— Par Jean-Marie Nol , économiste —
Une spirale inflationniste est un processus d’accélération de l’inflation actuelle, et c’est un phénomène économique qui provoque une série d’enchaînements de nouvelles hausses des prix des facteurs de production qui affectent les indices de prix et les salaires, générant une spirale dont il est très difficile de sortir.Les chiffres de l’INSEE pour la Guadeloupe et la Martinique vont bientôt dévoiler que les hausses de prix se répercutent à tous les stades de la société et il est à présent évident que ces hausses ne sont pas uniquement dues à des problèmes de chaînes d’approvisionnement. Les prix des services flambent aussi.
Nous sommes donc présentement à un temps de bascule pour la politique économique, sociale, et financière en Guadeloupe et en Martinique.
Aujourd’hui, l’inflation élevée est devenue la principale préoccupation des guadeloupéens et martiniquais. Alors de fait, se pose pour les économistes et les autorités politiques, la question de savoir comment la combattre ?
Avec la poussée inflationniste actuelle, nos compatriotes antillais doivent comprendre que nous sommes déjà dans le monde d’après la départementalisation. Les difficultés financières des entreprises et la très forte croissance des prix au cours de l’année qui pénalise le pouvoir d’achat des ménages est la manifestation d’un régime économique épuisé. Certes, l’action publique de l’État est revenue en force depuis la crise sanitaire de la covid 19, pour protéger les ménages et entreprises, mais à notre avis, cela ne doit pas faire illusion, car les recettes du monde d’avant risquent de ne pas être efficaces sur le moyen-long terme pour contrer les conséquences néfastes d’une récession à venir. Ce risque est bien prégnant pour l’économie guadeloupéenne et surtout martiniquaise, dans la mesure où la banque centrale européenne, via le truchement de la politique monétaire, envisage d’ agir à court terme sur l’inflation par une augmentation d’environ 0,75% des taux directeurs. L’objectif étant de tenter, à moyen terme, d’abaisser l’inflation dans la zone euro au niveau de 2 %. La mesure risque cependant d’avoir des effets collatéraux sur l’économie des Antilles, et à terme pourrait casser complètement la croissance, et aussi réduire drastiquement les recettes fiscales des collectivités locales. Attention à un probable retour de bâton pour la Guadeloupe et la Martinique dans un proche contexte de réduction des dépenses publiques, car le resserrement monétaire et les restrictions budgétaires en France hexagonale ne doivent pas étouffer la croissance économique en Guadeloupe et Martinique, qui déjà ne cesse de ralentir, risquant de déclencher une situation de stagflation.
On parle de stagflation en présence d’une période prolongée de croissance faible et d’inflation élevée, qui durerait en l’occurrence jusqu’à fin 2024, et qui s’installerait vraisemblablement de façon durable en Guadeloupe et en Martinique. Des mesures alternatives sont donc nécessaires pour que nous puissions avancer vers une autre politique de lutte contre l’inflation différente de celle pratiquée présentement en France hexagonale, et accélérer vers un autre modèle économique et social. En effet, l’économie de la Guadeloupe et de la Martinique connaît actuellement un choc d’offre qui pourrait conduire à une dislocation économique. Dans un contexte marqué par la guerre en Ukraine, l’accélération de l’inflation et la hausse des taux d’intérêt, les experts de la banque mondiale prévoient que la croissance mondiale devrait ralentir de plus de 3 points de pourcentage entre 2022 et 2024 — une décélération plus de deux fois supérieure à celle qui avait été enregistrée entre 1976 et 1979. Et il est probable qu’elle reste poussive dans les dix prochaines années en raison de la faiblesse des investissements dans une grande partie du monde, et notamment aussi en raison du processus enclenché de démondialisation par les pays du G7. Sachant que l’inflation a maintenant atteint des records de plusieurs décennies dans de nombreux pays et que l’expansion de l’offre sera probablement lente, le rythme de croissance des prix risque de rester plus élevé pendant plus longtemps que le gouvernement français ne l’annonce dans ses prévisions. En conséquence de quoi, la croissance de l’économie de la Guadeloupe et aussi celle de la Martinique devrait selon toute probabilité chuter en 2023. L’enjeu économique contemporain est donc bien de protéger les ménages et entreprises des conséquences de la hausse des taux d’intérêt qui se dessine en France hexagonale, avec à la clé un risque réel de récession économique, tout en opérant une bifurcation des modes de consommation et de production. C’est ainsi que toute mesure politique de lutte contre l’inflation actuelle devrait être pensée par les autorités locales compétentes de manière différente de la France hexagonale. Pourquoi cette différenciation ?
