Du 21 novembre au 3 décembre 1831 s’est produit le premier soulèvement d’ouvrières et ouvriers de la soie et des métiers rattachés au tissage, très implantés sur les pentes de la Croix-Rousse, à Lyon. L’historienne Michèle Riot-Sarcey nous raconte cette lutte contre l’exploitation et l’asservissement qui règnent dans les ateliers.
La révolte des canuts lyonnais de 1831 figure dans les annales du mouvement ouvrier depuis son origine. Elle succéda à celle de Manchester du 16 août 1819, connue sous le nom de « massacre de Peterloo ». En hommage aux ouvriers anglais, le grand poète Shelley écrivait : « Éveillez-vous de votre sommeil, vous êtes nombreux, ils sont peu. »
À Lyon, nous devons à la poétesse Marceline Desbordes-Valmore le plus beau regard qui ait été posé sur une population ouvrière. Les canuts ne demandaient qu’une chose la « liberté ». L’idée est exprimée par ces mots : « Vivre libre en travaillant ou mourir en combattant. » Plus globalement, être libre voulait dire pouvoir agir dans tous les domaines : « Politiquement, intellectuellement et matériellement. »
Ovaliste, ourdisseuse, passementière…
À Lyon, être libre, c’est être maître de son propre travail, donc en capacité de fixer, par contrat, un prix minimal de la pièce d’étoffe produite. « Liberté » est le mot de ralliement des ouvriers en soie, tous regroupés le long des pentes de la Croix-Rousse. Le chef d’atelier, comme le compagnon, entourés de leur famille, travaillent dans les appartements adaptés aux métiers à tisser sur lesquels les talents et la force de travail s’exercent, souvent quinze heures par jour. Nombre de métiers féminins sont associés à l’atelier de tissage : ovaliste, ourdisseuse, passementière, etc. Dans l’ombre des hommes souvent, elles participent, à leur mesure, aux différents combats.
Dès les années 1820, les fluctuations du prix payé à la pièce par les négociants suscitent des mouvements de protestation. La tradition des associations mutuellistes, en lien avec les conseils de prud’hommes très prisés des ouvriers, commençait à prendre de l’ampleur. Selon l’historien Fernand Rude, entre 1827 et 1828, les chefs d’atelier d’abord, les compagnons ensuite (ferrandiniers en particulier), fondent les bases d’une véritable organisation.
Des liens tissés avec les ouvriers de la Guillotière
La ville et ses faubourgs comptent 8 000 chefs d’atelier, 20 000 compagnons divisés en 40 circonscriptions de quartier ou de rue. Le mutuellisme s’est transformé en sociétés de résistance. L’Écho de la fabrique, dont le premier numéro est imprimé en octobre 1831 se fait l’écho des revendications. La dénonciation des pratiques d’asservissement de la part des négociants, la propagande en faveur de l’association ouvrière, l’idée d’un contrôle de la production, la démocratie dans le travail, sont autant de thèmes qu’aborde le journal au cours des mois qui suivent la révolte des canuts.
Ces prolétaires, « nouveaux barbares » comme ils sont nommés dans le Journal des débats, plus proches des idées utopistes que républicaines, font peur à la bourgeoisie lyonnaise et pas seulement. Les négociants en soie, qui prétendent se nommer fabricants, craignent par-dessus tout les coalitions ouvrières. En novembre 1831, la coalition se prépare, les rues s’animent.
L’agitation est d’autant plus dommageable pour les intérêts des propriétaires que des liens se sont tissés avec les ouvriers du quartier de la Guillotière, de l’autre côté du Rhône. Aussi les autorités se mobilisent. Le préfet de la région organise des rencontres et parvient à persuader les prétendus fabricants d’accorder un tarif minimal. Mais, très vite, les négociants remettent en question l’accord fragile.
Lyon est au pouvoir des ouvriers, qui n’en ont que faire
Le 21 novembre, en groupe et en nombre, bras dessus bras dessous, les canuts, sans armes, descendent la grande côte, côté Saône, jusqu’à la place des Terreaux où se trouve l’hôtel de ville. Le 23, les ouvriers aidés des « volontaires du Rhône », armés eux, sont maîtres de la ville. Lyon est au pouvoir des ouvriers, qui n’en ont que faire. Les canuts savent, mieux que d’autres, qu’il n’existe aucune liberté politique si l’exploitation et l’asservissement règnent dans les ateliers. Politique et social sont alors étroitement liés. C’est de la fabrique qu’il s’agit. Rester maîtres de leur métier comme de leur fabrication, être en capacité de s’organiser, tels sont les vœux de la plupart des ouvriers en soie.
Le 24 novembre, l’hôtel de ville est occupé. Le 26, un tarif minimal est affiché. En vain, il n’est pas respecté. La troupe est mobilisée, à défaut de la garde nationale, passée en partie du côté des insurgés. Le duc d’Orléans, fils de Louis-Philippe, accompagné du maréchal Soult, entre bientôt dans la cité. Du 29 novembre au 3 décembre, « c’est l’agonie », comme l’écrit Fernand Rude.
Une répression encore plus sanglante en 1834
Et pourtant, les prolétaires ne sont pas vaincus. En 1834, les canuts récidivent, la répression sera encore plus sanglante. Stendhal rendra hommage aux insurgés dans son roman inachevé Lucien Leuwen.
Après avoir tremblé, le pouvoir central s’est repris. Dès 1834, les réunions de plus de 20 personnes sont interdites et la question sociale, détachée du politique, en sera définitivement séparée après 1848. L’ouvrier, a fortiori le prolétaire, devra se policer, se moraliser, et si possible devenir propriétaire pour devenir citoyen. La propriété même symbolique deviendra condition de la citoyenneté, ne serait-ce qu’en étant maître de son foyer et tuteur de son épouse, à qui les autorités républicaines, y compris les responsables socialistes, refusent le suffrage en 1848. Le Code civil veille au bon ordre des familles. La séparation entre social et politique sera définitivement acquise selon le modèle libéral.
À lire : l’Écho de la fabrique, naissance de la presse ouvrière à Lyon, sous la direction de Ludovic Frobert (ENS éditions, 2010)
Source : L’Humanité