A Madiana en VO lundi 17 octobre 2016 à 19h30
— Par Dégé —
Le problème avec Toni Erdmann* est que ce film est vendu comme drôle, audacieux… Comédie, certes dramatique, mais « hilarante, inouïe, burlesque… ».
Il est vrai qu’à certains passages délirants on rit bien ; que souvent on sourit. Mais à vrai dire (question d’humour culturel ou question de réceptivité du public du jour ou question de fatigue personnelle…?) c’est au mieux un film ennuyeux, au pire un film angoissant. Ou l’inverse ?
Ce qui est sûr c’est qu’il questionne.
Sur sa longueur d’abord : 2h 42 minutes ! ? Pour exprimer le temps par un temps qui dure ? Une sorte de cinéma vérité ? qui voudrait prendre le temps de tout dire de la réalité des sentiments, de la société… ?
Discutable. Par exemple, la longueur de la scène, drôle au départ, où l’immense yéti bulgare se déplace dans un parc en faisant à peine réagir les promeneurs, est tout sauf réaliste même si elle se termine logiquement par le quasi étouffement de la « bête » ! Cette scène où l’on passe, de plan séquence en plan séquence, de la surprise, à la tendresse, au ridicule, à l’épuisement finit par mettre tout le monde dans une angoisse mortelle !
Ce film questionne ensuite sur sa signification. Une quête sur le sens de la vie ? Sur une singulière relation père fille ? Sur une critique de la société Bobo, une dénonciation du pouvoir économique, l’emprise du monde de l’argent ? Quel sens donner à tous ces grimages, maquillages, déguisements…ces fausses dents cent fois mises et remises ? Les opposer ou les identifier à la nudité, finalement, réellement affichée des corps ? Quel est le pouvoir réel ou la vanité de ces pitreries ? Y a-t-il un remède à l’insondabilité de la bêtise humaine capable de transformer les plus calculateurs en les plus sots, les plus crédules pour obéir aux dogmes de la sacro-sainte Entreprise…
Un peu de tout ça dans chaque thème abordé. Par exemple, le pouvoir et l’héroïne. Son père la regarde, avec consternation et ironie, lécher les bottes d’un futur client, puis à son tour dans le rôle de supérieure hiérarchique, utiliser ses subalternes comme des objets : réduits à n’être qu’un chemisier par exemple, voire même littéralement traités comme objet sexuel : ainsi de son collaborateur roumain (racisme social ou patriotique ?). Avant de trembler devant un PDG. Avant de montrer respect, amitié, et tendresse avec la stagiaire malmenée…
Elle souffre de cela aussi violemment que de son pied blessé. Mais elle refuse obstinément d’écouter son âme ou son corps. Elle s’accroche à son ambition sociale : travailler dans une des plus grandes entreprises de Singapour, donc internationale, donc inhumaine. Elle s’interdit tout ce qui peut empêcher sa réussite. En premier lieu le sourire, la petite blague, le rire…
Elle ne s’autorise que les divertissements conventionnellement admis et désirés dans un monde gangréné par le capitalisme : soirées mondaines, donc petits fours, champagne, drogue ; bars à stripteaseuses, donc sorties contraintes, ennuyeuses mais, récompense ultime, payées par la CB du patron ; shopping de luxe, sexe facile, relations intéressées… Le monde des traders, Wall Street, en plus petit et tout aussi dévastateur.
Elle se la joue d’une certaine manière et son père veut lui ouvrir les yeux sur ce danger, cette illusion. Par la dérision. L’incongru. L’inattendu…
A l’occasion de la mort de sa mère, elle tente « la voie du rire » indiquée par son père. Mais l’effort semble-t-il ne durera pas : elle veut suivre son chemin à elle (pas même féministe ?) quitte à revenir au pays une fois vieille, désillusionnée (ou enfin sage ?) à l’image de son premier grand patron.
Ce qui sauvera Ines ce ne sont pas les leçons de rigolades de son père, mais l’amour indéfectible de ce dernier.
La place de ce film à Cannes où il aurait frôlé la palme est donc toutefois justifiée par la richesse des questions qu’elle soulève. Même si elles sont parfois éculées.
La réalisatrice, Maren Ade, sous une apparente clarté et simplicité brouille les pistes. Les personnages, Winfried et Ines Conradi, deviennent par la volonté démonstrative du père des personnages aux noms fictifs : Toni et Ines Erdmann. Pourquoi cette « destructuration » ? On devine que si Toni s’invente « une fille de substitution » c’est pour inviter sa fille à se reconstruire plus sainement. Mais pourquoi entrer dans son jeu, dans sa vérité ? Pourquoi la réalisatrice n’impose-t-telle pas au père aussi cette mise à plat ? Car la mise en question du père, pour une saine reconstruction de lui-même, semble bien nécessaire. Pourquoi Maren Ade n’a-t-elle pas intitulé son film Ines et Toni Erdmann ?
Le rire que propose Toni n’est pas sain. Il n’est pas non plus une réponse philosophique ou religieuse : un grand rire nietzschéen, divin. C’est un rire au premier degré. Non pas de situation, où chutes, grivoiseries, quiproquos, bastonnades proposeraient une solution thérapeutique ou cathartique. Non. Toni n’y croit pas. N’y croit plus. S’il se résout à employer un coussin péteur dont il n’abusait plus depuis longtemps, c’est pour faire enfin sourire sa fille. De même que son grimage gothique arrivait encore à arracher un pauvre sourire à sa femme mourante.
C’est cela, le rire de Toni : un pauvre sourire, un sourire de pauvres i.e. de désabusés, d’impuissants face à tous, face à l’absurdité de tout. Surtout de la mort.
Le film devrait vraiment s’intituler Toni et Ines Erdmann car ni le père ni la fille n’a la solution au « problème de comment vivre heureux ». Et vous ?
* A Madiana en VO lundi 17 à 19h30