Quid de la déclaration de Manuel Valls aux Antilles :  « l’État providence c’est fini ! »

— Par Jean-Marie Nol —

Cette déclaration intervient dans un contexte où la Guadeloupe, est en quête de boussole dans une ère d’incertitude internationale, nationale et locale. L’annonce de Manuel Valls lors de sa récente visite en Martinique sur la « fin de l’État-providence » marque un tournant pour les territoires d’outre-mer, en particulier la Guadeloupe et la Martinique, qui reposent depuis des décennies sur un modèle économique largement soutenu par les transferts publics et surtout sociaux . En déclarant que « ce n’est pas l’État qui est responsable de la crise structurelle aux Antilles » et que les Antillais doivent désormais « se prendre en main », le ministre envoie un signal fort : l’ère de l’assistance systématique touche à sa fin. Cette déclaration intervient dans un contexte de rigueur budgétaire où le gouvernement cherche à réduire drastiquement le déficit public, notamment en annonçant aujourd’hui le gel de 9,1 milliards d’euros de crédits pour l’État et la Sécurité sociale. Une telle politique, appliquée sans distinction aux territoires ultramarins, risque cependant d’avoir des conséquences majeures sur leur stabilité économique et sociale.

Les Antilles françaises ont hérité d’un modèle économique marqué par une forte dépendance aux finances publiques. Depuis la départementalisation, l’État a joué un rôle prépondérant dans le développement local à travers des transferts publics, subventions , des aides sociales et des investissements massifs. Cette intervention constante a certes façonné des économies peu diversifiées, où le secteur privé peine à se structurer et à absorber la main-d’œuvre locale , mais a tout de même permise l’émergence d’une importante classe moyenne. La fin annoncée de l’État-providence pose donc la question de la transition économique de ces territoires et des solutions à mettre en place pour éviter un effondrement brutal.

Dans un monde où les repères traditionnels vacillent, la Guadeloupe se trouve à la croisée des chemins. L’ordre international, façonné par des décennies de mondialisation triomphante, connaît un brutal retournement. Les tensions commerciales, exacerbées par les politiques protectionnistes de l’administration Trump, la montée en puissance de la Russie et de la Chine et les nouvelles formes d’accaparement des ressources, redessinent les équilibres économiques. La menace de guerres  commerciales relancée par les premières mesures de l’administration Trump aux États-Unis, entre relèvement des droits de douane, accaparement des ressources et accès inégal au transport maritime, laisse présager une nouvelle ère de conflits et de destructions environnementales. Le vent de la mondialisation a tourné, et il n’y a guère plus que le pouvoir chinois, ironie de l’histoire, pour vanter les mérites d’un commerce international régulé par l’ouverture des marchés, les règles de la concurrence libre et non faussée ou les impératifs écologiques… Dans ce bouleversement accéléré de l’économie internationale, comment les Antilles françaises qui dépendent aussi de l’Union européenne peuvent-elles ajuster leur boussole stratégique ?

Au cœur de cette tourmente, les Antilles françaises, et en particulier la Guadeloupe, doivent réinventer leur modèle économique, à défaut de quoi elles risquent de voir leur avenir leur échapper.La sortie inattendue de Manuel Valls à la chambre de commerce et d’industrie de la Martinique devant un aeropage de chefs d’entreprises sur la « fin de l’État-providence » marque un tournant pour les territoires d’outre-mer, particulièrement pour la Guadeloupe et la Martinique, dont les économies reposent en grande partie sur les transferts publics et particulièrement sociaux . Dans un contexte où le gouvernement cherche à réduire le déficit public à 5,4 % du PIB en 2025, la fin programmée de l’État providence s’inscrit dans une logique de redressement budgétaire qui risque d’avoir des répercussions profondes sur l’ensemble des territoires de l’outre-mer et particulièrement aux Antilles .

Les Antilles françaises sont historiquement marquées par une forte dépendance aux finances publiques. Les subventions, les aides sociales et les investissements de l’État constituent une part essentielle du tissu économique local. La réduction des dépenses publiques va donc affecter directement plusieurs secteurs clés, à commencer par les services publics. C’est là dans ce contexte que la petite phrase du ministre de l’outre-mer sur la fin de l’État providence devrait tous nous interpeller autant que nous sommes encore sidérés par cette franchise déconcertante.D’un point de vue macroéconomique, la stratégie politique du gouvernement s’inscrit dans une volonté de restaurer la souveraineté financière de la France, en réponse aux exigences de l’Union européenne et des marchés financiers mais aussi dans la perspective d’un réarmement . Cependant, cette politique budgétaire rigoureuse, appliquée sans distinction aux territoires d’outre-mer, ne prend pas en compte leurs spécificités économiques et sociales. Contrairement à la France hexagonale , où le secteur privé est plus développé et capable de compenser en partie le retrait de l’État, les économies antillaises sont moins diversifiées et plus fragiles face à une baisse des transferts publics. Le futur danger réside donc bien pour la Guadeloupe dans une réduction drastique de la dépense publique. Prenons la référence de  Antonio Gramsci qui mérite réflexion dans la période troublée actuelle :

« Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. »

Comment interpréter cette déclaration. S’applique-t-elle à ce que vit la Guadeloupe actuellement ?

