Recta Linea. Petit traité d’humanité martiniquaise d’Emmanuel de Reynal

« En refermant la porte, il baissa les yeux machinalement et vit une enveloppe coincée sous son pied. C’était une enveloppe blanche de taille moyenne qui ne comportait rien d’autre qu’une inscription écrite à la main : Gabriel. À l’intérieur, une petite carte en bristol et une lettre. Sur la carte, on pouvait lire ceci : Gabriel, cette lettre est la première d’une longue série. Tu aurais dû la recevoir depuis bien longtemps. Pardonne-moi. Ta marraine.
Il n’avait pas le souvenir d’avoir jamais eu de marraine. »

Gabriel commence un matin à trier de vieux souvenirs lorsqu’un bruit étrange derrière la porte attire son attention. Intrigué, il ouvre la porte et découvre une mystérieuse lettre… Dans « Recta Linea », Emmanuel de Reynal nous livre une enquête palpitante au cœur de la vie martiniquaise, rythmée par des découvertes étonnantes au fil des lettres reçues par notre héros. Les secrets de famille se dévoilent… et bien d’autres encore.

L’AUTEUR : Emmanuel de Reynal

Emmanuel de Reynal est un acteur engagé dans la vie économique et sociale de la Martinique. Né en 1965 à Fort-de-France, il fait carrière dans la publicité régionale et participe activement à la vie associative de son île. Il est l’auteur de « Ubuntu, ce que je suis » publié aux éditions l’Harmattan.
AVIS DE L’ÉDITEUR

L’intrigue est très prenante, et le récit d’Emmanuel de Reynal nous entraîne à la suite de Gabriel, qui va de découverte en découverte.
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2021
Les Éditions du Panthéon
12, rue Antoine Bourdelle – 75015 Paris
Tél. 01 43 71 14 72

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À ma femme, Dorothée.

À ma tribu, Jean-Philippe, Marine, Anne-Céline, Guillaume, Clément, Bastien.

À l’avenir, Angèle et Hippolyte.

Aux lecteurs de mes brouillons qui ont fait bouger les lignes, Renaud, Carole, José…

5 heures. Ce matin-là, Gabriel était allongé dans son lit, les yeux grands ouverts sur le plafond. Il gambergeait. Il n’avait pas fermé l’œil de la nuit. Depuis qu’il avait quitté la Ferme de Jade, sa vie s’était déréglée : Emma était partie. Elle lui avait laissé quarante années de souvenirs. Quarante années d’histoires que les objets de la maison réveillaient à chaque instant. Elle lui avait laissé un fils et une fille qu’il ne verrait peut-être plus, ainsi que Léo, son petit-fils. Elle lui avait laissé enfin ses petites certitudes et son vieil amour-propre qui s’épanouissait maintenant dans la solitude. Emma était partie et il n’avait pas su la retenir. Il n’avait même pas tenté de le faire. Quel idiot ! Il se retrouvait seul aujourd’hui entre ses quatre murs, comme dénudé. À 58 ans, il apprenait la tristesse ! Il aurait bien aimé ne jamais faire cette découverte.

Pourquoi avaient-ils eu cette altercation ? Pourquoi avait-il cru bon de répondre à cette provocation ? Pourquoi avait-il quitté la Ferme ? Il aurait dû contrôler ses nerfs ce jour-là. Il aurait dû se taire, ravaler sa fierté et laisser glisser. Il aurait pu alors rester avec Emma, Jade, Raphaël et Léo. Il aurait pu continuer d’accueillir les promeneurs tout en jouissant de la compagnie de ses enfants. Il aurait pu vieillir encore un peu avec sa femme dans l’amour retrouvé de la nature. Lui qui aimait tant vivre au rythme des arbres, loin des tumultes de la ville et des folles cadences numériques. Lui qui aimait tant respirer le parfum des plantes. Oui, Gabriel aimait le bruit des merles et du vent dans les branches, le reflet doré du soleil dans les feuilles, l’odeur humide de la terre, le rire de Léo dans les goyaviers. Il aimait le sourire joyeux des visiteurs qui redevenaient vivants le temps d’un repas ou d’une simple cuiller de miel. Il aimait les dîners en famille qui s’éternisaient bien après la tisane quand venait le chant des grillons. Il aimait les nuits d’étoiles et les matins d’oiseaux. Il aimait la vie à la Ferme. Mais après l’esclandre, il était retourné dans ses vieux murs, dans sa maison d’avant. Seul. Il avait voulu prendre un nouveau virage, tenter autre chose… Quelle erreur ! On n’avance jamais en arrière. Il était revenu chez lui, par orgueil ou par principe. Il ne savait pas vraiment pourquoi, en fait.

