— Par Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue —
La créolistique, « Partie de la linguistique qui étudie les créoles » (Le Larousse), s’est enrichie en 2021 d’une nouvelle revue universitaire, Kréolistika. Paru en mars 2022 aux Éditions Scitep, en France, le deuxième numéro de cette revue a été coordonné par le linguiste haïtien Renauld Govain. Il a pour thème « Rationalités et imaginaires créoles / Pratique, expression et usage », et le présent article en fait une présentation générale précédée d’une brève cartographie des revues antérieures ou actuelles de la créolistique. Dans le champ des études scientifiques ciblant les créoles de souche lexicale française (Haïti, la Martinique, la Guadeloupe, La Guyane, Sainte-Lucie, La Dominique, Les Seychelles, La Réunion, l’Île Maurice), la créolistique bénéficie depuis nombre d’années de multiples éclairages analytiques consignés dans plusieurs revues pionnières, notamment la prestigieuse revue Études créoles. Créée en 1978 par le Comité international des études créoles dont Haïti fait partie et par l’Association pour la promotion et le développement des études portant sur les créoles, Études créoles, également accessible depuis quelques années sur le Web, est une revue interdisciplinaire éditée par le Laboratoire parole et langage, une unité mixte de recherche rattachée au CNRS et à l’Université d’Aix-Marseille. Elle publie chaque année des analyses des langues créoles et de l’histoire, de l’anthropologie, des littératures et des cultures des mondes créoles des aires américaine, indiaocéanique et pacifique et elle demeure ouverte à d’autres langues créoles. La livraison d’octobre 2010 d’Études créoles a été réalisée sous la direction du linguiste-créoliste Robert Chaudenson pour rendre hommage aux nombreuses victimes universitaires du séisme du 12 janvier 2010 (les établissements les plus touchés ayant été l’École normale supérieure et la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti). Parmi les nombreux articles de référence publiés par la revue Études créoles, il y a lieu de mentionner celui de Pierre Vernet, « La reforme éducative en Haïti / Philosophie, objectifs, stratégies et contenus » (7/1-2, 1984) ; pour la graphie du créole celui d’Albert Valdman, « L’orthographe du créole haïtien : au-delà de l’alphabet » paru en 1999 (vol. XXII, n° 1). Études créoles a également publié « La créolisation : à chacun sa vérité », une livraison coordonnée par Albert Valdman (vol. XXV, no 2, 2002). La linguiste Marie-Christine Hazaël-Massieux a fait un compte-rendu de cet article dans « Théories de la genèse ou histoire des créoles : l’exemple du développement des créoles de la Caraïbe » paru dans La Linguistique (2005/1, vol.41).
La revue Études créoles est placée sous la responsabilité d’un comité scientifique dirigé aujourd’hui par Georges Daniel Véronique. Professeur de linguistique à l’Université d’Aix-Marseille, sociodidacticien de renommée internationale, Georges Daniel Véronique est depuis 2012 président du Comité international des études créoles (CIEC) –fondé à l’initiative du linguiste-créoliste Robert Chaudenson–, et de l’Association pour la promotion et la diffusion des études créoles (APRODEC). Ses travaux portent sur les langues en contact, l’acquisition des langues étrangères, les créoles français et la didactique des langues. Parmi ses nombreux articles scientifiques figurent « Les enseignements de John J. Gumperz pour la sociolinguistique des langues créoles », (revue Langages et société, 2014), « Interlangues françaises et créoles français » (Revue française de linguistique appliquée, 2005), « Émergence des langues créoles et rapports de domination dans les situations créolophones » (revue In Situ, 2013), « Les langues créoles dans la République française : entre démarcation et revendication » (Carnets de l’Atelier de sociolinguistique, 2020), et « Créole, créoles français et théories de la créolisation » (revue L’information grammaticale 2000 / 85 (1). Georges Daniel Véronique est l’auteur d’une ample archéologie des créoles de souche lexicale française, une étude rigoureuse et fort bien documentée, « Créolisation et créoles », parue dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (coordonné et co-écrit par Robert Berrouët-Oriol, Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, mai 2021). Cet ouvrage de référence a fait l’objet d’un remarquable compte-rendu de lecture sous la plume du sociolinguiste et sociodidacticien Philippe Blanchet dans les Cahiers internationaux de sociolinguistique 2021/2 (n° 19).
