— Par Thomas Guénolé, politologue et enseignant à Sciences-Po.—
L’invocation des racines chrétiennes de la France est de plus en plus présente dans le débat public. À l’instar de l’ancien ministre Christian Estrosi ou du maire de Béziers Robert Ménard, des élus s’en réclament pour justifier l’installation de crèches de la Nativité dans des mairies. L’écrivain Denis Tillinac a lancé une pétition défendant le maintien et l’entretien des églises de France au nom de ces mêmes racines : « l’angélus que sonnent nos clochers scande le temps des hommes depuis belle lurette », écrit-il. Ce texte a été signé par diverses personnalités de la politique et de la société civile : notamment l’ancien chef de l’État Nicolas Sarkozy, l’historien Jean Tulard, ou encore l’entrepreneur Charles Beigbeder. Marion Maréchal Le Pen a soutenu que la France est un pays « culturellement chrétien » et que l’obligation de se marier à la mairie avant le mariage à l’église constitue « une aberration ». Le reste est à l’avenant.
Le discours des uns et des autres sur ce thème a un point commun fondamental : au sens strict, il est folklorique. Leur défense arc-boutée de ces racines a en effet pour propos la protection du folklore chrétien : les jours fériés d’origine catholique, le décorum des santons de Noël, les paysages marqués par les clochers, et ainsi de suite. En revanche, si l’on s’intéresse au fond des choses, c’est-à-dire aux valeurs, les mêmes sont muets ou très peu diserts. Et lorsqu’ils les évoquent, c’est soit pour soutenir qu’elles sont importantes mais sans les définir, soit pour retomber immédiatement, en fait, dans la défense du folklore.
Or, simultanément, ces défenseurs du folklore expriment dans le débat public des positions qui, sur le fond, sont contraires aux valeurs chrétiennes. L’on aboutit ainsi à des incongruités manifestes. D’un côté, il faudrait entretenir nos églises et manger du porc à la cantine pour défendre les valeurs chrétiennes ; mais de l’autre, on peut refuser catégoriquement d’accueillir les réfugiés moyen-orientaux, en infraction complète avec le message du Nazaréen sur le devoir de charité envers les nécessiteux. D’un côté, l’écrivain Jean Raspail signe la pétition de Denis Tillinac en défense de la culture chrétienne de la France ; mais de l’autre, il peut affirmer dans son roman Le Camp des Saints« l’incompatibilité des races lorsqu’elles se partagent un même milieu ambiant », au mépris évident du message chrétien de fraternité universelle.
Comme des millions de Français, j’ai été élevé dans la foi chrétienne et dans son enseignement éthique. Comme ces millions de Français, je suis resté fidèle à ces valeurs morales, indépendamment de mes doutes et scepticismes sur les grandes questions métaphysiques. Aussi, j’affirme qu’il est intolérable et offensant d’assister, encore et encore, au détournement du message chrétien de paix et d’universalisme par des promoteurs de la haine de l’Autre et du repli sur soi. Jésus lui-même est d’ailleurs parfaitement clair quant à ceux-là qui s’arc-boutent sur les rites mais piétinent la morale : « Malheur à vous, scribes et Pharisiens hypocrites, parce que vous payez la dîme de la menthe, du fenouil et du cumin, et que vous négligez les points les plus graves de la Loi : la justice, la miséricorde et la foi ! » (Mat. 13, 23). De fait, il est sans doute grand temps que les chrétiens de valeurs et les chrétiens de foi disent halte à nos nouveaux pharisiens.
Thomas Guénolé
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