— par Janine Bailly —
À époque tragique, théâtre crépusculaire. Quand la culture, faute de public, est tenue pour perdurer de se réinventer, on obtient le “film de théâtre”, ici une coproduction inédite du Théâtre National de Strasbourg et de la chaîne éphémère Culturebox. Une création qui permet à Mithridate, la tragédie de Jean Racine, d’entrer au foyer de chaque téléspectateur qui le désire. Une pièce du dramaturge classique moins connue et moins jouée que d’autres, mais qui en cette étrange saison se tient deux fois “sur les tréteaux”, car travaillée aussi, de différente façon, à La Comédie Française.
Que penser du “théâtre filmé” ?
Le “film”, dont Stéphane Pinot assure la réalisation, est produit par la Compagnie des Indes. Si la situation sanitaire le permet, la pièce sera jouée sur la scène du Théâtre National de Strasbourg du 7 au 18 juin. De la tragédie racinienne, qui n’a pu être représentée en novembre dernier au TNS, cette version filmée est désormais disponible sur la plateforme France.tv, et ce jusqu’au jusqu’au 23 août 2021. Elle sera visible aussi, le 5 mars, sur la chaîne France 5.
Devant les caméras, la mise en scène d’Éric Vigner prend une ampleur particulière. Dans l’ombre ou la lumière, les comédiens, filmés en gros plan, semblent s’adresser personnellement à ceux qui les regardent.… « C’est un vrai point de vue, ils ont pensé autre chose qu’une simple retranscription du spectacle, c’est très intime, c’est du théâtre de chambre, Racine », déclare Stanislas Nordey, directeur du TNS, qui interprète le rôle de Mithridate. Dans ce crépuscule onirique, les vers de Racine résonnent et apportent au « film » un suspense saisissant. « La force de ce texte, c’est son étrangeté, c’est sa langue en alexandrins, comme une trace de notre passé », dit encore le comédien qui, faute de mieux, approuve l’initiative de Culturebox : « Je la trouve formidable, car elle permet de voir du théâtre et du spectacle vivant, alors que l’on ne peut pas en voir. Donc je suis pour ce que l’on fait là et en même temps je veux que, dès que les théâtres rouvrent, ça s’arrête ».
Quoi qu’il en soit, grand est le bonheur qui naît de ce théâtre sans projections vidéos, sans partition musicale autre qu’une étrange mélopée en forme d’alerte, inquiétante et métallique, pour marquer le passage d’un acte à l’autre, ou d’une scène à l’autre, ou encore pour souligner des passages forts, comme une respiration tragique, un avertissement, une scansion du texte. Un théâtre qui laisse toute leur place aux mots, magnifie un texte dans son intégralité, loin du choix si souvent fait aujourd’hui de “l’adaptation” ; un théâtre qui ne craint pas de faire entendre des alexandrins chaque syllabe, jusqu’à la diérèse parfois, ni de prendre lentement le temps des phrases, ni de laisser aux personnages les silhouettes hiératiques héritées d’une antique mythologie… Je dirai encore le plaisir de voir réunis sur scène deux directeurs de théâtre, qui savent être tout à la fois metteurs en scène et comédiens, Stanislas Nordey et Thomas Jolly, deux générations dans la vie comme dans la pièce, l’un jouant le fils de l’autre. À la Martinique, nous avons pu voir Stanislas Nordey en 2019 dans Qui a tué mon père d’Édouard Louis. De Thomas Jolly, on a pu remarquer, au festival d’Avignon 2018, la sidérante création du Thyeste de Sénèque.
Pour écrire cette pièce, tragédie en cinq actes et en vers, créée le 23 décembre 1672 à l’Hôtel de Bourgogne, Racine s’inspire de la vie de Mithridate VI, qui régna de 132 environ jusqu’en 63 avant J-C. sur le royaume du Pont. On est en Asie Mineure, aux temps de la République romaine. Mithridate, en guerre contre Rome, serait mort à la bataille. La nouvelle parvient à Nymphée (port de l’actuelle Crimée) où l’attendent Monime qui lui était destinée, ses deux fils Pharnace et Xipharès, et Arbate le gouverneur du Palais. Son père mort, Pharnace a avoué à Monime son amour pour elle. À son tour, Xipharès ose se déclarer. La guerre entre les deux frères – tandis que Rome avance toujours, au loin – semble inévitable. Mais voici qu’on annonce, soudain, le retour de Mithridate… et tout sera bouleversé ! Entre rêves de revanche militaire, recherche de la vérité, rivalités amoureuses et règlements de compte avec ses fils, Mithridate se consumera, jusqu’à se détruire.
Voir ou écouter
Sur le site Les Échos, Philippe Chevilley fait des deux créations de Mithridate une critique comparée, propre à nous donner envie d’ouvrir sans tarder nos écrans. Extraits :
Mithridate : Racine en un opéra funèbre au TNS. Un spectacle flamboyant, porté par l’esthétique épurée du metteur en scène-plasticien Éric Vigner.
