Hong Sang Soo : La Vierge mise à nu par ses prétendants
Plus de deux heures d’horloge avant que la vierge ne consente à renoncer à son pucelage ! Dans la vraie vie, ça ne serait pas bien long, et même pas long du tout. On dirait d’une qui exigerait si peu avant de succomber qu’elle est une fille facile. Cependant, au cinéma, le temps est arbitraire. Un film de deux heures peut raconter minute par minute une action qui prend précisément 120 minutes. Il peut aussi bien raconter – condenser en l’occurrence – une histoire qui s’étire sur plusieurs siècles. Dans le film d’Hong Sang Soo (HSS), la vierge effarouchée dit non pendant des jours et des semaines et même des mois avant de se décider. Entretemps, elle aura néanmoins couché, ou plutôt nous l’aurons aperçue couchée dans le même lit qu’un homme, sans qu’elle veuille ailler au-delà d’un flirt dont on ne dira pas qu’il était aussi frustrant pour elle que pour lui, même s’il le fut, sans nul doute, pour le mâle considéré. Un mâle ou plutôt trois : en dehors de son patron cinéaste et d’un riche ami d’y-celui, mécène pressenti pour un prochain film « cannisable », le frère de la donzelle – quelque peu arriéré – entend bien profiter, lui aussi, des charmes de la donzelle, laquelle lui consent d’ailleurs également certaine faveur d’ordre sexuel destinée à le calmer.
Passons sur les péripéties : non sans mal, non sans cris de douleur, elle succombera in fine. Au cinéma, « en tout cas » – comme dirait un ami et confrère en critique – l’histoire n’est pas nécessairement ce qui importe le plus. Qu’on se souvienne, par exemple, de L’Année dernière à Marienbad. Un film peut devenir anthologique sans raconter quoi que ce soit, ou quoi que ce soit d’intelligible. En art, on le sait, la forme importe autant que le fond. En d’autres termes, une forme éblouissante peut suppléer l’absence de fond. Pour en revenir à Marienbad, l’absence de toute action intelligible était supplée non seulement par les images mais encore par le texte (signé Robbe-Grillet). On n’en dira pas autant de cette Vierge dont les dialogues sont, comme toujours chez cet auteur, remarquables par leur indigence. Ces personnages n’ont rien à dire, en dehors des banalités les plus plates. Les hommes surtout, bafouilleurs professionnels et pas seulement quand ils ont absorbé trop de cet alcool coréen à base de patates douces, le soju, qui coule abondamment dans les films de HSS. Les femmes savent davantage ce qu’elles veulent et, de surcroît, sont capables de l’exprimer clairement. A quoi tient l’anthropogynie de HSS ? Je n’en sais rien mais je constate que, de film en film, ses personnages masculins sont des pantins invertébrés à côté desquels les personnages féminins, pourtant plutôt frustes eux aussi, semblent des merveilles de lucidité et de volonté. Dit autrement (et approximativement) ils seraient, selon les catégories de Nietzsche, apolliniens et elles dionysiaques.
Pour dialoguer, il faut être deux. Les femmes de HSS pourraient peut-être soutenir une conversation intelligente mais, face aux hommes qu’il leur présente, elles sont elles aussi réduites a quia. Il ne faut donc pas compter sur les dialogues pour retenir l’attention du spectateur. Par contre, et ceci est particulièrement vrai pour le spectateur occidental qui a tout à découvrir, HSS s’y entend pour filmer une Corée infiniment exotique à nos yeux, pas du tout celle, hypermoderne, présentée habituellement (voir l’article de R. Sabra sur Turning Gate).
Il y a encore un autre élément dans la fascination exercée par les films de HSS : À force de nous montrer des hommes et des femmes attablés devant de copieuses portions, occupés à manger et à boire le fameux soju sans prononcer la moindre phrase un peu intelligente, il nous oblige à regarder en face notre condition animale. J’ai eu récemment entre les mains un texte pour le théâtre, une pièce à jouer par des adolescents. L’auteur imagine une société située ailleurs dans le temps ou dans l’espace, dans laquelle les femmes ont pris le pouvoir et maintiennent les hommes en esclavage en leur refusant toute instruction : disposant d’un vocabulaire limité à quelques mots seulement, ils ne peuvent exprimer que les idées les plus sommaires, les besoins les plus élémentaires, à commencer, bien sûr, par ce que, faute d’un autre mot, ils appellent la « bouffe ». Les films de HSS laissent une impression semblable. Paradoxalement, alors qu’il met en scène des intellectuels (comédiens, écrivains, professeurs,…), il leur interdit tout propos sophistiqué, si bien que la comparaison avec Rohmer paraît finalement assez surfaite. S’il y a certes quelque chose qui peut ressembler à du marivaudage amoureux, c’est à un degré proche de zéro.
Cela peut finir par lasser, aussi préférè-je, personnellement, ses opus les plus brefs (comme Hill of Freedom – voir l’article de R. Sabra). La Vierge s’étire sur plus de deux heures d’horloge… Cela étant, il déploie dans tous ses films – ceux que j’ai pu voir jusqu’ici – un art certain du montage et cette façon qu’il a de présenter plusieurs fois la même scène à quelques variantes près, tous procédés lui permettant de maintenir l’intérêt du cinéphile.