Créé en 1975 à l’initiative d’un tout nouveau groupe de recherches, le GEREC (Groupe d’études et de recherches en espace créolophone) dont le linguiste martiniquais Jean Bernabé fut le fondateur au sein de l’UER des Lettres et sciences humaines à l’Université des Antilles et de la Guyane, la revue Espace créole a non seulement participé à la découverte par les Universités françaises et francophones de l’objet créole, mais encore a marqué de son empreinte ce qu’il est convenu d’appeler la linguistique native et donc, en l’espèce, la créolistique native. Coordonnateur de la revue et responsable des publications du GEREC, le lexicographe et romancier Raphaël Confiant expose que la revue Espace créole est née d’une démarche pluridisciplinaire appliquée à explorer, inventorier, déchiffrer autant qu’à codifier, valoriser et promouvoir, mais également attentive à suivre un rythme, garder une mesure, maintenir une stratégie qui lui soient propres. Espace créole est, chronologiquement, la première revue scientifique à avoir affirmé l’existence d’une créolistique d’expression francophone. Publié en avril 1977 le numéro 9 d’Espace créole rassemble des articles portant sur la « Politique linguistique et didactique des langues ». Cette livraison comprend des études relatives à l’aménagement linguistique au Brésil et elle consigne une bibliographie fort éclairante comprenant, entre autres, les titres suivants : Edward Batley et alii : « Les politiques linguistiques dans le monde pour le 21ème siècle » – Rapport pour l’UNESCO, 1993, Paris, FIPLV ; Louis-Jean Calvet : « Les politiques linguistiques », Paris, PUF, 1996 ; Claude Olivieri : « Politique et didactique des langues », paru dans Les Cahiers de l’ASDIFLE n° 7, Paris, ASDIFLE, 1996 ; Gérard Vigner : « Politiques linguistiques, contraintes scolaires et actions de projet », revue Études de linguistique appliquée, n° 103, Paris, Didier Érudition, 1996. Le GEREC a également publié deux autres revues, Mofwaz, pour la didactique des langues et cultures créoles, et Textes-Études-Documents (TED) pour l’étude de la littérature francophone antillaise et guyanaise. C’est dans le cadre des travaux du GEREC, auxquels a participé quelques fois le Centre de linguistique appliquée (qui deviendra plus tard la Faculté de linguistique appliquée), qu’a été élaborée à partir de 1974 la graphie du créole ayant cours de nos jours en Martinique et en Guadeloupe (voir le livre « La graphie créole » du linguiste Jean Bernabé, Éditions Ibis Rouge, 2001).
Le GEREC-F et les Presses universitaires créoles (PUC) ont à leur actif plusieurs publications en lien avec Haïti et la graphie du créole aux Petites Antilles :
–Jean Bernabé : « Propositions pour un code orthographique intégré des créoles à base lexicale français », éd. GEREC / Centre Universitaire Antilles – Guyane, n°1, 1976.
–Pierre Vernet : « Alphabétisation en Haïti: aspect linguistique », éd. GEREC / Centre universitaire Antilles-Guyane / Éditions caribéennes, n°4, 1979-1980.
–Pierre Vernet : « L’enseignement du français en milieu créolophone haïtien: quelques aspects sociolinguistiques et méthodologiques », Créole et éducation, éd. GEREC / LACITO / L’Harmattan, n°7, 1990.
–Pradel Pompilus : « L’évolution de statut juridique et social du créole haïtien et ses conséquences pour la langue des bilingues nationaux » ; Français-créole, créole-français (études présentées par Robert DAMOISEAU et Pierre PINALIE), éd. PUC / GEREC / L’Harmattan), n°8, 1994.
