A propos de Yo soy la salsa & de Conte de cinéma mais aussi de Ram-Leela
— Par Roland Sabra —
L’intitulé de la 10ème édition des Rencontres Cinémas Martinique illustre assez bien les centres d’intérêts des spectateurs martiniquais : Musique et Cinéma et non pas Cinéma et Musique. L’ordre d’énumération est symptomatique. La Musique est première, le cinéma ne venant qu’en illustration de la vénérable dame. La soirée du 13 juin à l’Atrium en a été la caricature. Deux films programmés dans la salle Frantz Fanon. Conte de cinéma dans le cadre de la rétrospective consacrée au cinéaste coréen Hong Sang-soo et Yo soy la salsa un documentaire de Manuel Villalona. Moins de dix personnes pour le film coréen, une salle aux trois-quarts pleine pour le documentaire dominicain. Et pourtant ! L’intérêt cinématographique des deux prestations est inversement proportionnel au nombre de spectateurs mobilisés. Deux mots sur l’hagiographie musicale consacrée au pape de la Salsa, Johnny Pacheco, musicien, compositeur, arrangeur, producteur et directeur musical né en 1935 à Santiago de los Caballeros, en République dominicaine. Le titre du documentaire en lui même est porteur d’une béatification simplificatrice. La messe est dite. La salsa = Johnny Pacheco. Point final. La sociologie de la musique est absente pour l’essentiel de ce documentaire qui enchaîne une suite de témoignages qui encensent et sans doute exagèrent la contribution de Johnny Pacheco à l’affirmation d’un genre musical porteur d’aspirations culturelles, sociales, et politiques d’une certaine façon, dont on voit mal dans le film de Villalona ce qu’elles ont été et encore moins ce qu’elles sont devenues aujourd’hui. La moyenne d’âge du public dans la salle témoignait d’une époque, d’une autre époque.
Plus intéressant pour un cinéphile Conte de cinéma est d’un abord beaucoup plus difficile, beaucoup plus déconcertant. Un se divise en deux tout en restant Un. Le film commence par la narration d’une rencontre fortuite, dans une boutique d’optique, entre un jeune homme et une jeune femme dont il fut amoureux au lycée. Il lui propose de la retrouver le soir même, tout en se demandant s’il va oui ou non aller au rendez-vous. Ce balancement entre oui et non, entre désir et asexualité, entre addiction et abstinence, entre fiction et réalité, entre Eros et Thanatos qui traverse de part en part l’œuvre de Hong Song-soo. Le jeune homme hésite toute la journée puis se rend au lieu de la rencontre, invite la jeune fille à un dîner bien arrosé au cours duquel elle lui propose de devenir sur le champ sa maitresse. Il accepte dans les mots pour mieux se refuser dans les faits, un fiasco dirait Stendhal, et il lui suggère, faute de « petite mort » de tenter la grande mort. Elle acquiesce pour , elle aussi, in fine dire non d’une autre manière. Un troisième personnage, Tongsu, apparaît dont on comprend très vite qu’il était un spectateur de l’histoire qui vient de nous être contée et que celle-ci était l’objet du film que nous spectateurs étions entrain de voir. Un parmi d’autres. A ceci près que ce troisième personnage, spectateur coréen forcément, est aussi un compagnon d’école du réalisateur qui lui a volé l’idée du scénario et qui est entre vie et trépas sur un lit d’hôpital. Tongsu, réalisateur raté, dépossédé de son unique projet de film, erre dans Séoul, se retrouve par hasard -mais le hasard existe-t-il ?- devant la boutique d’optique précitée et rencontre l’actrice du film qu’il vient de voir ! Là encore un rendez-vous incertain est fixé le soir même dans un restaurant avec d’autres amis du malade dans le but de récolter des fonds pour lui venir en aide. Et de nouveau le même débat intérieur agite le personnage. Le dilemme fera moins insistant l’espace d’une pièce de théâtre, intitulée en français « La Mère » dont la majuscule du titre renvoie à la hauteur de sa fonction. Cette élévation théâtrale de la maternité sera annulée peu de temps après par la confrontation de Tongsu avec sa mère réelle, enfin , si tant est que le mot est encore un sens dans le cinéma Hong Song-soo.
