— Par Philipe Vestris —
J’ai du mal à comprendre les gens qui disent qu’on leur a imposé l’image d’un « Schœlcher unique libérateur des esclaves ». C’est comme si ils n’avaient pas ou ils avaient perdu leur propre capacité de jugement. Peut-être « à l’insu de leur plein gré » ainsi que l’aurait prétendument dit un célèbre cycliste.
Voilà mon point de vue (naïf peut-être mais documenté). C’est le point de vue d’un citoyen qui, tout au long de sa vie, a toujours fait l’effort de s’informer pour ne pas être « un jouet sombre au carnaval des autres » :
Je pense que jusqu’au début du XXème siècle, les nègres de ce pays avaient le souvenir de la réalité de 1848 et savaient apprécier distinctement la portée de l’action de Schœlcher d’une part et de la déterminante révolte des 21 et 22 mai d’autre part (et des nombreuses autres qui ont précédé pendant toute la durée de l’esclavage).
Ils savaient, nos aïeux, ce que leurs parents avaient fait et ils mesuraient aussi la portée de l’action de Victor Schœlcher qui, à lui seul, avait réussi à imposer à la commission d’abolition, dont il avait pris la présidence en cours, la proclamation d’un texte accordant non seulement la liberté mais aussi (au moins sur le papier) la pleine citoyenneté, ce qui, nous devons en être conscients, n’aurait pas été automatique à partir de la seule révolte. Pour comprendre, il est possible de comparer avec les USA et les îles voisines, la différence saute aux yeux, la liberté ne donne pas automatiquement accès aux droits civils et civiques, donc à l’égalité. Il faut insister sur le fait que, dès le lendemain de l’abolition, les nouveaux citoyens étaient en droit de s’inscrire sur la liste électorale, d’élire les représentants de leurs choix et se présenter eux-mêmes à toutes les élections locales et nationales (notamment les députés à l’assemblée nationale). Cependant, malgré tout, personne n’est assez naïf pour croire que l’égalité stricte était appliquée dans les colonies après l’abolition et ce n’est pas ce que nous voulons démontrer ici. Rappelons-nous que les forces au pouvoir après l’abolition n’étaient plus les mêmes, et notons que Schœlcher n’était plus aux affaires. L’obligation faite aux nègres de présenter un livret ou un passeport témoigne que la vie de ceux-ci n’était pas idéale. Toutes les révoltes qui ont suivi au 19ème siècle voire au début du 20ème en témoignent également. Même si le quotidien des nègres tendait à se rapprocher de la condition ouvrière européenne, il est clair que le préjugé de couleur a été la plaie des sociétés coloniales au moins jusqu’au milieu du 20ème siècle, c’est un fait indéniable.
Mutations du schœlchérisme et genèse de l’anticolonialisme
Le coup de bluff (ou la mystification) réussi des autorités coloniales de la fin 19ème et du début 20ème siècle à été de récupérer le zèle parfois excessif des supporters politiques de Victor Schœlcher (les Schœlchéristes) et le transformer en un culte au libérateur blanc qui aurait, généreusement par compassion, offert la liberté aux « pov neg » (d’où la statue paternaliste à souhait du palais de justice de Fort-de-France). Hélas, ce nouveau Schœlchérisme a pris d’autant plus facilement que l’on perdait la mémoire des événements de mai 1848 et qu’une nouvelle élite intellectuelle issue de l’école républicaine (doit-on préciser coloniale ?) s’imposait sur la scène politique et sociale. Faut-il rappeler ici que Schœlcher avait voulu favoriser l’instruction des nègres, convaincu qu’il était que l’école permettrait de pallier la soi-disant infériorité intellectuelle du nègre. Quoiqu’il en soit une partie de cette nouvelle élite dans un premier temps a gobé naturellement (dans le même bol que le peu crédible « nos ancêtres les Gaulois ») ce que l’enseignement de l’école coloniale lui a servi généreusement, particulièrement ce mythe du papa blanc libérateur qui n’était pas voulu par Schœlcher. Il est important de noter la période d’érection des ouvrages soutenant l’image du Schœlcher paternaliste (fin du 19ème siècle, début du 20ème donc postérieures au décès de l’intéressé). La nouvelle élite noire et mulâtre aidera à la diffusion du doudouisme paternaliste qu’aucun d’entre nous n’a envie de revendiquer aujourd’hui.