La revue Rechèch etid kreyòl, dont le premier numéro est consacré à la graphie du créole, est parue en octobre 2022 et elle est l’une des deux plus jeunes revues de la créolistique. Elle s’élabore dans un cadre institutionnel, le « Laboratwa lang, sosyete, edikasyon (LangSE) de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti et elle est éditée par JEBCA Edisyon. Dotée d’un comité scientifique, cette revue universitaire a introduit une innovation majeure dans le champ de la créolistique : elle est publiée en créole haïtien. Cette politique éditoriale –qui marque un tournant de premier plan dans l’élaboration en créole d’articles scientifiques traitant du créole–, est formulée comme suit : « Rechèch etid kreyòl ap pèmèt rechèch ki te fèt oubyen ki ap fèt sou lang kreyòl kapab pibliye an kreyòl. Epitou, moun ki enterese nan lanng kreyòl kapab jwenn bon jan zouti akademik pou apwofondi konesans yo nan lanng kreyòl la menm ». L’orientation éditoriale de la revue Rechèch etid kreyòl répond certainement à la nécessité de produire en créole une réflexion académique multifacettes sur la langue créole elle-même là où la créolistique jusqu’à présent avait élaboré sa production scientifique principalement en français et en anglais. Cette orientation éditoriale comporte en amont des exigences et de grands défis : (1) il faut outiller en créole un discours savant sur le créole –étape de la didactisation de ce discours–; (2) sur le plan lexical et terminologique il faut dénommer en créole les notions et les concepts produits dans une autre langue –étape de la constitution d’un vocabulaire créole dédié où l’on peut au besoin recourir aux emprunts et/ou à la création de néologismes créoles. Les exigences et les grands défis d’une telle orientation éditoriale sont d’autant plus élevés que la lexicographie haïtienne n’a pas encore élaboré un dictionnaire unilingue créole conforme aux normes de la lexicographie professionnelle ni produit des vocabulaires sectoriels scientifiques et techniques en créole. Il faut prendre toute la mesure que cette orientation éditoriale majeure de la revue Rechèch etid kreyòl aura sur le moyen et le long terme des effets dans les domaines clés de la traduction créole, de la didactique créole et de l’élaboration de manuels scolaires de qualité en créole. Sur le plan cognitif –celui du processus de l’apprentissage et de la diffusion des connaissances et qui comprend aussi le développement du langage–, la revue Rechèch etid kreyòl sera d’un apport de premier plan : elle contribuera à l’émergence et à la consolidation, chez les enseignants-chercheurs, d’une démarche analytique qui se pense et s’exprime en premier lieu en créole. Elle contribuera ainsi au développement des habilités cognitives en créole, et cela aura des effets sur le long terme sur l’ensemble des processus d’apprentissage scolaire en langue maternelle créole.
Le linguiste haïtien Renauld Govain est le directeur de publication de la revue Rechèch etid kreyòl et son comité scientifique comprend les enseignants-chercheurs suivants (par ordre alphabétique) : « BELAISE Max, mèt konferans, Université des Antilles (Matinik) ; CARPOORAN Arnaud, Pwofesè, Université de Maurice (Moris) ; CASIMIR Jean, pwofesè, Inivèsite Leta Ayiti ; CHARLES Carter, pwofesè asistan vizitè, Brigham Young University (Etazini) ; CHOPPY Penda, pwofesè, Université des Seychelles (Sechèl) ; CLORMÉUS Lewis Ampidou, pwofesè, Inivèsite Leta Ayiti ; DALEAU-GAUVIN Laurence, Université de La Réunion ; DAMUS Obrillant, pwofesè, Inivèsite Leta Ayiti ;
FACTHUM-SAINTON Juliette, mèt konferans onorè nan Université des Antilles (Gwadloup) ; GLAUDE Herby, pwofesè, Inivèsite Leta Ayiti ; GOVAIN Renauld, pwofesè, Inivèsite Leta Ayiti ;HOAREAU Marie-Reine, manm Komite nasyonal lalang kreol seselwa ;
NOËL Alfred G., pwofesè, University of Massachusetts (Etazini) ; REGULUS Samuel, pwofesè, Inivèsite Leta Ayiti ; SAINT-FORT Hugues, pwofesè retrete, City University of New York (CUNY) ».
