— Par Roland Sabra —
La Vierge mise à nu par ses prétendants est le troisième élément de la trilogie qui a permis de découvrir Hong Sang-soo en France. C’était hier, en 2003. Les deux autres films étaient « Le jour ou le cochon est tombé dans le puits », titre qui est la reprise d’un proverbe populaire coréen pour évoquer un jour où tout va mal et pied de nez à l’effondrement de la dictature militaire en Corée du Sud, l’autre film s’intitulait « Pouvoir dans la province de Kangwon ».
« La Vierge mise à nu par ses prétendants » dont le titre est clin d’œil à l’œuvre de Marcel Duchamp « La mariée mise à nu par ses célibataires, même » est le seul de la trilogie en noir et blanc. Comme toujours dans l’œuvre de Hong Sang-soo on retrouve le procédé de la ronde avec une découpe en deux, voire plus rarement trois parties. La ronde pour mieux signifier, l’enfermement, l’absence de départ et d’arrivée, l’infini d’un processus immuable, la chose et son mouvement pris dans un éternel recommencement. La découpe ajoute au brouillage des repères en dédoublant les points de vue d’une même histoire, une rencontre amoureuse souvent construite à partir du désir mimétique. La vierge n’échappe pas à cette logique! La très belle et très désirable Soo-Jung, 24 printemps tout au plus, écrit et travaille comme assistante d’un cinéaste, Young-Soo, en panne d’inspiration et plus vraisemblablement de talent. Désœuvré, il lui propose de visiter une exposition, pas très loin du bureau. Il y retrouve, de façon fortuite, Jae-Hoon, un camarade de lycée perdu de vue. Celui-ci devenu directeur de galerie d’art, s’est enrichi et de ce fait pourrait, éventuellement, peut-être, le cas échéant, financer un film. Dans l’immédiat ce n’est pas ce quoi pense Jae-Hoon, tombé éperdument amoureux de la fascinante Soo-Jung qui en dehors de sa plastique parfaite frôle l’insignifiance et manifeste à l’égard de son prétendant une certaine froideur. Le dernier élément du triangle, Young-Soo, est lui aussi amoureux de Soo-Jung, mais de façon plus discrète. Chacun désire ce qu’il croit que l’autre à obtenu. Si une liaison finit par s’installer entre Jae-Hoon et Soo-Jung, celle-ci toujours vierge, refuse l’acte sexuel. Elle n’a rien pourtant d’une mijaurée ou d’une « vierge effarouchée ( voir l’article de Selim Lander ). Elle a bien essayé deux fois auparavant avec un bon copain de perdre sa virginité mais ça n’a pas marché. Elle veut bien de temps en temps faire une branlette à son propre frère mais de pénétration il n’est pas question.
L’histoire est racontée deux fois presque à l’identique à partir de deux points de vue avec cet effet remarquable que le spectateur ne sait plus qui croire. C’est dans le glissement à peine perceptible de la narration d’une version à l’autre que s’installe le trouble. C’est dans l’infime variation d’une scène que l’on croyait connaître que se cache autre chose. Le Vrai en majuscule n’existe pas. Et si lui n’existe pas le faux n’a pas plus de réalité. Le déjà dit est inouï et le déjà vu celui d’un aveugle. Dés lors le noir, le blanc et la palette infinie de gris en dégradé de l’écran épouse le propos dans une étreinte que les personnages sont en peine d’accomplir. L’insignifiance affichée de Soo-Jung, ne relève en aucun cas d’une misogynie qui serait typiquement coréenne elle n’est là qu pour souligner l’importance secondaire de l’objet du désir dans la rivalité mimétique. A l’impossible d’une sexualité génitale assumée s’offre en contrepoint la monstration démesurée des plaisirs de bouche. Bouffes et beuveries se suivent et se répètent à en vomir. Fixation au stade oral ? Trop réducteur.
Émerge en fin de film un troisième point de vue. Soo-Jung va progressivement découvrir les sentiments qu’elle porte à Young-Soo et accepter de céder au désir insistant de son amoureux. Amoureux est un terme excessif car à aucun moment dans le film il ne semble être question de sentiment. La défloraison de la jeun femme est une épreuve. Nul plaisir, la pénétration est difficile, douloureuse. Il fallait y passer. Bon c’est fait, et maintenant ? Le film se termine sur la promesse d’une conjugalité dont on devine qu’elle ne sera pas une promenade de tout repos.
Hong Sang-soo nous balade de film en film entre farce, drame, comédie et roman-feuilleton autour des failles, des divisons et des manques constitutifs de l’espèce humaine avec ses désirs contradictoires et partagés. Partagés comme l’est encore aujourd’hui la Corée mais ce partage est en chacun de nous et c’est pourquoi Hong Sang-soo d’aussi loin qu’il puisse être nous touche de si près.