaient dans les bidonvilles de Nanterre, 300 d’entre eux furent jetés à la Seine par la police parisienne lors d’une manifestation. Ces hommes humiliés par le racisme français, ce sont les grands pères des jeunes des cités d’aujourd’hui. Il y a certainement un lien à faire. La société française n’a pas su intégrer les nouvelles générations. L’école a échoué à inculquer à ces jeunes les valeurs de la République, la société de consommation dont ils étaient exclus les a fascinés, ils ont trouvé l’issue dans le trafic de la drogue, et certains ont comblé leur désert spirituel en prêtant l’oreille aux discours salafistes, à l’islam le plus étroit, le plus rétrograde. Cet islam caricatural imprégné de violence donnait une articulation à leur frustration et à leur énergie inassouvie. La violence a toujours à voir avec une crise identitaire. Ces jeunes ne savent pas qui ils sont, ni Nord-Africains ou Africains, ni Français à part entière. L’islam simpliste leur donne un semblant d’identité. Voltaire, Diderot et Rousseau ont échoué face au prêcheur salafiste. Coulibaly et les frères Kouachi sont les produits de cet échec qui est celui de la société et de la culture française. Plus grave encore des jeunes d’origine française se convertissent et tente l’aventure au Moyen Orient du côté des jihadistes. De quelle maladie de la société française ces jeunes sont-ils le symptôme ?
Nos frères musulmans
Pourtant cette image ne représente qu’un aspect de la réalité. Je n’ai pas de statistiques , mais je vois des personnes issues de l’émigration qui ont des parcours brillants, des postes à responsabilité ou tout simplement des hommes et des femmes qui vivent une bonne intégration. Ils sont sans doute restés de confession musulmane, du moins c’est une partie de leur identité et ils pratiquent leur foi dans l’intimité en toute simplicité. C’est sans doute la majorité des 6 millions de compatriotes musulmans. Il serait malvenu de leur demander de se justifier par rapport aux attentats terroristes ! Quant aux autres, ceux qui s’enferment dans une religion étroite et sclérosée, je ne vois d’autres issue qu’un travail énorme d’éducation, de réforme sociale de l’habitat, de la convivialité et surtout de compréhension et d’ouverture à leur égard etc … On sait aujourd’hui que la prison ne résout rien , au contraire, c’est là que se forment les futurs « jihadistes ».
« Tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Le prochain, notre voisin, celui avec qui nous vivons dans notre pays, c’est aussi la personne d’origine ou de culture musulmane. Quant à celui qui veut être notre ennemi – le Kouachi ou le Coulibaly – faisons en sorte qu’il n’ait pas besoin de le devenir pour trouver son identité dans la mort. Aimons aussi notre ennemi potentiel, amour infiniment difficile énoncé par les Evangiles, mais la seule voie pour sortir du cycle de la violence. Angélisme ? Non ! Réalisme. Toute autre option entretiendra le cycle de la violence. Cela n’est pas contradictoire avec le fait qu’il faut par la force légal enrayer toute menée terroriste car il est alors trop tard pour éduquer. L’amour c’est pour préserver et préparer l’avenir. J’ai vu à la télé une photo du jeune Coulibaly, un enfant mignon comme tout enfant. Un autre chemin aurait été possible pour lui. Un faisceau de circonstances a fait que …
Qu’est-ce que l’islam ? Est-ce une religion violente qui conduit au terrorisme ?