Le premier numéro de la revue Rechèch etid kreyòl (vol. 1, oktòb 2022) comprend 9 chapitres, tous rédigés en créole à l’exception d’un texte écrit en français et d’un autre paru en anglais. Il rassemble des contributions sur le thème « Òtograf kreyòl : istwa, evolisyon, kesyònman / Fokis sou kreyòl ayisyen an ». Cette livraison consigne entre autres un article du linguiste Renauld Govain intitulé « Adaptasyon grafi kreyòl ayisyen an e chanjman non lanng nan an « ayisyen » : yon vrè ak yon fo pwoblèm ». Le deuxième numéro de Rechèch etid kreyòl, consacré à la thématique « Kreyòl, edikasyon ak devlopman », paraîtra en septembre 2023.
Nouvelle venue dans le champ de la créolistique, la revue Kréolistika a consacré son premier numéro, paru en mars 2021 chez l’éditeur Scitep et coordonné par Max Belaise, à l’« Enseignement du créole dans la Caraïbe et l’océan Indien : état des lieux ». Le romancier et lexicographe Raphaël Confiant présente comme suit la revue Kréolistika : « Il était donc nécessaire de redonner à la créolistique (ou « Études créoles ») un nouvel espace, un espace dans lequel elle pourrait exprimer ses multiples facettes lesquelles ne se réduisent aucunement à la linguistique et à la sociolinguistique, mais aussi à l’analyse littéraire, la traductologie, la didactique des langues, l’anthropologie, la psychologie etc. Cet espace est la toute nouvelle revue « Kréolistika » dont le n° 1 vient de sortir chez Scitep-Éditions. Elle a pour directeur de publication Raphaël Confiant, professeur émérite à l’Université des Antilles et pour rédacteur en chef, Max Belaise, maître de conférences au sein du même établissement. Son comité de rédaction international est multilingue et est composé de : Jo-Anne Ferreira (Université des West-Indies), Renauld Govain (Université d’État d’Haïti), Corinne Mencé-Caster (Université de la Sorbonne), Olga Helbongo (Université Laval, Québec), Penda Choppy (Université des Seychelles) etc… » (Raphaël Confiant : « Revue « kreolistika » : un nouveau départ pour la créolistique à l’Université des Antilles », Montray kreyòl, 6 mai 2021.) La revue Kréolistika est publiée par le CRILLASH (Centre de recherches interculturelles en lettres, langues, arts et sciences humaines, Université des Antilles, Pôle Martinique). En termes de coopération régionale Sud-Sud, il est utile de rappeler que le Pôle Martinique de l’Université des Antilles est un important partenaire d’Haïti : il assure la formation depuis plusieurs années des étudiants haïtiens boursiers inscrits à des spécialisations de deuxième cycle en linguistique et en didactique des langues seconde et étrangère. Dès ses débuts, le programme de spécialisation des étudiants haïtiens boursiers en Martinique a reçu un fort appui de Jean Bernabé, agrégé de grammaire et auteur en 1982 d’une thèse de doctorat d’État en linguistique sur le créole antillais intitulée « Fondal natal : grammaire basilectale approchée des créoles guadeloupéen et martiniquais » publiée chez l’Harmattan en 1983. Il en est de même du romancier Raphaël Confiant, auteur d’une œuvre littéraire ample et diversifiée, ainsi que du « Dictionnaire créole martiniquais-francais (Éditions Ibis rouge, 2007), et du remarquable « Dictionnaire des néologismes créoles » (tome 1, Éditions Ibis rouge, 2000 [2001, 2004]). Ce dictionnaire des néologismes créoles regroupe plus de 2 000 néologismes et il est accessible au format papier et en ligne sur le site Kapès kreyòl. Il n’a pas encore son pendant en lexicographie haïtienne alors même que celle-ci a inauguré ses travaux en 1958, il y a donc 65 ans, avec Pradel Pompilus auteur entre autres de l’œuvre pionnière « Lexique créole-français » (thèse complémentaire, Éditions de l’Université de Paris, 1958).
Le deuxième numéro de la revue Kréolistika, paru en mars 2022, s’étend sur 285 pages et a pour thème « Rationalités et imaginaires créoles / Pratique, expression et usage ». Il a été coordonné par le linguiste haïtien Renauld Govain, Doyen de la Faculté de linguistique appliquée de l’Université d’État d’Haïti.
