— Par Jean-Marie Nol, économiste —
Avec l’essor considérable de la numérisation ou digitalisation de l’économie depuis la crise du coronavirus, l’on peut craindre un risque de déstabilisation des grands équilibres économiques, sociaux, sociétaux et démographiques de la société Antillaise. D’ailleurs, l’on peut craindre plusieurs types de menaces qui vont aggraver la situation déjà difficile de l’économie. Un nouveau confinement strict en Martinique n’est pas impossible à imaginer dans les jours à venir, tant la situation sanitaire est aujourd’hui dégradée du fait de l’irresponsabilité et de l’inconscience de certains martiniquais. Le 15 février dernier au soir, près de 2.000 personnes ont défilé lors de manifestations carnavalesque dans les rues du Lamentin en Martinique, en oubliant les gestes barrière, et plus près de nous des gens ont encore bravé les consignes sanitaires des autorités en campant de façon illégale sur les plages de sable toujours en Martinique. Tout cela est révélateur d’un certain état d’esprit délétère de refus de l’autorité. Et là réside le véritable danger d’un chaos économique et social.
La révolution numérique bousculera l’économie de la Guadeloupe et de la Martinique très tertiarisée, car voilà qu’une nouvelle aventure économique se présente, celle de l’économie dématérialisée, et je pense sans risque d’ être contredit que des milliers d’emplois sont menacés à bref délai, si rien ne bouge en Guadeloupe et en Martinique sur le front de l’innovation.
Ainsi, près d’un Français sur deux s’est déjà retrouvé en difficulté face à un écran, d’après une étude de l’Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE) menée en 2019. Aux Antilles, ce taux s’avère encore largement supérieur à la norme actuelle de la France hexagonale. C’est la preuve que les compétences numériques sont loin d’être maîtrisées par l’ensemble de la population de Guadeloupe et Martinique. Et pourtant, depuis le début de la pandémie, la société ne cesse de se dématérialiser pour répondre aux nouvelles exigences sanitaires. Quand le Covid-19 est arrivé en Guadeloupe et en Martinique en mars 2020, le gouvernement a imposé un confinement strict, révélant une économie fragile, principalement traditionnellement tournée vers le commerce et le tourisme. Mais depuis cette date, une vague d’innovations a fait des émules, allant de la télémédecine et du télétravail au divertissement, en passant par l’éducation en ligne. Beaucoup des martiniquais et guadeloupéens ont commencé à utiliser la technologie robotique et numérique.
Ainsi, le COVID-19 a accéléré la numérisation en Guadeloupe et en Martinique, qui de fait à gagner plus d’élan en une année qu’au cours des dernières décennies. Certes une majorité de guadeloupéens et martiniquais est désormais rompue à au moins une composante du numérique (réseaux sociaux, smartphones, …). Elle concoure à accélérer la transformation des territoires et à relever les défis des transitions numérique, écologique et sociétale, mais c’est largement insuffisant car nous vivons depuis tantôt déjà une mutation de la société Antillaise.
A cette mutation s’ajoute aussi un vrai potentiel économique dans le numérique. Les handicaps structurants de la Guadeloupe et de la Martinique en raison de l’éloignement ne concernent pas le numérique. Les îles des Antilles vont certainement gagner en compétitivité si les investissements s’intensifient dans ce secteur.
Dans tous les pays du monde, l’enjeu est de maîtriser cette croissance-transformation. Mais pour la Guadeloupe et la Martinique, il y a vraiment là une chance à saisir. La transformation numérique peut être une occasion de nous rassembler et de faire converger nos volontés et nos énergies.
Depuis trop longtemps, nous ne savons plus conjuguer un principe de réalité et un principe d’utopie et de désir. Pour nous mobiliser sur les enjeux incontournables de la compétitivité économique et de la prochaine réduction de la dépense publique, nos hommes politiques se croient condamnés à utiliser un vocabulaire et des images mentales qui viennent d’un autre temps. Nous limitons parfois le débat à des considérations politicienne dont nous sentons bien qu’elles n’embrassent pas tout l’horizon, mais nous n’hésitons pas à retomber dans nos vieux démons du clientélisme électoral. Et pourtant, nous savons tous plus ou moins que nous allons vers une phase de véritable transformation de l’économie, et nonobstant cela, nous avons peur d’investir l’avenir. Hauts responsables des collectivités locales, dirigeants économiques, leaders syndicaux, ne risquerait-on pas de se bercer à nouveau d’illusions sur le soutien financier indéfectible de l’Etat et de croire que tout est permis ?
Le numérique obéit pourtant à une grammaire bien précise. Se donner cet horizon, c’est élargir le champ mais ce n’est pas échapper aux règles nouvelles. Aussi est-ce là notre premier message à l’usage de nos décideurs : la Guadeloupe et la Martinique doivent s’adapter. Elles doivent s’adapter à la compétition du XXIe siècle, pas à celle du siècle dernier.
Cela ne signifie en rien que notre destin serait tout tracé et que notre avenir numérique serait écrit sans nous. Il y a place pour des choix d’une société de production exogène aux Antilles où le numérique aurait toute sa place dans le cadre d’un véritable développement durable.
