— Par Selim Lander —
Dans une vie de cinéphile, on n’a pas souvent l’occasion de voir un film tel que Fièvres de Hicham Ayouch qui commence par de l’horreur pure et simple dans une « cité » de la banlieue parisienne, s’éclaire progressivement grâce à l’apparition d’un Orphée noir, se dénoue grâce dans une crise cathartique et se termine presque paisiblement par un meurtre… libératoire.
Soit donc Benjamin, un adolescent de 13 ans envoyé à son père, Karim, qui ne le connaissait pas. Karim (Slimane Dazi) est un être meurtri (on ne saura pourquoi que très tardivement), sans volonté, qui s’est réfugié chez ses vieux parents, un couple de musulmans pratiquants habitant dans un « grand ensemble » (à Noisy-le-Sec pour ceux qui connaîtraient). On n’est pas dans la misère, plutôt dans une toute petite bourgeoisie pour ce qui est des grands-parents, le père n’étant par contre qu’un (très triste) prolétaire. À ce propos une parenthèse : s’il y a une bonne chose dans le cinéma, c’est qu’il nous permet de voyager sans bouger de notre fauteuil. Hier, les RCM nous proposaient My Father’s Land qui mettait en scène des sous-prolétaires (ayant l’air) heureux sous le soleil des Bahamas. Aujourd’hui, grâce à ces mêmes RCM, nous nous trouvons immergés dans une banlieue parisienne qui ne peut pousser qu’à la sinistrose.
Mais revenons au film, dont le début est carrément insupportable pour les âmes sensibles, tant le jeune Benjamin (Didier Michon) s’avère littéralement o d i e u x face au père et à des grands-parents complètement impuissants. C’est d’ailleurs là une faiblesse du film : comment des adultes – en particulier le grand-père, musulman à principes – peuvent-ils laisser un gamin leur tenir la dragée aussi haute ? Toujours est-il que Hicham Ayouch nous fait assister à des scènes d’avilissement de ces adultes proprement insoutenables. Le gamin, quant à lui, suit sa route. Il fume, mange ce et comme ça lui convient, provoque un esclandre dans le dépôt où travaille son père, insulte tout le monde, fugue, graffe, se fait tabasser par des voyous qu’il a provoqués (puisqu’il n’a peur de personne), rencontre le poète bucolique auquel il a déjà été fait allusion, le seul auprès duquel il semble trouver un semblant de paix. Inexorable, il fixe sur toutes les personnes qui s’adressent à lui un regard aussi méprisant que haineux.
Autant dire qu’on respire mal pendant toute la première partie, de loin la plus longue, de Fièvres. Après, cela s’arrange. Compte tenu de tout ce qui précède, on ne jurera pas que la crise qui dénoue le drame, en incitant le jeune garçon comme son père de retrouver (ou d’adopter) un comportement à peu près normal est crédible. Peu importe : le spectateur a besoin d’y croire.
Comment c’est filmé ? On a vu mille fois – hélas ! – ces banlieues tristes avec leurs immeubles gris, les adultes désemparés, les voyous qui font semblant de n’avoir peur de rien. Il reste que le personnage de Benjamin est – cinématographiquement parlant – peu banal. Visage ovale, sans aucune impureté, crane rasé, presque dépourvu de cils et de sourcils, le regard fixe, il a dû naître sur une exo-planète avant de revenir par hasard sur une Terre à laquelle il se sent étranger et qui ne peut pas le reconnaître.
Si le film ne frappe pas particulièrement par ses qualités picturales stricto sensu, non plus que par la bande son, il marque par son scénario. On a déjà vu des adolescents (ou pré-adolescents) rebelles au cinéma. Mais pas comme Benjamin (à notre connaissance en tout cas) ! Il fallait oser nous asséner pendant la plus grande partie du film le spectacle de cet enfant qu’on ne peut s’empêcher de trouver proprement diabolique. Mais ce n’est pas la seule audace du film. Si le poète noir à demi-clochardisé et retiré dans une caravane isolée au bord d’un fleuve n’est pas complètement inédit, ses textes ne manquent pas d’originalité. Et que dire de l’oncle de Benjamin, réduit à l’état de légume hagard à la suite d’un accident ? Les personnages de ce genre ne sont pas vraiment l’ordinaire des films qui préfèrent en règle générale ignorer cet aspect-là de la réalité.
On se demande longtemps, en regardant ce film, si la violence insupportable qu’il véhicule a sa place au cinéma. Il est difficile de répondre à une telle question : chaque spectateur ayant là-dessus sa propre opinion. Pour ce qui nous concerne, nous dirons simplement que nous fûmes subjugué par la manière dont le réalisateur a su produire une esthétique de la violence (encore une fois, aussi insupportable soit-elle). Face à un film tel que Fièvres, les fabricants de films d’horreur peuvent aller se rhabiller !
À l’Atrium, le 20 juin 2016.