La quatrième de couverture de Kréolistika consigne une excellente présentation de ce deuxième numéro : « L’idiome créole, des siècles durant, a répondu parfaitement aux besoins communicatifs de « la société de Plantation » dans laquelle les spéculations intellectuelles n’avaient pas leur place. Bien avant l’avènement de l’écriture, la Technologie fut longtemps un élément de survie pour tous les peuples de la terre. Mais le jour où elle s’est arrimée à la science, changement qui s’est opéré au cours du XIXe siècle essentiellement en Europe, puis en Amérique du Nord, la technologie, de populaire, est devenue savante, jusqu’à disparaître derrière les nécessités de la Science et la complexité de son expression. Or il n’y a pas de Science sans écriture. Longtemps perçue comme la langue de l’émotion, le créole ne pouvait prétendre servir à résoudre des équations, voire à traiter, véhiculer et transmettre des notions scientifiques. Passé au crible d’un raisonnement rigoureux ce préjugé, si tenace soit-il, laisse la place au constat d’une langue bien structurée et tout à fait apte à la fonction éducative et à la résolution d’équations mathématiques et logiques. En abordant la question sous l’angle de l’éducation, de la grammaire, de l’apprentissage des langues vivantes étrangères, de la danse, pédagogues, linguistes, anthropologues et écrivains interrogent, pour la mettre en évidence, la rationalité de la culture créole. À la manière du jardin créole, exemple-type de création d’apparence chaotique, qui n’en fascine pas moins les scientifiques par la rationalité qui sous-tend la gestion de ses cultures ».
Le deuxième numéro de la revue Kréolistika passe au crible d’un raisonnement rigoureux un préjugé tenace, celui qui veut que le créole soit inapte à la fonction éducative, incapable de servir, traiter, véhiculer et transmettre des notions scientifiques. La démarche analytique des auteurs s’articule en 2 parties et 12 chapitres (dont un en créole et un autre en anglais), précédés de la « Préface » de Raphaël Confiant, « Les langues créoles face à la science », suivie de l’« Introduction générale » de Renauld Govain. Max Belaise est l’auteur de l’article conclusif « La puissance de l’imaginaire du sujet créole au service de la rationalité d’un agir collectif », qui est immédiatement suivi de la « Postface » d’Isabelle Hidair-Krivsky, « Rationalités et imaginaires religieux en créolité amazonienne ».
Cette nouvelle livraison de la revue Kréolistika rassemble des études de qualité portant, par exemple, sur « Le paradoxe de l’enseignement du Kreol Seselwa [créole des Seychelles] dans le secondaire », par Aneesa Val, et « Didactique des sciences : apprentissage des sciences et langue créole sont-ils incompatibles ? », par Nathalie Michalon et Max Belaise.
De surcroît, le deuxième numéro de la revue Kréolistika consigne les contributions de 6 auteurs haïtiens, ce qui témoigne de la vitalité et de l’amplitude de la recherche scientifique haïtienne dans le domaine spécialisé de la créolistique.
L’« Introduction générale » de Renauld Govain, « Les créoles entre rationalités et imaginaires » (p. 21 à 36), situe la revue Kréolistika dans le prolongement des revues précédentes consacrées à l’étude des créoles, Études créoles et Espace créole. L’auteur présente et éclaire chacune des contributions des 12 chapitres et note, en lien avec le thème du deuxième numéro et de manière fort pertinente, que « Govain (2021) a montré que la question de l’indisponibilité des concepts dans les créoles est un vrai faux problème dans la mesure où ceux-ci sont des éléments transversaux qui peuvent passer d’une langue à une autre avec, évidemment, une adaptation au système phonologique de la langue prêteuse lorsque cela est nécessaire ».
En plus de l’« Introduction générale » de Renauld Govain, les contributions des 6 auteurs haïtiens ont pour titre :
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« Pour l’inculturation de l’éducation haïtienne », par Renauld Govain et Guerlande Bien-Aimé.
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« Éléments pour une standardisation de la langue créole haïtienne », par Hugues Saint-Fort.
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« Retansyon e transmisyon kreyòl ayisyen nan kominote ayisyen Chicago a », par Johnny Laforêt.
