—Par Dominique POTIER et Édouard MARTIN —
Il y a un an, dans les ruines d’un immeuble de la ville de Dacca, au Bangladesh, le monde découvrait les corps de 1 138 victimes et, au milieu, les traces des marques textiles d’une des «fabriques» du monde. Un accident industriel sans précédent depuis Bhopal, qui aurait pu être balayé par le zapping médiatique si la révolte des familles des victimes et le travail patient et précis de plusieurs ONG n’avaient démontré le mécanisme à l’œuvre à Dacca et dans des dizaines d’autres drames restés dans l’ombre : une course folle au low-cost pour quelques centimes gagnés sur le prix d’un tee-shirt. La filière mondiale du textile «dopée» par la recherche de marges infinies fait payer le prix fort à ses petites mains : salaires indignes, conditions de travail honteuses et normes de sécurité méprisées.
Des mesures correctives furent annoncées par le gouvernement français et les quatre marques mises en cause ont fait, quant à elles, de belles déclarations d’intentions en promettant une réparation des dommages et un renforcement des dispositifs de prévention des risques. Force est de constater qu’un an après, les victimes ne sont toujours pas indemnisées. La raison en est simple : le jeu complexe de la sous-traitance qui engendre des chaînes de production sans visage permet aux entreprises transnationales d’afficher une innocence formelle et de s’affranchir de toute responsabilité sociale et environnementale.
En France, en réponse à cette injustice, une plateforme réunissant société civile et élus a conçu une loi établissant un lien juridique entre les «maisons mères», leurs filiales et sous-traitants. Rien de révolutionnaire, mais une simple transcription dans le droit français d’engagements pris par notre pays devant l’ONU et l’OCDE et qui vient rappeler l’universalité de la maxime de Sénèque : «Cui prodest scelus is fecit», «le coupable est celui à qui le crime profite».
Fait rare, cette proposition de loi, initiée par huit grandes ONG, est à ce jour déposée par quatre groupes parlementaires et soutenue par les quatre principales organisations syndicales françaises. Malgré cette coalition inédite, les organisations patronales font, jusqu’à présent, obstacle à l’inscription de cette loi dans le calendrier parlementaire au nom de la compétitivité.
Une victoire des lobbys, si elle se confirmait, serait un signal inquiétant. Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment expliquer que, dans l’imaginaire de notre pays et celui de ses élites, les entreprises multinationales soient passées du symbole honni du capitalisme à cet objet de fascination contemporaine ? Comment, sur le plan politique, avons-nous troqué un internationalisme militant parfois naïf pour un patriotisme économique souvent candide ? D’un excès à l’autre, nous oublions quelques fondamentaux sans lesquels nous perdons la boussole.
Les hommes qui luttent pour les droits humains au bout du monde sont les fils des syndicalistes européens du XIXe siècle et les frères de ceux qui, refusent, en Lorraine et ailleurs, les effets dévastateurs des délocalisations vers le low-cost. Les arguments développés par une partie du patronat sont les mêmes que ceux qui permettent de donner, encore aujourd’hui, un sursis au système scandaleux des paradis fiscaux : la compétitivité de nos entreprises multinationales serait fragilisée par une initiative unilatérale. Il n’est pas inutile de se souvenir que cette rhétorique paresseuse et perverse avait déjà cours chez les partisans de l’esclavage !
La modernité nous oblige à voir plus loin : ce que le consommateur, l’épargnant ou l’actionnaire gagne à court terme est lourdement payé à moyen terme par le citoyen, en termes d’insécurité liée à un environnement dégradé et la menace d’une violence nourrie par la misère.
La vraie compétitivité est celle qui nourrit un cercle vertueux de croissance durable pour l’emploi et la dignité humaine. Le reste est politique de gribouille et d’apprentis sorciers. La France des «jours heureux» et des pères de l’Europe aspire à un nouveau récit républicain, à un récit d’espérance pour la génération qui vient. Face aux mythologies consuméristes et financières, nous devons à la fois mesurer le vrai prix de certaines valeurs économiques et redécouvrir que certaines valeurs humaines n’ont pas de prix. La vie politique est le simple essai de créer un monde meilleur en évitant le pire. Dacca est devenu le symbole de 1 000 drames qui sont la chronique des invisibles. Un an après, la France a rendez-vous avec le meilleur de sa tradition humaniste et sa dimension universelle. Les victimes doivent être reconnues dans leur dignité et le droit doit rendre crédible la responsabilité des détenteurs du pouvoir économique.
«Responsabilité», c’est le nom d’un pacte national qui ne peut être univoque. C’est un principe politique qui doit être placé au cœur du débat européen. En ce début de XXIe siècle, la question n’est pas de savoir si nous sommes pour ou contre l’entreprise ou la mondialisation, l’enjeu est de rendre ces dynamiques «vivables» autour d’un concept étonnamment moderne : la loyauté.
Dominique POTIER Député PS de Meurthe-et-Moselle et Édouard MARTIN Candidat PS aux européennes