Voyage funèbre, voyage poétique, voyage au coeur des sentiments viciés par le poison des guerres vaines et des amours trahis : Eric Vigner nous embarque très loin avec sa mise en scène de Mithridate. L’atmosphère en clair-obscur, la sobriété et la magnificence du décor, composé pour l’essentiel d’une tour sans fin, d’un brasier et, surtout, d’un miroitant rideau de perles de verre de Bohême qui tournoie et balaie la scène, portent la tragédie à son acmé. Le spectateur assiste à un rituel hypnotique, tendu et feutré, entre opéra fantôme et transe de mort. Les costumes sont à l’avenant : précieux et scintillants. L’esthétique stylisée du metteur en scène, passe très bien à l’écran. Si le spectateur peut d’abord être dérouté par le phrasé très lent des comédiens, il est vite envoûté, happé par les vers de Racine, détachés avec justesse et netteté.
Eric Vigner s’est appuyé sur une équipe princière pour transcender ces longs monologues… Stanislas Nordey incarne avec superbe, une morgue lasse et une tristesse déchirante, Mithridate, ce roi mort-vivant qui voit le monde lui échapper, tandis que Thomas Jolly, nouveau maître du Quai d’Angers, campe un Xipharès éperdu d’amour, à la fois bouillant et fragile. Avec Jutta Johanna Weiss, gracieuse et émouvante Monime, ils forment un trio tragique magique. Le reste de la distribution – Jules Sagot, fougueux Pharnace, Philippe Morier-Genoud et Yanis Skouta, dignes serviteurs désemparés – est à l’avenant. On gardera longtemps en mémoire les images en gros plan de ces roi, princes et princesse empoisonnés par leurs ambitions déçues et leurs amours contrariées….
Mithridate », façon cantate, à la Comédie-Française
Pour ce nouvel épisode de son « Théâtre à la table», doublé d’une retransmission radiophonique sur France-Culture, la Comédie-Française a choisi elle aussi de monter « Mithridate ». Éric Ruf en a assuré la direction artistique avec Blandine Masson, directrice de la fiction à la radio. Ils nous proposent une « version concert » nerveuse de la pièce de Racine.
Cette fois, les comédiens ne sont pas installés autour d’une table mais face à des pupitres, au studio 104 de la Maison de la radio et de la musique. Les comédiens sont soutenus par un prince de la guitare : Olivier Mellano. Le musicien apporte un contrepoint électrique et lyrique, fait d’accords lancinants, qui donnerait presque à la tragédie un air de slam.
Hervé Pierre campe un Mithridate ogresque, lion redoutable et blessé. Benjamin Lavernhe (Xipharès) et Alexandre Pavlov (Pharnace) sont tranchants et fiévreux à souhait. Marina Hands fait merveille dans le rôle de Monime, majestueuse, moderne, désespérément amoureuse… Une belle lumière bleutée baigne cette cantate radiophonique et télévisuelle jouée au cordeau. On n’attend plus que valsent les pupitres et que rouvrent les théâtres…
Dans le cadre de « L’intégrale Racine », la pièce a été enregistrée pour France-Culture et filmée pour la Comédie-Française le 17 février 2021 : « Copeau disait de Racine qu’il était un auteur radiophonique, on sait du moins que ce théâtre, à son origine, devait avoir maille à partager avec l’oratorio. Nous y sommes. France Culture et la Comédie-Française joignent leur force en mêlant captation vidéo et enregistrement sonore. Dans le Studio 104 malheureusement déserté par les spectateurs mais offrant un espace tragique inédit, nous confondons les deux exercices en filmant le travail d’enregistrement sonore de Mithridate » .
À écouter sur en replay sur franceculture.fr, disponible pendant un an. À voir sur YouTube.
Historique de Mithridate à la Comédie-Française
Mithridate fut créé à l’Hôtel de Bourgogne le 13 janvier 1673, au lendemain de la réception de Racine à la l’Académie Française, événement marquant dans la vie de l’auteur alors à l’apogée de sa gloire. Melle Champmeslé interprète Monime et La Fleur, Mithridate.
La pièce entre au répertoire de la Comédie-Française le 14 septembre 1680 et sera jouée 98 fois jusqu’en 1700 avec succès. Elle totalise à ce jour 131 représentations.
Elle a été jouée à la Comédie-Française de 1960 à 1962, dans une mise en scène de Jean Yonnel qui avait déjà signé les mises en scène des précédentes reprises de 1937, 1952 et 1956.
La dernière présentation de la pièce est signée par Daniel Mesguich en 1996 au Théâtre du Vieux-Colombier, avec une reprise en 1999 au même lieu pour le tricentenaire de la mort de Racine.
Fort-de-France, le 27 février 2021