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« Pour une étude sémantique des phrasèmes en créole haïtien : le cas de « al nan va », par Moles Paul et Francklyn Dorcé.
Chacun de ces articles mériterait un compte-rendu de lecture détaillé, mais ce n’est pas l’objet du présent article qui consiste –tout en tenant compte des contraintes rédactionnelles d’un format d’article grand public–, à proposer une présentation générale du deuxième numéro de la revue Kréolistika.
Le lecteur pourra ainsi apprécier, entre autres, l’article de Hugues Saint-Fort, « Éléments pour une standardisation de la langue créole haïtienne » (pages 57 à 70), qui ratisse large et analyse en profondeur la problématique de la standardisation du créole selon un appareillage conceptuel approprié. L’auteur aborde également et avec pertinence plusieurs avenues auparavant explorées par le linguiste-créoliste Albert Valdman dans deux études, « Le cycle vital créole et la standardisation du créole haïtien » (revue Études créoles, vol. X no 2, 1987) ainsi que « Vers la standardisation du créole haïtien » (Revue française de linguistique appliquée, vol. X, 2005/1). Hugues Saint-Fort expose comme suit sa démarche analytique : « Cet article explore les problématiques de la standardisation et de l’établissement d’une variété standard de la langue créole haïtienne. Il montre le caractère dans une certaine mesure inévitable de la standardisation dans la plupart des sociétés humaines modernes, les conditions qui ont favorisé l’émergence de cette nécessité dans la société haïtienne actuelle et les principales difficultés auxquelles font face les instances concernées, comme l’État haïtien, l’institution scolaire… L’article rappelle que la notion de standard doit être maniée avec précaution dans la mesure où, même si on tend à la considérer comme la forme par excellence de la langue, elle doit être comprise avant tout comme une construction sociale. Elle ne représente pas la forme naturelle de la langue qui est acquise et parlée sans difficulté dans toutes les cociétés humaines connues. Dans une société haïtienne traversée tout au long de son histoire par des conflits importants de classe et de race, le processus de standardisation est défini comme l’ensemble des opérations recherchant l’adéquation entre les structures et ressources d’une langue et les besoins de ses usagers dans une société moderne (Robillard, 1997). Il est important de distinguer ce processus de standardisation par rapport à la langue standard elle-même qui est perçue, d’une manière générale, comme la forme idéale de la langue et qui valorise une variété particulière, celle pratiquée par les locuteurs ayant un statut social élevé. Dans le cas du créole haïtien en particulier, l’importance d’une variété standard pour la majorité de la population est fondamentale, car les locuteurs ont pendant longtemps utilisé le créole en tant que langue orale privée de normes écrites ».
En raison de l’amplitude et de la pertinence des articles rassemblés dans le deuxième numéro de la revue Kréolistika paru en mars 2022 aux Éditions Scitep, en France, et consacré au thème « Rationalités et imaginaires créoles / Pratique, expression et usage », tout lecteur intéressé par la problématique linguistique haïtienne trouvera dans cette remarquable livraison d’utiles éclairages. Ce deuxième numéro de Kréolistika fera date dans le champ de la créolistique : à contre-courant des dérives idéologiques des Ayatollahs du créole –qui essentialisent le créole et prônent une chimérique fatwa contre la langue française en Haïti–, il est déjà un outil de référence scientifique sûr et il ouvre la voie à de futures explorations ciblant d’autres thématiques, notamment l’aménagement et la didactique du créole dans l’École haïtienne, la lexicographie créole ainsi que la néologie créole. Sur ce registre, la lexicographie et la néologie créoles, à l’instar des enseignements consignés dans le livre collectif de référence « La didactisation du créole au cœur de l’aménagement linguistique en Haïti » (coordonné et co-écrit par Robert Berrouët-Oriol, Éditions Zémès, Port-au-Prince, et Éditions du Cidihca, Montréal, mai 2021), seront utiles tant à l’enseignement en langue maternelle créole qu’à l’élaboration d’outils didactiques créoles de haute qualité scientifique.
Montréal, le 2 mai 2023
Robert Berrouët-Oriol, linguiste-terminologue