L’autrice de « Racée », essai dans lequel elle dénonce le repli identitaire, a reçu le prix de la laïcité. Voici son discours à la réception du prix.
— Par Rachel Khan—
Je ne sais pas si vous réalisez à quel point je suis touchée de cette reconnaissance, surtout cette année. Il y a quelques jours, j’entendais Dany Laferrière dire qu’un écrivain n’a pas d’origines, que son origine, c’est la bibliothèque. Je rajouterais que c’est le propre d’un artiste. Les artistes ont, comme origine, les poèmes, les tableaux, les compositions, les films, les couleurs, les mots qui sont venus avant lui et qui lui donnent envie de créer encore autre chose, qui le transforment qui nous transforment dans les tremblements du monde. Un artiste n’a pas d’identité fixe, il a une signature en mouvement.
Mes origines, c’est Romain Gary, Édouard Glissant, Manu Dibango que j’ai interpellés vivement pendant toute l’écriture de Racée. J’ai, donc, une pensée pour ma famille qui, malgré l’horreur, reste immense parce que c’est une famille de sang, d’esprit, mais aussi de sol. Nos origines, ce sont également nos créateurs de grandes lois, et mon esprit ne peut se détourner de ceux qui ont pensé la laïcité : Voltaire, Victor Hugo, Georges Clemenceau, Aristide Briand et d’autres… Des combattants de la liberté pour faire vivre nos Lumières. J’ai évidemment dans le cœur, à cet instant, ceux qui se battent au jour le jour pour nous rappeler nos principes fondamentaux et les richesses qu’est notre État de droit, qu’il faut protéger : Abnousse Shalmani, Caroline Fourest, Richard Malka, Élisabeth Badinter, Tristane Banon et tant d’autres.
Un artiste n’a pas d’identité fixe, il a une signature en mouvement.
« J’écris inlassablement sur l’universalisme »
Évidemment, je tiens à remercier vivement mon éditrice, Muriel Beyer, et Séverine Courtaud pour leur confiance et leur exigence, qui m’ont permis mon expression en liberté et mon dépassement malgré les doutes et les intimidations, malgré ceux qui voulaient me faire taire. Ce livre est le fruit de ma liberté de conscience et de ma liberté d’expression avec la laïcité au centre, une laïcité vivante qui veut rappeler que ce principe permet à chacune et à chacun de s’épanouir dans notre République. Malgré ce que certains veulent faire croire, j’écris inlassablement sur l’universalisme.
Je n’oublie pas les silences des uns, le laisser-faire des autres, la bien-pensance dangereuse qui se rend complice de la haine.
Depuis mon premier texte, en 1999, Ma mémoire d’Afroyiddish, je peux vous s’assurer qu’en tant qu’Afroyiddish j’ai le devoir de mémoire affûté. Avec ce devoir de mémoire et ce droit de mémoire depuis ma plus tendre enfance, je n’oublie pas, je n’oublie rien… Les silences des uns, le laisser-faire des autres, la bien-pensance dangereuse qui se rend complice de la haine. Mes racines sont celles qui refusent les compromis lâches qui appauvrissent la création, faisant passer des influenceurs de haine sur les réseaux sociaux pour des artistes. Nos principes républicains ne sont pas négociables, ni philosophiquement ni politiquement. À la suite de la publication de Racée – que vous honorez aujourd’hui face à la bassesse, au mépris, aux intimidations et à la violence –, j’ai décidé de vivre pleinement vos marques de soutien.
