— Par Selim Lander —
Si d’aucuns continuent à penser que l’islam est une religion comme les autres, on ne peut que leur conseiller, pour s’ouvrir les yeux, d’aller au cinéma. Ils verront – nouveaux saint Thomas – que l’islam est une religion … comme celle des chrétiens du Moyen Âge qui dressaient des bûchers ou ceux de la Renaissance qui s’étripaient entre papistes et réformés. Or nous sommes bien en 2016, pas au Moyen Âge ou à la Renaissance. Aujourd’hui il n’y a guère que les juifs intégristes pour se comporter de manière aussi aberrante, envers leurs femmes en particulier, que les régimes islamistes… Mais les juifs intégristes n’ont pas le pouvoir en Israël : ils ne font régner la terreur qu’au sein d’une communauté restreinte dont les réfractaires peuvent toujours s’échapper. L’islam, lui, est solidement installé dans des royaumes ou des républiques islamistes, ce qui signifie que tous les citoyens des pays en question doivent se plier à des règles moyenâgeuses. Le cinéma[1], comme le roman[2] d’ailleurs, ont suffisamment documenté ces régimes de terreur pour qu’on ne puisse plus, sauf mauvaise foi, continuer à professer qu’il y a de bons et de mauvais musulmans. Il y a bien deux sortes de musulmans, mais le clivage est en réalité celui-ci : il y a, d’un côté, ceux qui ont le pouvoir et qui font régner un régime de terreur et, de l’autre côté, ceux qui ne l’ont pas et qui s’efforcent d’infléchir en leur faveur les règles du pays dans lequel ils se trouvent. Il ne s’agit à première vue que de petites choses : en France, par exemple, des menus hallal dans les cantines scolaires, des heures réservées aux femmes dans les piscines, la reconnaissance de la polygamie par les organismes sociaux, le droit de se présenter voilée à l’université, etc. – mais de petites choses qui font bouger les limites, qui contribuent, étape après étape, à changer l’ambiance dans le pays d’accueil. La Turquie est aujourd’hui exemplaire en ce sens : Atatürk doit faire des bonds dans sa tombe s’il peut voir ce qu’Erdogan est en train de faire de son pays. Religion + corruption, telle est l’équation des régimes islamistes. Si la France était moins entichée du Maroc, elle verrait que Mohammed VI manie exactement les mêmes cartes qu’Erdogan pour s’enrichir personnellement en affermissant son pouvoir.
L’Iran est un pays difficile pour les mollahs au pouvoir. Car il a connu longtemps, sous le Chah en particulier, un régime très occidentalisé, c’est-à-dire – au cas où l’on ne voudrait pas comprendre – un régime de libertés. Certes, LA liberté faisait défaut – le Chah n’aimait pas les opposants – mais du moins bénéficiait-on de ces nombreuses libertés que les mollahs ont en horreur : s’habiller à la mode occidentale, aller au cinéma, voir un film d’Hollywood ou de la Nouvelle Vague, boire de l’alcool dans un bar, passer la soirée dans un dancing, écouter une chanteuse populaire dans un cabaret, etc. Aujourd’hui, dans la République islamique, on n’a toujours pas LA liberté et l’on n’a plus ces « petites » libertés qui, mises bout à bout, peuvent au moins donner l’illusion d’être libre. Cherchez l’erreur !
Plus anciennement, la Perse fut le berceau d’un islam lettré, précieux, tourné vers les plaisirs que chantaient ses poètes. Des poètes qui avouaient sans ambages leur libertinage et qui étaient prisés par les califes abbassides. Un article de la dernière livraison de L’Infini donne quelques extraits de leurs poèmes qui mériteraient immédiatement l’anathème de nos jours. Ceci, par exemple, d’Abu Nuwas, actif au tournant du IXe siècle : « J’ai quitté les filles pour les garçons / Et pour le vin vieux j’ai laissé l’eau claire ». Il y en a d’autres, plus tardifs, comme, au XIIe siècle, Modjir, ou Omar Khayyâm, mathématicien et philosophe, révéré par Baudelaire et partisan du carpe diem : « Bois, tu ne sais pas d’où tu es venu / divertis-toi, tu ne sais pas où tu iras ». Hafiz clôt la série des poètes arabo-persans au XIVe siècle : Goethe s’est reconnu en lui… Le plus remarquable, cependant, reste Rudaki, parce qu’il est encore aujourd’hui considéré en Iran comme le grand poète fondateur, au IXe siècle de la littérature nationale. Tellement éminent que lorsque le régime a célébré, en 2008, son anniversaire, Mahmoud Ahmadinejad a participé en personne aux réjouissances. Il se sera gardé de citer des vers comme ceux-ci :
« C’est le vin qui met au jour la valeur de l’homme / et qui distingue des serfs ceux qui sont nés libres… / que de vertus contenues dans cette liqueur ! »
« Avec les belles à l’œil noir vivons joyeux / Le monde n’est qu’un conte, un souffle qui passe… / Je ne veux plus connaître que ces boucles parfumées / et que les charmes des filles des houris »[3]
No Land’s Song d’Ayat Najafi raconte les tribulations d’une jeune compositeur(se) de musique, Sara Najafi, qui a décidé d’organiser un concert avec des chanteuses « solistes ». Le projet fait scandale. Pourtant il ne s’agit pas de présenter sur une estrade des punkettes aux narines percées et à demi dévêtues, mais juste de laisser chanter sur une scène en présence de spectateurs des femmes jeunes ou moins jeunes, dûment couvertes du hijab de rigueur. Ayat Najafi s’est contenté de filmer les démarches de sa sœur en vue d’aboutir à ce concert : cela ne fait pas moins un film diablement intéressant. Il y a par exemple le mollah « érudit de l’islam » qui explique que la voix de la femme est tolérable en public (au marché, au travail) mais que seul un « homme intime » peut l’entendre chanter, tant la tentation devient forte alors… Encore ce mollah a-t-il accepté d’être filmé, ce qui n’est pas le cas des fonctionnaires du « Ministère de la culture et de la guidance islamique » (sic). On imagine qu’il a été plus facile de les enregistrer sans qu’ils s’en rendent compte et pour nous, spectateurs, cette censure se traduit par un écran noir.