Cette phrase d’Antonio Gramsci illustre une situation de transition où un ordre ancien s’effondre sans qu’un nouvel ordre stable ne se soit encore affirmé. Dans cet entre-deux, il y aura une période d’incertitude, de déséquilibre et de tensions, où émergeront des forces chaotiques et parfois destructrices, qu’il qualifie de « monstres ».

Si l’objectif du gouvernement est de garantir la stabilité financière du pays, cette approche pourrait se révéler contre-productive en outre-mer, où les effets d’un désengagement de l’État risquent de se traduire par une aggravation des inégalités, un ralentissement économique et une montée des tensions sociales et politiques. Pour éviter un tel scénario, une adaptation des mesures budgétaires aux réalités locales s’avère essentielle. Une stratégie différenciée, combinant soutien ciblé aux secteurs stratégiques et encouragement à l’initiative privée, pourrait permettre d’atténuer les effets négatifs de cette austérité budgétaire tout en amorçant une transition vers une plus grande autonomie économique des territoires ultramarins à partir de la refonte du modèle économique et social.

La célèbre citation d’Antonio Gramsci résonne étrangement avec la situation actuelle : « Le vieux monde se meurt, le nouveau tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. » Elle illustre un moment d’incertitude où l’ancien système s’effondre sans qu’un nouveau modèle clair ne le remplace. Ce vide engendre des tensions, des dérives opportunistes et un climat de défiance généralisée. En Guadeloupe, ce constat s’applique à plusieurs niveaux : institutionnel, économique, social et écologique.

Sur le plan institutionnel, le statut du territoire reste une question brûlante. Si la Guadeloupe demeure sous l’article 73 de la Constitution française, le débat sur une évolution vers une autonomie accrue ne cesse de resurgir. Entre les tenants d’un statu quo aménagé avec la révision de l’article 73 de la constitution et ceux qui réclament une gouvernance plus forte localement à partir de l’article 74 , le fossé s’élargit. Mais le véritable problème réside dans l’absence d’une vision unifiée. L’actuel modèle semble insatisfaisant pour beaucoup, mais aucune alternative ne fait consensus compte tenu des risques financiers encourus avec l’autonomie .

Ce flottement crée une situation de paralysie, où chaque tentative de réforme se heurte à des blocages politiques et administratifs.

L’économie guadeloupéenne, elle aussi, est en pleine mutation, mais de manière subie plutôt que maîtrisée. Longtemps dépendante des transferts financiers de l’État et des aides européennes, elle se heurte à leurs limites. Malgré des subventions massives, le chômage demeure élevé et la dépendance aux importations fragilise l’archipel face aux crises extérieures. Certains acteurs prônent une relance par l’économie sociale et solidaire, d’autres misent sur une réforme de l’agriculture locale et la transition écologique et énergétique. Mais ces initiatives restent encore marginales face à un modèle économique qui peine à se réinventer. L’insularité de la Guadeloupe, couplée à des infrastructures insuffisantes, complique encore davantage cette nécessaire transformation.

Cette crise économique s’accompagne d’une crise sociale et identitaire profonde. Le malaise de la population s’exprime de différentes manières : contestations sociales, montée de la défiance envers les institutions, violences urbaines, développement du narco-traffic .

La jeunesse guadeloupéenne, notamment, semble en quête de repères. Nombreux sont ceux qui quittent l’île pour chercher ailleurs des opportunités qu’ils ne trouvent pas sur place. Ceux qui restent doivent faire face à la délinquance, un marché de l’emploi saturé et à des perspectives floues. Cette situation alimente un sentiment d’abandon, parfois exploité par des mouvements sociaux et contestataires radicaux.