« Idéologies racialistes »
Ce livre est un témoignage d’amour à la France, aux Lumières, à nos principes fondamentaux, sans lesquels nos humanités ne peuvent ni se réparer, ni créer, ni avancer dans ce que l’humain a à bâtir pour la dignité, pour la construction d’une société solide et unie. Une société démocratique, donc civilisée, où le dialogue est possible. Concernant, d’ailleurs, l’égalité, il s’agit justement d’un droit à la différence de point de vue, surtout si on a la même couleur de peau. Parce que j’ai énoncé les entraves actuelles à l’égalité, à la liberté, à la justice – les petites musiques dangereuses, les complaisances perfides –, parce que j’ai énoncé le réel, les dogmes morbides qui assignent et empêchent de vivre notre existence pour nous ramener uniquement à une couleur de peau, les idéologies racialistes mais néanmoins impérialistes et coloniales (puisque venues des États-Unis) qui nous déchirent et crachent sur ce que nous sommes, j’ai vu un déferlement d’humiliations, de « désolidarisations », qui a ouvert la porte à la violence de la haine. Tout cela dit beaucoup de ce qui se passe, et de tout cela, je parle dans ce livre. Une mise en abyme, en quelque sorte. Mais, pendant tout ce temps – c’est long, huit mois –, vous étiez là, juste à côté, et encore aujourd’hui.
Nos principes républicains ne sont pas négociables, ni philosophiquement, ni politiquement.
Ma mère est juive polonaise, elle a été cachée pendant la guerre, mon père est sénégalais et gambien animiste ; avec l’islamisation de l’Afrique, la famille est aujourd’hui musulmane, sauf ma grand-mère, qui était catholique avec l’évangélisation. Dans la famille, c’est l’altérité et la lutte contre toutes les discriminations et toutes les formes d’intolérance que nous avons apprises, mon frère et moi, en premier. Heurtés par les chaos du monde, c’est grâce aux principes de la République que je peux vivre, que nous pouvons vivre et exister… et que nous sommes ce peuple si particulier, aux récits internationaux et pourtant à 100 % français grâce à notre socle commun que sont notre citoyenneté et notre laïcité. Aristide Briand s’est battu pour concevoir, « dans un esprit de tolérance et d’équité », un projet pour la liberté de conscience.
« Essentialisme morbide »
La laïcité n’est pas une opinion, c’est une nécessité qui permet d’en avoir une. L’universalisme n’est pas une opinion non plus. L’universalisme, c’est ce qui nous permet de nous réparer, de nous protéger en nous battant, main dans la main, quelles que soient nos croyances, nos origines, notre couleur de peau. Laïcité et universalisme s’entremêlent, se conjuguent pour un seul objectif : faire grandir notre existence ensemble. Vous l’avez compris, si je fais beaucoup de choses dans ma vie, c’est parce que je suis éperdue de l’existentialisme, et non d’un essentialisme morbide qui empêche l’égalité et la liberté – et encore plus la fraternité. Faire exister, faire vivre la laïcité – le désir de lui donner un cœur battant –, incarner cette notion fondamentale, singulière, et la partager est un enjeu majeur. La laïcité permet de faire de nos identités et de nos croyances non des prisons, non des identités carcérales, mais un infini ouvert au monde et aux autres. Laïcité, universalisme, liberté, égalité, justice, fraternité, République…
Laïcité et universalisme s’entremêlent, se conjuguent pour un seul objectif : faire grandir notre existence ensemble.
Ce sont des mots, et, comme le disait Hannah Arendt, les mots sont le début de l’action, d’où l’importance d’avoir des mots justes et qui réparent pour engendrer toutes les actions possibles afin de recoudre notre société, aujourd’hui bousculée. Enfin, je tiens à remercier l’homme qui m’accompagne, toujours à l’écoute, présent dans les moments de peine, de peur, de colère mais aussi de joie et d’émerveillement. Je tiens à lui dire de ne surtout pas se déconstruire. S’il n’y avait pas la laïcité et les principes qui l’entourent, je ne sais pas si on pourrait s’aimer, mes parents n’auraient pas osé s’aimer, en tout cas. S’il n’y avait pas nos Lumières, je n’aurais pas pu être en vie. S’il n’y avait pas notre liberté de conscience et de création, je n’aurais pas pu écrire Racée. Je vous remercie.
Origine du document : Le Point