Pour simplifier nous dirons que jusqu’en 1949 la demande d’assimilation était portée par deux courants du schœlchérisme :
– Le premier était l’héritier d’une conception anticolonialiste (égalité par assimilation) datant de la révolution française et dépassée déjà au moment de la concrétisation du souhait assimilationniste en 1949. Concentrés sur la lutte contre l’écrasant préjugé de couleur, qui semblait intimement lié au statut de colonie, ses supporteurs, les communistes et Aimé Césaire se rendront compte assez vite que les identités (créoles, martiniquaises, guadeloupéennes ou antillaises, comme on voudra) seraient très vite happées et amenées à disparaitre, au mieux à subsister en tant que résidus nostalgiques et folkloriques d’une ou de cultures mort-née(s), sans pour cela que la disparition du pré jugé de couleur soit acquise. L’idéologie communiste ou socialiste partageait avec les révolutionnaires de 1794 une certaine générosité universaliste, l’idée d’une fraternité universelle des travailleurs. De cette tendance sont issues des aspirations autonomiste et indépendantistes multiples.
– Le deuxième courant du schœlchérisme, produit de la mystification dont il a été question plus haut, s’est trouvé très vite des affinités avec le gaullisme après la 2ème guerre mondiale car il n’était pas difficile d’idolâtrer dans un même élan d’enthousiasme Schœlcher, Félix Eboué, qui représentait la figure ultime de l’assimilation réussie, et le général de Gaulle, sauveur et libérateur contre les forces nazis racistes. Ce courant a attiré une part importante de l’électorat schœlchériste vers la droite de l’échiquier. On peut noter que les premiers leaders de couleur positionnés à droite en Martinique étaient des anciens du parti communiste.
Le Schœlchérisme originel était donc anticolonialiste à la manière des révolutionnaires de 1794 et de Robespierre (on se souvient de sa longue intervention qui a été résumée pour la postérité en ces mots « périssent les colonies plutôt qu’un principe », envolée reprise presque à l’identique par Victor Schœlcher près de 50 ans plus tard). Il s’agissait du principe de liberté et de celui d’égalité que les révolutionnaires considéraient comme inséparables et éléments essentiels des droits humains. L’idée était d’en finir avec l’arbitraire colonial par l’assimilation des colonies et de leurs populations.
Oui ! je l’affirme en toute conscience et j’entends les ricanements de nombre d’entre ceux qui me liront. C’était de l’anticolonialisme, et les révolutionnaires de 1794, Robespierre puis Schœlcher (qui se réclamait de ce dernier, républicain, montagnard et socialiste) et même Césaire plus tard dans une première phase, tous avaient imaginé (naïvement nous pouvons le dire facilement aujourd’hui) que la fin de l’arbitraire colonial et la réalisation concrète des principes révolutionnaires d’égalité, de liberté et de fraternité résidait dans l’accueil des frères opprimés des anciennes colonies dans le grand ensemble national républicain.
La république, comme la révolution française, était pensée comme universelle par ceux qui la faisaient, même un Toussaint Louverture n’avait pas voulu au départ un Haïti indépendant et raisonnait dans le cadre d’une république universelle libératrice. Mais, chose surprenante et précoce, l’anticolonialisme de Schœlcher va même jusqu’à être capable d’imaginer et écrire à son époque un projet de fédération des iles de la Caraïbe, dépassant par là une pure vision assimillassioniste.
Ce défaut de la pensée révolutionnaire de vouloir intégrer, fusionner, pour émanciper, on le verra très vite, n’a pas fait bon ménage avec le nouveau colonialisme imprégné des idées d’une hiérarchie des races, et d’une mission civilisatrice de l’Europe portées d’abord par Napoléon III et ensuite par les nouveaux républicains, même socialistes, comme Jules Ferry et Ernest Renan. Conquêtes et annexions étaient de nouveau au programme. Dans les nouvelles colonies d’Algérie, d’orient, etc, l’indigénat (dûment codifié) était préféré par la puissance colonisatrice à une citoyenneté de plein droit.