Dans ce climat de tensions et d’incertitudes, certains « monstres », au sens gramscien du terme, font leur apparition. Il ne s’agit pas forcément d’entités visibles ou identifiables, mais plutôt de dynamiques qui menacent la cohésion sociale et politique du territoire. Parmi elles, la montée des discours extrémistes et populistes en provenance de l’extrême droite et de l’extrême gauche, qu’ils soient identitaires , populiste, ou anarchistes , cherchant à tirer profit du mécontentement général. La défiance croissante envers les institutions, qui pourrait mener à une forme de chaos, est un autre danger. Enfin, l’accroissement des inégalités et de la précarité risque d’exacerber les fractures sociales et d’enraciner des logiques de marginalisation.

L’autre grand défi de la Guadeloupe est celui de la transition écologique et énergétique . La vulnérabilité de l’archipel face aux changements climatiques impose une transformation en profondeur des modes de production et de consommation. L’érosion du littoral, l’intensification des cyclones et la dépendance énergétique aux énergies fossiles sont autant de signaux d’alerte. Pourtant, malgré ces enjeux cruciaux, les politiques environnementales peinent à s’imposer comme une priorité. La question de la souveraineté alimentaire, par exemple, reste largement illusoire au profit d’un modèle économique basé sur l’importation. Là encore, la Guadeloupe semble hésiter entre deux mondes : un ancien modèle dont elle perçoit les limites et un nouveau qu’elle peine à mettre en place.

Face à cette période de transition caractérisée par un flou artistique , plusieurs pistes d’action s’imposent. D’abord, il est essentiel de clarifier les alternatives pour l’avenir du territoire. Il ne s’agit pas seulement de débattre de l’autonomie ou de la révision du statut actuel d’identité législative , mais de proposer un projet global qui tienne compte des nouvelles réalités économiques, sociales et environnementales. Ensuite, il faut éviter les solutions simplistes qui se contentent d’exploiter les peurs sans proposer de réponses viables. Le populisme, sous toutes ses formes, ne ferait qu’exacerber les tensions existantes. Enfin, la participation citoyenne doit être renforcée. Si l’avenir de la Guadeloupe est laissé aux seules mains des décideurs politiques ou des élites économiques, le risque est grand que les fractures actuelles se creusent encore davantage.

Le destin de la Guadeloupe repose aujourd’hui sur un choix fondamental : subir les bouleversements en cours ou les anticiper pour construire un avenir plus stable et plus prospère. L’histoire a prouvé que les périodes de crise sont aussi des opportunités de renouveau, à condition d’avoir une vision et une capacité d’action. Or, c’est précisément ce qui semble manquer aujourd’hui : un cap clair, une ambition partagée et les moyens d’y parvenir. Tant que cet horizon restera flou, la Guadeloupe continuera d’évoluer dans un clair-obscur incertain, où les tensions et les incertitudes pourraient bien prendre le dessus sur l’espérance d’un monde nouveau.La fin de l’État-providence pourrait être perçue comme une preuve supplémentaire du désengagement de Paris, alimentant le sentiment d’abandon et renforçant les discours en faveur d’une politique disruptive . Si l’État se retire sans proposer de solutions alternatives viables, il risque d’accélérer un processus de contestation politique aux conséquences imprévisibles.Face à cette nouvelle donne, la question centrale demeure : comment réussir la transformation économique des Antilles dans un contexte de réduction des aides publiques ? Le gouvernement semble vouloir responsabiliser les acteurs locaux et encourager l’initiative privée, mais sans un accompagnement financier structuré et des investissements stratégiques dans le secteur de la production locale , cette transition risque d’être brutale et chaotique. Une politique de développement adaptée aux réalités locales, alliant soutien ciblé aux secteurs stratégiques et incitations à la création d’entreprises dans le secteur des nouvelles technologies et de l’intelligence artificielle, pourrait permettre d’amorcer un changement progressif. Mais sans une vision prospective claire et des moyens concrets, la fin de l’État-providence risque de laisser les Antilles dans une situation de fragilité accrue, avec des conséquences économiques et sociales lourdes à long terme.Alors, demain où va la Guadeloupe ?

La transition est en cours, mais elle est chaotique et non maîtrisée.Dans cet entre-deux, différents « monstres » peuvent apparaître . Contrairement à d’autres territoires qui anticipent leurs mutations, la Guadeloupe semble subir les événements plutôt que de les organiser. C’est ce flou qui rend la période actuelle particulièrement incertaine et qui rejoint l’analyse de Gramsci : « Le vieux monde se meurt, le nouveau monde tarde à apparaître et dans ce clair-obscur surgissent les monstres. »

En clair, tant que le « nouveau monde » ne prend pas forme, l’instabilité et les tensions risquent de s’aggraver aux Antilles.

Jean Marie Nol économiste