Tout simplement, parce qu’en France hexagonale, l’inflation est causée par un déséquilibre entre la demande et l’offre. Si la demande d’un produit ou d’un service essentiel excède l’offre, et que les producteurs ne peuvent ou ne veulent augmenter immédiatement la production, alors l’excès de demande va conduire à l’augmentation des prix. C’est là une inflation de la demande. Alors, qu’en Guadeloupe et Martinique, nous avions affaire précédemment au moment de la crise sanitaire à une inflation de la demande, elle s’est aujourd’hui transformée pour l’essentiel en une inflation par les coûts. L’inflation par les coûts implique une hausse des coûts des facteurs de productions des marchandises importées et également produites localement, et qui mène à une augmentation du niveau des prix. Autrement dit une inflation importée causée par l’augmentation des frais ( matières premières, énergie, fret ) auxquels doivent faire face les entreprises, et qui se répercute sur les prix des biens et services qui augmentent à leur tour. Ce type d’inflation contient un risque de spirale inflationniste : une hausse des prix induit une hausse des salaires conduisant à une augmentation des prix et ainsi le phénomène s’auto-entretient.
Alors que faire ?
Tout d’abord, le mot d’ordre qui doit s’imposer aux ménages et entreprises dans les prochains jours, c’est : économie d’énergie et accélération de la production des énergies renouvelables (solaire, éolienne, géothermie et biomasse)
Ensuite primo, la CTM et la région Guadeloupe doivent accentuer très sensiblement l’effort sur le mouvement déjà entrepris de la baisse des taux d’octroi de Mer sur un ensemble de marchandises bien ciblées pour soulager le pouvoir d’achat des ménages et baisser le niveau des charges courantes des entreprises locales (par exemple sur les intrants pour les agriculteurs notamment les producteurs de banane). Les collectivités locales qui seront bientôt confrontées à un phénomène irrépressible de diminution de la dotation globale de fonctionnement versé par l’État, ( DGF) doivent réduire aussi de façon drastique leurs budgets de fonctionnement, notamment via une compression des charges de personnel.
Et puis deuxio, il va falloir agir nécessairement sur le volume de la masse monétaire en circulation en Guadeloupe et Martinique, et là les banques locales ont un rôle charnière à jouer, et je dirais même que les banques et organismes de crédit de la place ne doivent pas céder pour ce faire à la tentation de procéder à l’augmentation des taux d’intérêt, car elles prendraient le risque évidemment de casser la croissance, avec les conséquences prévisibles pour elles, d’une montée en flèche des créances douteuses. Il serait beaucoup plus raisonnable d’utiliser le levier d’une sélectivité accrue des dossiers de crédit. A mon humble avis, les banques de la place doivent impérativement se dispenser de suivre le mouvement haussier des taux d’intérêt de leurs maisons mères en métropole, et augmenter les taux d’intérêt actuellement en vigueur en Guadeloupe et Martinique . En effet, les banques en France hexagonale ont plusieurs sources pour financer les crédits qu’elles accordent ou les placements qu’elles font. Elles peuvent utiliser les dépôts des clients, emprunter ce montant sur le marché interbancaire ou auprès de la banque centrale européenne (BCE), ou encore émettre des obligations sur les marchés financiers. Nous estimons qu’en Guadeloupe et Martinique, les banques locales ont beaucoup moins de raisons d’avoir recours aux marchés financiers, car le taux d’épargne localement est largement suffisant pour permettre leur refinancement et protéger la rentabilité à un bon niveau de leur produit net bancaire. Enfin tertio, et pour terminer, il serait hautement souhaitable que les organisations syndicales modèrent leurs exigences en matière de prétentions salariales. En l’espèce, il faut savoir laisser le temps au temps..Les difficultés économiques pourraient conduire à une augmentation du travail informel ou encore communément appelé travail au noir, ce qui conduirait à un affaiblissement voire à une déstabilisation du marché du travail en Guadeloupe et en Martinique.
Laisser le temps au temps, c’est tout faire pour prévenir tout risque d’emballement de l’inflation par les salaires qui aggraverait la situation des ménages et entreprises en suscitant une spirale inflationniste infernale : en même temps, c’est faire ce qu’il convient de faire en matière de protection.
Pour le reste, je dirais à l’usage du personnel politique local qu’il faut laisser du temps au temps pour mieux distinguer ce qui relève de l’urgence pour endiguer une très probable récession économique de ce qui tient de la transformation de notre modèle économique et social par le biais d’un éventuel changement des institutions. Notre personnel politique qui semble avoir une pratique et un art consommé de la politique de l’autruche (la politique de l’autruche décrit l’action d’une personne qui se refuse à voir le danger en face et préfère se cacher voire se camoufler plutôt que de l’affronter) devrait garder en mémoire cette citation : « Dieu se rit de ceux qui déplorent les effets dont ils chérissent les causes » Bossuet
Jean-Marie Nol , économiste