Ce jour-là, Gabriel s’était levé avant les premiers rayons du soleil. Il avait décidé de mettre un peu d’ordre dans ses papiers. Il devait commencer par vider les cartons qu’il avait récupérés chez ses parents. Deux grands cartons contenant des lettres, des cahiers et des documents épars, ultimes traces de deux vies qu’il restait à classer. Deux vies mortes désormais. C’est en faisant couler son café que Gabriel entendit un petit bruit de frottement contre la porte d’entrée. Un bruit insolite à cette heure matinale. Il attendit quelques secondes que sa tasse fût remplie, puis il ouvrit la porte.

Dehors, il faisait frais. Personne. Le ciel abandonnait doucement son voile sombre pour accueillir les premières lueurs du jour. On entendait déjà le réveil des merles. Mais rien d’inhabituel. « Un chat, sans doute », se dit-il.

En refermant la porte, il baissa les yeux machinalement et vit une enveloppe coincée sous son pied. C’était une enveloppe blanche de taille moyenne qui ne comportait rien d’autre qu’une inscription écrite à la main : Gabriel. À l’intérieur, une petite carte en bristol et une lettre. Sur la carte, on pouvait lire ceci : Gabriel, cette lettre est la première d’une longue série. Tu aurais dû la recevoir depuis bien longtemps. Pardonne-moi. Ta marraine.

Il n’avait pas le souvenir d’avoir jamais eu de marraine. Il retourna immédiatement dans la cuisine où l’attendait son café, puis il déplia la lettre. C’était un simple feuillet noirci d’une écriture serrée, mais très lisible. Une belle écriture qui laissait penser que son auteur était une personne de qualité.

Lettre numéro 1

Le ventre qui te porte est aussi rond que la terre qui t’accueille. Tu dors encore d’un sommeil profond, si dense qu’il te semble éternel. Tu flottes dans l’apesanteur matricielle, sans peur, sans désir, sans attente. Quelques flux traversent ton être, ainsi que des bruits sourds. Ils allongent tes tissus, renforcent tes os, nourrissent tes organes. Ils préparent ton corps pour le grand jour. Insensiblement.

Tu ne te doutes de rien. Alors, il faut que je te dise.

Oui, il y a quelque chose après. Un ventre bien plus grand dans lequel tu ne seras plus seul et où tu devras faire des choix. Un vaste endroit qui accumule des souvenirs et qui fait des projets. Un nouveau monde peuplé de mémoires comme autant de notes impossibles à accorder. C’est là que tu vas, poussé malgré toi, pour naître, grandir, vieillir et mourir.

Tu verras d’abord une lumière au bout d’un tunnel. Et tu avanceras jusqu’à l’éblouissement. Le cri que tu entendras alors sera le tien. C’est ainsi que tu actionneras le premier commutateur qui te reliera au monde. Ta peau, tes yeux, ton nez, tes oreilles, ta bouche seront autant de nouveaux capteurs que tu devras dompter progressivement. Ils seront tes premiers outils. Tu entendras la douce voix de tes parents, tu verras leur regard tendre, tu aimeras le contact du sein de ta mère et le goût de son lait, tu t’enivreras du parfum de sa peau.

D’autres sons parviendront à tes oreilles : des chants d’oiseaux, des chuchotements d’adultes, des musiques, des bruits de nuit… tes yeux verront d’autres formes, d’autres couleurs : des rideaux flottant sur un ciel bleu, des lumières scintillantes au-dessus du berceau, des ombres en mouvement, des silhouettes étranges. Ta peau frissonnera à la caresse du vent, au frôlement du chat. D’autres odeurs se mélangeront, celles de la mer, de la cuisine, des gens.

Puis tes sens devront t’emmener plus loin… Jusqu’aux limites des origines.

Ce texte bizarre était signé ta marraine. Gabriel resta prostré un long moment sans le lâcher des yeux. Puis il le relut attentivement. Que voulait dire tout ce charabia ? Qui avait bien pu écrire ces lignes ? Qui lui avait transmis ce drôle de message ? À qui était-il destiné ? À lui ? À son enfance ? À un fœtus ? Et pourquoi ? Pourquoi cette lettre lui semblait-elle aussi incongrue qu’étrangement familière ? Pourquoi faisait-elle vibrer en lui une corde enfouie ? Comme si elle voulait réveiller des souvenirs impossibles ? Et qui était cette mystérieuse marraine qui jusque-là n’avait jamais existé ? Qui était cette personne qui tentait de percer son intimité ? Il s’agissait sûrement d’une plaisanterie, ou plutôt d’une erreur. Il replia soigneusement la lettre et la glissa dans son enveloppe, résolu à ne plus y penser.