— Par Christophe Dejours*–
Aucune production, aucune entreprise, aucune organisation, aucune armée ne serait opérationnelle si les travailleurs exécutaient les ordres. Travailler suppose toujours des infractions aux règlements, aux procédures, aux prescriptions.
Réévaluer l’évaluation On évalue un patrimoine, le débit d’un fleuve ou la population d’un territoire : l’évaluation est devenue le signe extérieur de dignité de la démarche scientifique. Par mimétisme ou par vanité on évalue ce qui n’est pas objectif : des intentions (comme les intentions de vote), le stress, voire la dépression, on évalue même l’intelligence ! N’y a-t-il donc pas de limite à l’évaluation ?
Le domaine du travail est lui aussi concerné. Or toute situation de travail se caractérise par l’écart irréductible entre conception, organisation, procédures et prescriptions, d’un côté ; modes opératoires, coups de main, ficelles, « tacit skills » (habiletés tacites), de l’autre. Quelles que soient la nature de la production (de biens ou de servi- ces) et la méthode d’organisation du travail, y compris dans les chaînes de montage lorsque les cycles de travail sont inférieurs à 60 secondes, les travailleurs ne respectent pas les prescriptions. Ils réajustent, ils trichent, ils « bidouillent », ils improvisent, etc.
Pourquoi ? Pour deux raisons principalement. D’abord, pour être efficaces. Le travail à faire ne se présente jamais exactement comme prévu : pièces mal calibrées, machines usées, outils défectueux, contraintes de temps incompatibles avec le contrôle de la qualité, incidents, pannes, etc. Travailler, c’est d’abord compenser tout ce qui n’est pas prévu, ce qui suppose de réajuster et de réinventer constamment les modes opératoires.
Pour épargner l’effort, ensuite, et préserver autant que faire se peut sa santé de l’usure, des douleurs et de la maladie. Si les travailleurs étaient disciplinés, c’est-à-dire s’ils respectaient scrupuleusement les prescriptions, ils feraient ce qu’on appelle la grève du zèle. Aucune production, aucune entreprise, aucune organisation, aucune armée ne serait opérationnelle si les travailleurs exécutaient les ordres. Travailler suppose toujours des infractions aux règlements, aux procédures, aux prescriptions. Une véritable malédiction, car la partie la plus difficile du travail est aussi celle qui risque le plus de faire encourir la sanction. Raison suffisante pour ne pas la révéler.
Travailler, de plus, implique de mobiliser son intelligence dans la mesure où les ajustements à faire ne sont pas prescrits. Face à l’inédit, à l’inattendu, on doit inventer. Pour ce faire, il faut d’abord échouer, recommencer, échouer à nouveau pour s’imprégner, pour acquérir l’intimité avec ce qui résiste. Puis il faut expérimenter, tenter différents aménagements, mémoriser les impasses, repérer les passages possibles. Toute cette acti vite, on ne la déploie que lorsqu’on est à l’abri des regards indiscrets. Il faut bien l’admettre, dans le contexte de la surveillance et du contrôle ordinaires du travail, l’intelligence , se déploie dans une semi-clandestinité. Et pour venir à bout des difficultés techniques, il faut parfois enrager, s’obstiner, en avoir des insomnies, en rêver la nuit.
Ainsi l’intelligence au travail est-elle tout à la fois engagement du corps, sensibilité, souffrance, mobilisation de la volonté, opiniâtreté, implication affective, imagination, activité de penser. Il faut d’abord rencontrer l’échec, éprouver l’impuissance, la déception, la colère car c’est à partir de la souffrance ^ même que l’intelligence se redéploie vers le travail, dans l’espoir de , se dépasser elle-même en découvrant la solution. C’est la souffrance qui guide l’intelligence et qui oriente l’intuition vers la trouvaille.
L’intelligence subjective mobilisée par le technicien efficace est tellement prise dans l’expérience vécue, elle est tellement appropriée par le corps et sa virtuosité, que le sujet lui-même éprouve souvent des difficultés à rendre compte de son activité réelle. Les mots manquent. La connaissance reste à l’état d’expérience et ne s’élabore pas aisément en connaissance symbolisée et transmissible. Bien souvent, il s’avère que ceux qui travaillent sont plus intelligents qu’ils ne le savent eux-mêmes, que leur intelligence est en avance sur la conscience qu’ils en ont.
Si le travail est fait de subjectivité, alors il n’appartient pas au mon- de visible. Comme toute expérience affective (douleur, plaisir, désir, angoisse, amour), la subjectivité s’éprouve mais ne se voit pas. Or il n’y a d’évaluation quantitative et objective que de ce qui appartient au monde visible. Que sont donc les évaluations face à l’inaccessibilité de l’intelligence et de la subjectivité réellement engagées dans le travail ? Il est facile de montrer que n’existe aucune proportionnalité entre ce que l’on quantifie en matière de production de biens ou de services et le travail réel de ceux qui produisent. Par exemple, on compte le nombre de dossiers de chômeurs traité par chaque agent de l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE), sans tenir compte des difficultés très inégales entre dossiers, qu’on ne sait ni prévoir ni évaluer.
Comme il faut bien se préoccuper de notation, l’intelligence au travail consiste à se défausser des dossiers les plus lourds sur les collègues les moins expérimentés. D’où résultent des sentiments d’injustice. On atteint, ici et là, les limites du tolérable, en particulier dans les hôpitaux, la maintenance industrielle, les collèges, où fermente la colère sociale.
Contrairement à ce que l’on admet communément, tout en ce monde n’est pas évaluable. L’évaluation objective du travail dans l’état actuel des connaissances scientifiques est incohérente. Est-ce à dire qu’il faudrait renoncer à évaluer le travail ? Si, vis-à-vis de la subjectivité des travailleurs, on reconnaissait la validité du principe de précaution devenu si célèbre, il faudrait effectivement suspendre les évaluations. Mais ce serait omettre de la discussion que les travailleurs eux-mêmes souhaitent une évaluation sans laquelle aucune justice ne serait possible. Il existe d’autres moyens que les évaluations quantitatives pour forger un jugement équitable sur le travail de chaque travailleur individuellement et des travailleurs en équipe ou en collectif. En particulier la reconnaissance. Mais il s’agit cette fois d’une évaluation qualitative, qui passe par des procédures spécifiques impliquant la référence aux règles de métier. Réhabiliter cette pratique traditionnelle serait un progrès. Sans doute sera-t-elle encore insuffisante en raison de l’apparition des nouveaux métiers dont les règles seront longues à stabiliser. N’en déplaise aux quantificateurs convaincus, l’évaluation est à réévaluer.
*Christophe Dejours est professeur au Conservatoire National des Arts et Métiers
(publié avec l’aimable autorisation de l’auteur)