Patrick Tort, penser le matérialisme
— Par Lilian Truchon Philosophe —
L’importante somme proposée par le directeur de l’Institut Charles-Darwin est un ouvrage de référence qui examine les rapports entre sciences, croyance et pouvoir dans l’histoire des sociétés.
Pour Patrick Tort, il existe une histoire naturelle de la morale, comme il existe une histoire naturelle de la conscience et de la liberté. De même que les organismes les plus simples sont dotés d’une conscience (que Tort redéfinit contre la métaphysique), la liberté passe par différentes étapes d’autonomisation dont la conquête du symbolique demeure un pivot. Ces énoncés sont autant de conséquences d’un continuisme naturaliste qui implique l’existence chez l’animal d’ébauches de qualités dont l’homme s’est longtemps considéré comme le détenteur exclusif. Ils heurtent les oppositions rigides telles que Inné/Acquis, Déterminisme/Contingence, Nécessité/Liberté, Nature/Culture, entretenues par le discours philosophique et ses exercices ordinaires.Le matérialisme, selon Tort, n’est pas une « option de la philosophie », mais « la condition de possibilité et l’outil de la connaissance objective. Historiquement, il se confond, de fait, avec l’élaboration de la science moderne s’affranchissant graduellement des contrats de parole qui l’asservirent longtemps à la métaphysique et à la théologie ».
On peut ainsi considérer l’ensemble de cet immense traité comme une introduction raisonnée à la méthodologie qui préside à l’identification des enjeux historico-politiques de ce matérialisme scientifique : l’analyse des complexes discursifs. Le repérage et l’analyse des idéologies – dont leur dissociation d’avec la science est l’opérateur des avancées sensibles de la connaissance objective – sont donc nécessairement inclus dans son champ d’intervention critique. Sur cette base, Patrick Tort établit une nouvelle cohésion, affranchie des confinements académiques, des sciences de la nature avec les sciences de la société, lesquelles sont, les unes et les autres, des sciences de l’histoire.
On le sait, l’œuvre de Darwin est la clé de la compréhension du matérialisme de l’auteur, lequel a restauré « la logique qui structure l’anthropologie du savant anglais et le raccordement naturel de celle-ci à sa biologie évolutive, fondant la possibilité même d’un matérialisme cohérent entre les sciences biologiques et les sciences humaines ». D’où la notion d’« effet réversif », chaînon retrouvé de cette intelligence darwinienne de la civilisation comme sélection de comportements anti-sélectifs, retissant le lien et aussi les distinctions à réinstruire entre nature et société.
Sur le versant biologique, Tort enrichit son propos des apports contemporains des biochimistes Faustino Cordón et Chomin Cunchillos sur la structuration de la réalité du vivant en différents niveaux d’intégration. Il évite l’écueil du réductionnisme théorique grossier, revers obligé du dualisme dans leur commune impuissance à penser la nouveauté évolutive. À ce titre, il conteste l’interprétation mécaniste du vivant qui réintroduit analogiquement la transcendance de l’ingénieur ou de l’artisan, et refuse comme Darwin d’inscrire la conscience sous la dépendance stricte de la détention anatomique d’un cerveau.
Une référence pour ceux qui sont lassés par les dogmatismes stériles
Ce dualisme méthodologique persistant dans la philosophie est l’indice que cette discipline est habitée par une métaphysique résiduelle de la rupture et des commencements absolus. Ainsi, même s’il intègre d’une façon nécessairement critique des notions philosophiques comme celle de « dialectique », le matérialisme que ce livre interroge et construit n’est pas un « point de vue » philosophique, fût-il marxiste.
Il est à parier que cet ouvrage d’épistémologie foisonnant qui propose de nombreuses études de cas – citons, entre autres, celle sur Lyssenko –, deviendra une référence, en particulier pour tous ceux qui, lassés par les dogmatismes stériles de la rupture et du réductionnisme, souhaitent se doter d’une intelligence globale des phénomènes dit d’« émergence » dans la nature et dans la société.
des sciences du vivant et de l’humain
Patrick Tort a fondé l’Institut Charles-Darwin international (www.darwinisme.org), qu’il dirige aujourd’hui. Chercheur au Muséum national d’histoire naturelle, il est lauréat de l’Académie des sciences, docteur d’État en philosophie et linguistique. Il a publié plus de cinquante ouvrages concernant l’histoire et la théorie des sciences du vivant, mais aussi des sociétés humaines. Il conduit la traduction et l’édition des œuvres de Darwin.
Qu’est-ce que le matérialisme ? Introduction à l’analyse des complexes discursifs, de Patrick Tort. Éditions Belin, 992 pages, 34 euros.
Lilian Truchon
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