Je répondrai catégoriquement non à la seconde question. Quant à la première, je n’y puis donner une réponse simple du fait même que je m’abstiens de me faire une image définitive de l’autre. Mais je puis répondre en fonction de mon savoir et de mon expérience. J’ai passé 3 ans à Marrakech comme enseignant coopérant. Bizarrement, je dus enseigner à de jeunes Marocains l’histoire de la civilisation musulmane, tâche à laquelle je n’étais nullement préparé. J’ai appris avec mes élèves et d’eux aussi. Ce fut un va et vient passionnant entre les points de vue de vue des uns et des autres, celui rationnel de l’Occidental, celui imprégné de croyances des jeunes Marocains musulmans. Et pourtant, nous nous comprenions car je respectais la transcendance à laquelle ils se rattachaient. C’est grâce à eux que je pus visiter l’intérieur de la Koutoubia interdite aux non-musulmans ( ils m’avaient mis une djellaba sur le dos) et être invité à des concerts de musique andalouse. Mon image de l’islam est liée à la lumière de Marrakech, aux délicieux patios de la médina, à l’architecture des palais et des mosquées et surtout aux gens hospitaliers, respectueux et curieux de l’étranger. Tout Marocain était musulman ( pas tout à fait exact, il y avait des juifs bien intégrés), mais à divers degrés, il y avait ceux européanisés qui ne respectaient pas le ramadan ou buvaient de l’alcool. Le Maroc semblait aller vers une société tolérante et ouverte tout en gardant son identité musulmane. Pourtant en participant à des rencontres entre croyants chrétiens, juifs et musulmans, je pus me rendre compte qu’il y avait quelque chose de fermé et d’étriqué chez les représentants officiels de la foi musulmane.
Devant le langage du Coran ( dans la belle traduction de Denise Masson) je reste un étranger. Tout arabisant dit que c’est la langue la plus belle et la plus extraordinaire du monde. Il y a des fulgurances métaphysiques pour parler de la transcendance qui me touchent mais les prescriptions pour la vie du croyant et les imprécations contre les « prévaricateurs » me lassent. Il y a en effet deux périodes dans la vie de Mohamed, dans la première il est un homme isolé saisi par la Révélation, dans l’autre c’est un chef qui organise une nouvelle société. L’appel à la paix, à la générosité est autant présent que la conscience du fait qu’il faut se battre en ce monde contre les « méchants ». Ce sont deux facettes qui se retrouvent tout au long de l’histoire musulmane. La grandeur de la civilisation musulmane au Moyen Age est due au fait que, sûre d’elle-même, elle s’ouvre à toutes les influences ( Grèce, anciennes religions du Moyen Orient et même bouddhisme) et les unifient en une synthèse originale. Il n’est qu’à évoquer la pensée de Ibn Khaldoun pour se rendre compte qu’alors la pensée musulmane était libre et novatrice. Pourquoi après l’effondrement de la civilisation andalouse en Espagne ( un moment lumineux de l’histoire du monde), la culture musulmane n’est plus productive et s’enferme dans un dogmatisme étroit ? Je ne le sais pas. Je constate simplement que l’idée que le Coran est la clôture de la Révélation, la Vérité ultime a conduit à penser qu’il n’y avait plus rien à dire d’essentiel et qu’il suffisait d’apprendre le Coran par cœur, sinon de développer quelques finasseries juridiques.
Il est probable qu’il y ait dans la conscience musulmane un sentiment de supériorité, mais n’en était-il pas de même pour les Chrétiens à travers l’histoire ? Ce complexe de supériorité a conduit à l’esprit de conquête dans les deux monothéismes, donc à la violence. Cependant les deux religions ont su conquérir les âmes et n’ont pas réussi seulement par les armes. Y a-t-il eu plus de violence en Orient qu’en Occident ? Guerres du Moyen Age, persécution des juifs, bûchers, inquisitions, guerres de religions, tout cela au nom de la foi chrétienne et de l’amour du prochain ! L’Occident ne devrait-il pas être perçu comme une civilisation violente : conquête du monde, asservissement des peuples par le colonialisme, quatre siècles de traite des Noirs … le nazisme et le communisme ! Quoi du côté de l’Orient : une civilisation un peu endormi depuis le 14e siècle sous la coupe de l’empire ottoman où chaque communauté avait sa place, où les juifs d’Espagne ont trouvé refuge ( jusqu’au 20e siècle, il n’y eut pas de persécutions anti-juives dans l’empire ottoman, mais les non-musulmans avaient le statut de « dhimmis », sujets de second ordre)
Le choc du colonialisme et la crise du monde musulman