Cependant, certains citoyens ou agents économiques (commerçants, artisans …) sont déjà en décrochages, d’autres mêmes réfractaires à ces transformations.
Les décideurs publics locaux vont bientôt être confrontés à cette fracture s’accélérant au rythme des hauts débits de la fibre et de la numérisation de notre société. Pourquoi ? Tout simplement parce que les individus qui étaient éloignés du numérique vont sans doute le rester durablement en raison du fort taux d’illettrisme en Guadeloupe et en Martinique, voire vont observer impuissants leur situation socio-économique se dégrader au fil de la crise financière. Le manque de culture numérique peut engendrer des situations dramatiques, car aucune démarche en ligne (aides sociales, recherche d’emploi) ne peut être effectuée. Mais aussi parce que les activités professionnelles de certains se sont numérisées. Ils vont alors se retrouver dans l’incapacité de réaliser ces nouvelles tâches. Ils vont être bientôt privés des emplois qui leur étaient jusqu’alors accessibles faute de compétences suffisantes.
En conséquence de quoi, les travailleurs vieux comme jeunes et moins diplômés, notamment les femmes, seront, partout, les plus touchés. Et, comme la crise accélère la numérisation et l’automatisation, beaucoup d’emplois occupés par ces populations vont être définitivement supprimés, s’inquiète le Fonds monétaire international dans une récente étude. La révolution numérique est lourde de menaces pour la Martinique et la Guadeloupe car elle se caractérisera à horizon 2025 par le fait qu’elle bouleversera l’économie, par les fortes mutations qu’elles entraînent dans la manière dont les richesses sont produites. Cela constitue une grave menace à la création d’emploi pour deux raisons. D’une part, les travailleurs qui ne satisferont pas aux nouvelles conditions de qualification ne peuvent pas postuler à ces emplois de type nouveau, et là c’est le champ libre aux salariés exogènes à nos régions. D’autres part, les travailleurs en milieu de carrière qui désireraient se recycler dans une autre activité ne peuvent pas non plus le faire et risquent de se retrouver chômeur à la place.
Cette révolution introduira une rupture qui impactera, chaque jour, nos vies et nos habitudes avant de transformer l’économie dans son ensemble. Vous l’avez sûrement lu : près d’un emploi sur deux (47%) serait menacé par la numérisation de l’économie. C’est ce qui ressortait d’une étude réalisée par Frey et Osborne, deux chercheurs de l’Université d’Oxford. » Dans tous les pays, ce sont les travailleurs les moins instruits qui courent le plus de risque de voir leur emploi supprimé « . Nous sommes en train de vivre aujourd’hui la quatrième révolution industrielle, celle du numérique, sans croissance économique et donc sans emploi. En effet, l’innovation numérique malgré ses nouveaux produits d’information et de communication, ne sera pas autant créatrice de croissance et d’emplois que les innovations industrielles d’autrefois. Nous vivons une période dans laquelle la vague de la destruction provoquée par les progrès de l’informatique ne parvient pas à tirer suffisamment vite celle qui est créatrice de nouvelles activités et de nouveaux emplois. Cette perte des emplois ne sera pas automatiquement compensée par de nouveaux emplois issus de nouvelles activités comme la transition écologique.
Dans la décennie à venir on risque d’assister à un phénomène économique pervers de paupérisation de la population avec le numérique, et ce du fait de la décrépitude probable des anciennes entreprises et de l’absence de recettes équivalentes en provenance du secteur numérique. Il faudrait donc compenser par une fiscalité directe accrue. C’est pour ces raisons qu’il faut arrêter de tergiverser sur le changement de modèle économique et social pour la Martinique et la Guadeloupe, et prendre acte que nous ne pouvons plus faire reposer la croissance, le progrès, notre avenir sur les contingences du passé. La révolution robotique et singulièrement numérique qui nous attend va remplacer aux Antilles près de la moitié de la population active par des machines en vingt ans. Un bouleversement potentiellement catastrophique. En effet, les risques du numérique sont bien prégnants, mais je pense qu’il y a encore des secteurs qui représentent de réelles opportunités de croissance pour la Guadeloupe et la Martinique et qui ne seraient pas trop impactés – voire pas du tout – par le boum du numérique et de la robotique : BTP, services à la personne, tourisme, industrie agro-alimentaire et green business (efficacité énergétique, production d’énergies renouvelables). C’est là dessus qu’il faut mettre le paquet en termes de formation, d’apprentissage, de réduction de charges et de fiscalité attractive pour éviter au maximum « le salariat exogène » tant décrié par certains.
A la croissance quantitative d’hier pilotée dans l’optique de création de profit à optique court-termiste se substituera une croissance-transformation, à la recherche de modèles de plus forte valeur ajoutée. Et donc place à l’économie de production et à l’émergence de robustes filières agro-alimentaire!
En ne prenant pas en compte ce faisceau de transformations structurelles, dans le cadre d’un nouveau modèle économique et social, on risquerait de passer à côté de l’essentiel.
La numérisation de la Guadeloupe et de la Martinique, c’est potentiellement un cercle vicieux, mais c’est quand on n’a plus d’espoir qu’il ne faut désespérer de rien.( citation de Sénèque issue de Médéa)
Jean-Marie Nol économiste