R.C.M. 2015 : « Under the skin » ou la mort à fleur de peau

— Par Roland Sabra —
under_the_skinElle parle peu. Elle vient d’un ailleurs incertain. Lointain. Très loin, d’une autre galaxie. Elle tue sans effusion de mots ou de sang. Dans le froid brouillard d’une banlieue de Glasgow elle cherche. Elle cherche à comprendre cette espèce qu’elle découvre, des êtres masculins, seuls, sans famille, qu’elle attire dans ses filets pour leur faire la peau. A bord d’une camionnette elle en repère un de cette espèce, le fait monter à bord, s’assure qu’il est bien seul, l’emmène dans une maison isolée et délabrée, à l’intérieur de laquelle se trouve un piège d’une beauté sublime. Elle se dépouille lentement de ses vêtements en reculant. Elle l’attire, l’appelle du regard. Elle marche sur une surface noire, liquide qui progressivement engloutit sa victime et finit par dissoudre l’intérieur du corps qu’il vient d’absorber. Ne reste que la peau comme un voile que la mer emporte. Et elle recommence⋅ Elle recommence jusqu’à se laisser contaminer par l’objet de sa quête. Un d’entre eux lui échappe. Un campeur solitaire renonce à ses charmes pour se porter en vain au secours d’un père et de son enfant que la mer déchaînée emporte sur une plage de galets. Elle le tue d’une pierre ramassée sur le rivage. Elle part la nuit tombée laissant derrière elle un bébé qui hurle la terreur de l’abandon qui le traverse de part en part et le terrasse. Nulle cruauté chez elle juste une étrangeté posée comme un rempart absolu, comme une alexithymie ( une absence de sentiments) constitutive. Et puis un autre encore qui lui échappe, non pas troublé par un événement extérieur mais qui porte sur son visage le refus de se laisser emporter. C’est un Elephant Man. Ce qu’elle ne peut pas voir. Il n’est pour elle qu’une variété de l’espèce qu’elle chasse. La douleur de son infirmité et qui transpire par tous les pores de sa peau à lui, la touche elle, à son insu. Elle s’humanise lentement. Sa mission, on ne sait laquelle, est dans une impasse. Elle cherche une issue dans la fuite. De chasseresse elle devient proie. Un homme la recueille, lui fait la cour, la baise. Elle ne comprend toujours pas ces comportements. Quand il éjacule elle se lève intriguée pour aller voir ce qu’il a laissé dans son sexe. Elle fuit dans la forêt. Un bûcheron la capture, veut la violer. Sa peau craque et laisse apparaître un alien. Elle y laisse sa peau.

Le film de Jonathan Glazer bénéficie d’une critique dithyrambique qui semble un peu surfaite. Si l’esthétique de l’œuvre approche de la perfection, si l’art de l’ellipse l’emporte sur le discours démonstratif, si les thématiques, celle de l’humanisation d’un corps étranger par l’expérience de la violence, du désir et la frustration, de la solitude et de la socialisation, sont traités avec une grande sobriété et emporte l’adhésion, c’est parce qu’elles renvoient à des thématiques qui nous concernent au premier chef comme Didier Anzieu le théorise dans ses travaux autour du Moi-peau. La peau n’est pas qu’une enveloppe physiologique, interface de communication sensorielle et émotionnelle, par elle se construit le Moi et la relation à l’autre. Le trait d’union entre le Moi et la peau suggère à la fois un contenant indissociable de la relation de la mère à l’enfant et la possibilité d ‘émergence de symptômes névrotiques ou psychotiques liés aux fonctions qui lui sont attachées.
Cela étant les éloges dont est gratifiée la « performance » de Scarlett Johansson sont plutôt excessifs. Le rôle, de composition bien sûr, se joue sur un registre d’expressivité le plus réduit qui soit. Un ton en dessous et c’était celui d’un mannequin rigide. Cette fausse-femme déguisée en fausse brune avec son visage de marbre, de ce marbre des statues sans vie ou des pierres tombales saisit le spectateur pris dans une fascination qui est celle de la contemplation d’une mort en mouvement.
Le texte des dialogues doit tenir sur une page, une feuille tout au plus. L’actrice passe plus de temps à se dévêtir qu’à s’exercer au langage. La mise à nu d’une star hollywoodienne s’il révèle un corps d’une grande beauté, encore que, on pardonnera peut-être la trivialité ou la goujaterie, la taille ne semble pas très marquée, est d’un intérêt qui ne suffit pas à lui seul à justifier le pourquoi du film. La bande son par contre suffit  à mériter le détour.
Plus remarquable est la fausse sobriété des moyens engagés pour réaliser le film. Cette extra-terrestre ne mobilise ni vaisseau spatial, ni débordements technologiques exubérants, ni voyages intergalactiques. Les effets spéciaux, il y a, sont au service d’une démonstration de l’impossibilité de l’apprentissage d’un processus d’humanisation en raccourci si l’on peut dire. L’enveloppe corporelle et l’âme ne font qu’une.

Fort-de-France, le 15/06/2015

R.S.


Dans le cadre des Rencontres Cinémas Martinique 2015

Under the Skin
Date de sortie : 4 avril 2014 (États-Unis)
Réalisateur : Jonathan Glazer
Durée : 1h 48m
Bande originale : Micachu
Scénario : Jonathan Glazer, Walter Campbell