Pourquoi alors tant de violence aujourd’hui venant du monde musulman et au nom de l’islam ? Il ne s’agit pas ici de justifier l’injustifiable, mais d’essayer de comprendre les transformations silencieuses depuis 150 ans, depuis les débuts du colonialisme. Ce dernier a été un traumatisme et une humiliation pour le monde musulman qui avait encore le souvenir sa grandeur passée et se croyait doté de la vérité ultime. Les tentatives de réformateurs ( adapter l’islam à la modernité , retrouver l’ouverture de la grande époque) ont plus ou moins échoué, le nationalisme pan-arabe qui était une manière de se distancier de la religion pour retrouver la fierté de son être ( en fait c’était copier l’idéologie nationaliste européenne) a lui aussi échoué. Finalement, c’est l’islam le plus étroit, le plus apparemment tourné vers le passé ( le salafisme) qui a le vent en poupe. Il a la faveur des masses pauvres et peu éduquées. Le salafisme peut être simplement quiétiste, tourné vers la tradition, mais sur celui-ci se greffe l’ »islamisme », c’est-à-dire une idéologie agressive, politique qui veut conquérir le monde par la force brutale, ce en quoi elle est une copie, ou plutôt une caricature ( !) des mouvements politiques révolutionnaires de l’Occident ( anarchisme, communisme, nazisme, fascisme). Utilisant également la technologie et l’organisation venue de l’Occident, « l’islamisme » est le phénomène qui illustre « l’occidentalisation du monde musulman », la pire occidentalisation puisque sur le plan de la pensée ( droits de l’homme, démocratie) il n’en reçoit rien. Bien des aspects de l’islamisme ont des points communs avec l’extrémisme européen ( la bande à Baader par ex.) : le mépris de l’être humain concret au nom d’un idéal à réaliser coûte que coûte. Il n’est donc pas étonnant que de jeunes Occidentaux d’origine catholique ou autre, s’engagent sous la bannière de l’islamisme radical pour échapper à leur mal-être et dans l’espoir de trouver de quoi satisfaire leur désir d’une autre vie, à moins que ce ne soit leur désir de mourir. « L’islam politique est une aberration » dit un philosophe musulman ( soufi) du Maroc.
« Connais-toi toi-même » cette antique parole montre le chemin de la réalisation de la nature humaine et de ses vertus. Un être humain, comme un peuple ou toute une civilisation qui ne savent plus qui ils sont, qui doutent d’eux-mêmes et par compensation s’accrochent avec fanatisme à une fausse image, sont dans une crise d’identité qui nécessairement conduit à la violence. Il y a quelque chose de cela dans le monde musulman en tant que civilisation qui n’arrive pas à répondre aux défis de la modernité. L’islamisme est une réaction pathologique à cette crise.
Il ne s’agit pas de transposer cette crise collective au niveau des personnes. Une minorité de ceux qui s’affirment musulmans – mais que connaissent-ils de cette religion- témoignent de cette crise à un niveau personnel, ils sont le symptôme de la crise collective. Mais chaque personne d’origine musulmane peut trouver dans la richesse de sa tradition ( sa beauté spirituelle qui culmine dans le soufisme ) de quoi se construire et trouver l’assise qui lui permet de s’ouvrir au reste du monde dans lequel il vit ( la laïcité, la démocratie, les droits de l’homme)
Je crois que beaucoup de musulmans sont ainsi, adeptes du Coran mais aussi plus que cela, simplement hommes universels. Mais trop sont encore dans le repli identitaire, dans une insécurité identitaire. C’est par l’éducation d’une part, par l’accueil que nous faisons à nos concitoyens d’autre part, par notre propre ouverture que, à longue échéance la situation évoluera et le spectre de l’islamisme se dissipera.
Ne pas se faire d’image de l’autre,
Etre accueillant
Etre dans l’ouvert
Angélisme ? Non réalisme. Ou bien donnez-moi une autre solution !
Que la paix soit sur la terre
Que l’amour règne parmi les hommes
Que la joie soit dans les cœurs
Ceci est notre aspiration et doit guider au plus intime notre pensée et notre action. Mais nous ne pouvons ignorer que le monde et tout être – nous-mêmes – évoluent entre le positif et le négatif, jamais la violence ne sera éradiquée , mais l’observation patiente des transformations silencieuses c’est-à-dire des causes qui produisent la violence manifeste – le mépris, les injustices , la misère – sur des siècles, peut nous donner les outils, l’attitude juste qui permettent d’orienter doucement le réel, de pratiquer une alchimie du réel qui transforme le plomb de la violence en or de la paix et du bonheur. Mais sachons aussi – avec réalisme – que la condition humaine, c’est le risque et la précarité !
Michel Pennetier, 17 janvier 2015