Dans les anciennes colonies, le culte du papa blanc libérateur et de la liberté octroyée « aux gentils nègres » a été encouragé dans ce nouveau terreau racialiste (et raciste) et le nouveau Schœlchérisme s’est épanoui là-dessus. Aimé Césaire, dans ses écrits, fait la différence entre ces deux Schœlchérismes et insiste sur sa complète adhésion au premier et son rejet du deuxième. Il a dénoncé les deux personnages cités plus haut et débaptisé par exemple la rue E. Renan (devenue rue Moreau de Jonès). Il a favorisé l’inauguration de places et l’érection de monuments dédiés à l’insurrection du 22 mai 1848 (Trénelle), aux révoltes d’esclaves, et aux marrons, symboles qui se sont depuis multipliés dans l’ensemble de l’ile.
Aux sources de l’antischœlchérisme
Je l’ai dit plus haut, il existait un antischœlchérisme de l’immédiat après abolition. Féroce, il était le fait des colons blancs pour qui Victor Schœlcher, avec sa volonté de défendre la cause des noirs, était un traître et l’ennemi à abattre. Cet antischœlchérisme qui s’opposait au schœlchérisme réaliste et équilibré du début, s’est accommodé avec le temps avec le schœlchérisme doudouiste et paternaliste qui allait dans le sens des intérêts des colons et de leurs descendants. Victor Schœlcher, par une surprenante opération de mystification, devenait un des leurs.
On pourrait penser que l’antischœlchérisme actuel provient simplement d’une opposition automatique à ce Schœlchérisme assimillassioniste de droite, pourtant il me parait utile de différencier deux tendances dans le jeu d’acteurs auquel nous assistons aujourd’hui.
Très actif, l’antischœlchérisme « noiriste » ou « négriste » dilué dans un panafricanisme globalisant et appauvrissant est plus récent. Il rassemble des éléments pas toujours jeunes, de plus en plus instruits mais de plus en plus coupés de leur histoire et de leur culture et manipulés par tous ces vendeurs de « mémoire prêt à porter » ou « kits mémoriels pour les nuls ». Comme ne le laisse pas supposer leur niveau d’instruction, cette frange a pour argumentaire une série d’affirmations facilement rejetables car fausses mais délibérément assumées, offertes par leurs gourous souvent (mais pas toujours) déguisés en africains ou drapés dans les couleurs rouge vert noir. Mais leur outil de communication principal est le juron, l’insulte, l’invective, le mépris de toute pensée qui diverge de leurs dogmes. Une certaine presse en ligne accompagne ce mouvement avec des arguments de la même veine et du même ton.
Cet antischœlchérisme a pris le dessus sur un autre moins actif, pour ne pas dire dormant, sournois, qui n’osait pas s’affirmer ouvertement. Porté par une élite longtemps motivée par sa propre réussite et par l’ascension sociale ou politique. Cette dernière semble, si l’on en croit les déclarations nombreuses sur les réseaux sociaux, honteuse d’avoir été passive et pardonne volontiers les erreurs et l’absence de culture de ce nouvel activisme. « Ils ont fait ce que nous n’avons pas osé faire » ou paraphrasant Fanon (à tort selon moi) « Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir ». Pourtant, il est aussi faux de dire que ces actions sont l’œuvre de jeunes que de prétendre que les dits jeunes seraient représentatifs de « la jeunesse ou d’une part importante de la société martiniquaise ».
Partant de l’affirmation qu’il n’y a pas de vérité historique, que l’histoire officielle est faite par les vainqueurs, cette tendance s’accommode de quelques (légères ?) retouches et parfois des contre-vérités flagrantes (voire même de mensonges) qui contrebalanceraient les manipulations officielles des colons. Leur opposition fondée au schœlchérisme niais et doudouiste suffit par exemple à conforter le rejet de toute l’œuvre de Victor Schœlcher.
Pour conclure, je dirai qu’il n’est plus l’heure de se taire et de détourner le regard sur la portée véritable des actions d’éclat de ce nouvel activisme. L’histoire ancienne et récente a vu naître et sévir dans le monde de nombreux mouvements avec lesquels cette tendance partage des méthodes et certaines obsessions.
Leurs cibles désignées aujourd’hui sont les Békés, les francs-maçons (ce qui explique leur hostilité à l’égard de Victor Schœlcher à qui ils reprochent aussi finalement d’être blanc), et tous ceux qui ne sont pas d’accord avec eux.
Frantz Fanon et Aimé Césaire doivent se retourner dans leurs tombes.
Philipe Vestris