Le concert a finalement eu lieu, en septembre 2013. Sara Najafi est sans doute parvenue à ses fins parce qu’elle a eu l’astuce d’associer aux Iraniennes deux Françaises et une Tunisienne. On peut penser en effet que l’insertion de ces étrangères et de leurs musiciens dans le projet a rendu plus difficile l’interdiction du concert. Encore faut-il ajouter que les censeurs ont exigé et obtenu la présence d’un chanteur homme chargé d’accompagner chaque chanteuse afin de respecter la règle interdisant les chanteuses « solo ». Hypocrisie que tout cela puisque le chanteur ne sera là que pour la forme et se bornera à un très discret accompagnement en sourdine…
Le film est tourné à Téhéran (essentiellement) et à Paris, S. Najafi circulant apparemment sans difficulté entre les deux pays. Elle appartient, d’après ce que l’on devine, à la classe moderniste et aisée de son pays : en Iran comme ailleurs, l’argent arrange bien des choses… Qui a dit que la religion était l’opium du peuple ? De fait, sans remonter aux pontifes romains de la Renaissance qui vivaient dans la débauche la plus abjecte, il est constant que les chefs religieux (ou à défaut leurs proches collaborateurs) ne s’obligent pas à pratiquer ce qu’ils exigent de leurs fidèles : rien n’a changé sous le soleil. Certes, la religion ne saurait être tenue pour responsable de tous les scandales contemporains. Pour s’en tenir à notre malheureux pays, président bling-bling ou président en scooter, dans tous les cas c’est moi d’abord (ou mes proches) et le reste aux autres… s’il en reste. Ce qui est particulier à la religion, celle des musulmans en particulier, puisqu’il n’y a que celle-là qui s’affirme aujourd’hui, c’est le divorce flagrant entre les vertus qu’elle professe et le comportement des zélotes : combien d’ignominies dissimulées sous un manteau de pureté ? Et combien de fidèles malgré eux contraints à vivre dans l’hypocrisie.
On relève ceci, toujours dans la dernier numéro de L’Infini, sous la plume de Khalil el Nour, « un homme dit musulman », comme il se présente lui-même :
« Les islamistes qui se targuent d’être les dépositaires de la supposée Droiture (musulmane) et invitent, enfin, somment les membres de la Oumma à réduire leur être au statut zombiesque, eux, par contre, mentent, ne cessent de mentir et d’imposer leurs ignominieux mensonges par la terreur et les massacres. Ils s’évertuent, au fond, à ce que chacun nie ou scotomise ce qui traverse et secoue son corps : l’amour pour un(e) mécréant(e), par exemple, ou, tout bonnement, pour la musique. Dieu merci, majoritaires sont encore les musulman(e)s à n’être pas dupes de l’odeur de putréfaction que portent ces islamistes »[4]
No Land’s Song est un documentaire qui cache son nom. Même s’il est sans doute quelque peu « scénarisé », il faut le prendre pour ce qu’il est : une dénonciation de la censure (des mœurs, des esprits) telle qu’elle s’exerce en une terre d’islam comme l’Iran et, au-delà, une critique sans partage des méfaits des régimes confondant le politique et le religieux, c’est-à-dire qui s’appuient sur les croyances naïves du peuple pour le contraindre.
À Madiana le 21 juin (fête de la musique !)
PS : Ce même jour était programmé le film tunisien de Leyla Bouzid À peine j’ouvre les yeux qui n’a pas, finalement, pu être projeté. Merci aux organisateurs des RCM de faire savoir quand il pourra l’être. On est avide, en effet, de voir un film venu de Tunisie, ce pays où un régime démocratique laïque s’efforce de perdurer en dépit des menaces provenant des islamistes.
[1] Sur l’Iran, par exemple, Taxi Téhéran ou Une femme iranienne : cf. http://www.madinin-art.net/un-certain-regard-sur-les-films-de-fevrier/. Et, bien sûr, Une séparation. Sur la Turquie, Mustang : cf. http://mondesfrancophones.com/espaces/periples-des-arts/mustang-ou-le-malheur-des-jeunes-filles/
[2] Voir par exemple le roman L’esclave par Michel Herland, ou, plus soft, Soumission de Houellebecq.
[3] Poèmes cités d’après Z. Safâ, Anthologie de la poésiepersane, Paris, Gallimard, 1964 par Christophe Delhers, « Musulman et libertin », L’Infini n° 135, Printemps 2016, p. 54-61.
[4] Khalil el Nour, « Solitude d’un homme dit musulman », L’Infini n° 135, p. 49.