Carré 35 et Corniche Kennedy, deux films qui sans jamais toucher au fantastique ressortissent néanmoins de l’étrange.
Carré 35 d’Eric Caravaca, qui est présenté comme un documentaire, est en réalité un récit intimiste au cours duquel le réalisateur, hors champ, fait part de ses états d’âme ou interroge ses parents. Il a appris tardivement qu’il y avait eu un premier enfant avant lui et son frère, avant que la famille n’émigre en France, une sœur nommée Catherine, morte à l’âge de trois ans de la maladie bleue (malformation cardiaque qui entraîne le décès par asphyxie). Cette maladie étant fréquente chez les enfants trisomiques, il interroge là-dessus sa mère : en vain. Par ailleurs ses parents vivaient à Casablanca quand ils se sont mariés, là justement où Catherine est morte et où elle est enterrée. Cependant le narrateur découvre que ses parents étaient absents de Casablanca au moment de la mort de Catherine. Et il ne reste a priori aucune photo de la petite fille. Lorsque le narrateur se rend sur la tombe de sa sœur, au carré 35 du cimetière des Français, la photo a là aussi disparu de la pierre supportant la croix. Tout cela crée une situation pour le moins étrange, on le voit.
Dans une histoire comme celle-là tout est dans la manière de la raconter. E. Caravaca en fait un récit très émouvant. Cela tient à la fois à la voix du narrateur, au comportement de fuite de la mère qui, cinquante ans plus tard, s’enferme toujours dans une attitude de dénégation, aux vieux films en super 8 qui montrent les parents avant et pendant leur mariage, à des images empruntées ailleurs (film de propagande nazi en faveur de l’euthanasie des enfants nés anormaux, images des catacombes romaines), aux vues de paysage urbains ou de mer qui servent de transition entre les séquences, à la musique qui les accompagne.
Face aux films de ce genre, le spectateur est conduit inévitablement à se demander quelles sont les parts respectives de la vérité et de la fiction. Dans ce cas, la fin est particulièrement troublante. Revenant dans la maison, au Maroc, où sa sœur est morte, le narrateur tombe – comme par hasard – sur une ancienne domestique de ses parents qui habite désormais la maison et qui possède encore, un demi-siècle après l’exil de la famille vers la France, des photos abandonnées là (comme par hasard) parmi lesquelles certaines photos de la petite fille. Une petite fille effectivement trisomique, loin des dénégations de la maman sur ce point.
En dépit de cette fin maladroite, ce film quelque peu hypnotique aura posé (implicitement) les bonnes questions sur le comportement qu’il convient d’adopter envers les « anormaux » ou plus généralement face aux secrets de famille.
Corniche Kennedy de Dominique Cabrera. La réalisatrice a eu l’idée de ce film en repérant une petite bande de jeunes des quartiers qui s’amusent à sauter ou à plonger dans la mer depuis la route en corniche qui fait l’un des charmes de Marseille. L’étrange, ici, tient principalement au contraste entre les garçons et filles de la bande et, Suzanne, la jeune bourgeoise qui les observe depuis le balcon d’un bel appartement et qui finira par se joindre à eux. Le film a fait l’objet d’un fort battage médiatique à sa sortie en Métropole, sans doute parce qu’il est un hymne à une France black-blanc-beur dans laquelle des personnes de toutes origines, y compris sociales, peuvent se rencontrer, se comprendre, s’aimer…
De fait, Dominique Cabrera rend crédible cette partie de son scénario grâce à de jeunes comédiens amateurs capables sans trop de maladresse de reproduire devant la caméra leur rôle dans la vraie vie. L’histoire d’amour de Suzanne (Lola Creton, pour sa part comédienne professionnelle) et de deux garçons, le blond Mehdi et le brun Marco, au centre du film, est particulièrement bien rendue. L’attirance est tempérée par la timidité de la fille comme des garçons, tant l’histoire qui s’amorce est contraire à ce qu’ils ont pu vivre jusque là. La sensualité s’affiche davantage dans les corps en maillots de bain, dans le contact de la peau avec l’eau de mer que dans les gestes de tendresse qui restent furtifs. Mehdi et Marco sont amis ; ils font en sorte que leur amour pour la même fille ne détruise pas leur amitié. Et Suzanne, en refusant de choisir, contribue au maintien de la paix, ce qui n’empêche pas les regards inquiets de celui des garçons qui se retrouve temporairement en tiers dans le trio.
D. Cabrera n’a pas cru possible de faire un film avec cette seule histoire, si bien qu’il vire soudain dans le polar : trafic de drogue, filatures et règlements de compte. Les bandits sont des blancs patibulaires, la capitaine de gendarmerie est incarnée par Aïssa Maïga, comédienne noire au joli minois, mais peu crédible dans ce rôle, l’intrigue tient avec des bouts de ficelle, on a du mal à se passionner pour des scènes qui font les délices des séries télévisées marseillaises. C’est dommage mais ça n’annule pas complètement le charme de l’aventure sentimentale pleine de fraîcheur, vécue par Suzanne, Mehdi et Marco.