Car c’est bien de cela dont il est question, de l’impossibilité des classifications dichotomiques, plus précisément de celles qui fondées sur la ressemblance et la dissemblance empruntent de façon formelle à la distinction entre métaphore et métonymie, tout en oubliant que loin de s’exclure elles s’incorporent l’une à l’autre. Ce que dénonce Hong Song-soo c’est la transformation de contradictions complexes en antagonismes persistants et relativement stériles comme formalisme et historicisme, fixisme et transformisme. Lors d’une conférence de presse à Paris il déclare : « « Ce qui m’intéresse, dit-il, c’est d’entremêler des éléments abstraits (une situation de départ plus ou moins banale) et des éléments subjectifs, qui rejoignent le monde de l’émotion, du sentiment, du désir. Je déteste l’issue prévisible, formatée, la conclusion convenue. La plupart des cinéastes vous amènent en fin de film à des chutes que l’on a vues mille fois. Ce type de scénario me révolte. Je cherche l’inattendu, l’effet de surprise.«
Cet art de brouiller les repères s’épanouit dans une esthétique du cadrage, qui, comme le faisait remarquer le critique de cinéma Vincent Malausa en présentant le film, utilise le zoom avant-arrière à de nombreuses reprises comme pour souligner que proximité et éloignement ne sont que des conventions par nature artificielles. Le culte du doute, de l’incertain, de l’ambiguïté qui fait que l’héroïne puisse dire à son amant « Fais-moi jouir » et « stop » dans la même jaculation , ou bien chanter lors d’un karaoké : « Un amour trop profond connaît une triste fin/ Je prierai mon amour pour que mon prochain amour soit différent du nôtre et ignore la douleur/ Nous ne ferons pas de promesses même si nous nous séparons/ Nous pourrons nous éloigner l’un de l’autre sans trop souffrir./ Nous ne laisserons dans le cœur de l’autre que des souvenirs légers, faciles à jeter... »
Film de cinéma, sur le cinéma, dans le cinéma, sur la réalité qui relève du registre de l’imaginaire et sur la fiction réalisée, Conte de Cinéma est une invite à l’échappée, à la rêverie et à la pensée. Mais là encore les oppositions utilisées sont contestables, y compris celles qui relèvent du mode classificatoire des arts distinguant musique et cinéma… !
Fort-de France, le 4/06/2015
R.S.
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Voir le programme de la rétrospective Hong Song-soo
Rama-Leela : une épopée indienne entre Ovide et Shakespeare
Entre naïveté et romance, entre comédie et tragédie entre Shakespeare et Ovide, entre Pyrame et Juliette, entre historiette et Ramayana, Ram-Leela le film de Sanjay Leela Bhansali (re)visite toute la parade des jeux amoureux. Un joli paon, Ram, tombe raide amoureux d’une beauté sur-humaine, Leela, qui l’a capturé dans ses voiles. Jusque là pas de problème mais l’affaire se complique quand on sait que les deux tourtereaux sont les héritiers de deux familles en guerre depuis plus de cinq siècles. Histoire connue bien sûr mais l’art réside dans la façon de la raconter, et là Ram-Leela nous embarque dans une Odyssée totalement inédite, un tourbillon musical, un déferlement de couleurs plus vives les unes que les autres, un entrecroisement d’intrigues et de rebondissements à couper le souffle, une noria de danseuses et danseurs tourbillonnant à perdre haleine rarement vus sur nos écrans. Le film est long , près de 2h 40, et l’entracte est bien venu pour reprendre son souffle.
Comme toutes les grandes épopées le film n’a rien de réaliste, il ignore avec dédain les nécessités contingentes de l’ordinaire. Hors du temps il mêle les époques, les objets numériques et les voitures du milieu du siècle précédent, les coupes têtes et les kalachnikov. Plus réfléchi qu’il n’y paraît à première vue il construit des rôles masculins et féminins décalés par rapport aux stéréotypes habituels. La masculinité du héros, qui verse au début dans le virilisme infantile, va se transformer devant la complexité des situations à gérer en infantilisme pur et simple. A l’inverse les représentations féminines, que ce soit celle de l’héroïne ou celle de sa mère sont des constructions charpentées construites, sans jamais être des rôles transgressifs. C’est Leela qui prend l’initiative de la rencontre. C’est encore elle qui héritant de la direction de son clan assume sans états d’âme sa fonction alors que Ram dans la même situation n’est qu’un pantin dépassé par la situation. Amoureux il n’est rien sans elle qui de son coté, malgré la peine et la tristesse qui l’accablent fait face aux exigences de ses responsabilités. La défaite des hommes annoncée n’est pas pour autant une revanche des femmes. Elle apparaît simplement comme le dévoilement d’une imposture.
L’habileté du metteur en scène nous a fait balader du coté de Roméo et Juliette, bifurquer vers Pyrame et Thisbé pour suggérer dans l’épilogue que la disparition des héros forcément porteurs par leur essence de troubles dans l’ordinaire du monde peut conduire à un apaisement généralisé. La mort n’est pas une fin, juste l’annonce d’une réincarnation. Ce long film, un peu trop long, aux intrigues en forme de poupées russe, aux mille couleurs flamboyantes est une rareté sous nos latitudes qu’il ne fallait pas rater.
Fort-de-France, le 14/06/2015
R.S.