— Par Janine Bailly & Paul Chéneau —
La récente « tournée » sur l’île d’Edwy Plenel, ce presqu’enfant du pays, dans le cadre de la semaine de la presse dont le thème était « La liberté d’expression, ça s’apprend », a déjà fait couler beaucoup d’encre. Nous aimerions cependant rendre compte ici de quelques-uns des moments privilégiés qu’il a partagés avec la jeunesse martiniquaise, d’autant que selon son propre aveu, ce sont ces moments d’échange qu’il gardera plus particulièrement en mémoire.
Nous l’avons vu et entendu, à la Bibliothèque Universitaire de Schœlcher, répondre avec sa verve coutumière, non dénuée d’humour, aux questions judicieuses préparées par un petit groupe d’étudiants.
Interrogé sur ce qu’est Mediapart, il répond que le journal-papier reste un milieu clos, et que ses collaborateurs et lui-même se sont saisis de la révolution internet pour créer ce journal numérique et y défendre le meilleur de leur tradition. Il s’agit d’aller chercher les informations cachées, sans pour autant faire la course au scoop, il s’agit d’être le laboratoire d’une nouvelle presse du XXIe siècle, il s’agit encore d’être le journal d’une France multi-culturelle. Mediapart est une aventure collective, au sein de laquelle le journaliste assume son rôle de transmission et permet l’accès au savoir. Mais pourquoi un journal payant ? Parce que l’acte d’achat est important, et que la démocratie comme l’indépendance ont un prix. Pour parfaire sa définition, Edwy Plenel développe une jolie métaphore inspirée d’un célèbre sport local : « Mediapart est une petite yole rapide qui file très vite. » Sur la question de la transparence, l’idée est qu’il faut défendre les sources, les lanceurs d’alerte, et que seul un juge devrait pouvoir, en cas d’intérêt supérieur de la nation, lever le secret de ces sources.
Autre interrogation venue des étudiants : que dire du sens de l’engagement ? Qu’il faut aller vers un horizon, que la France est une nation arc-en-ciel riche de ses minorités, que Césaire, Fanon et Glissant ont sauvé le futur, sauvé les valeurs dont l’Europe et la France se réclamaient, qu’il ne faut pas conjurer la peur de sa propre humanité en s’en prenant à l’autre. Edwy Plenel cite alors l’exemple de Nelson Mandela, qui sut tendre la main à tous, même aux Blancs qui furent les oppresseurs de son peuple.
Mais à la question suivante : « Quelle est votre vision du paysage médiatique martiniquais ? », Edwy Plenel, riant franchement sous sa moustache, demande un « joker ». Il ajoute pourtant que le numérique offre d’immenses possibilités, d’autant plus qu’un journal comme Mediapart est participatif de par son club. Le numérique permet la création de journaux indépendants et sans frontières, l’essentiel étant de produire de l’information au service du public.
Enfin, courageusement, un des étudiants se lance : « Et l’enquête sur les problèmes de l’Université Antilles-Guyane ? ». La réponse arrive sans tarder, claire, précise, honnête : « On met des faits sur la table, on ne juge ni ne condamne, et l’enquête continue. »
D’autres rencontres avec les plus jeunes ont eu lieu dans différents établissements de l’île. Nous pouvons parler de celle organisée par le documentaliste – fait apprécié du journaliste – au lycée de Bellevue, et qui se tint dans un amphithéâtre bondé où il avait fallu au préalable réserver sa place !
À ces jeunes gens, qui ont tout l’avenir ouvert devant eux, il loue les mérites du numérique, qui permet l’indépendance au contraire des journaux-papier, ces derniers passant sous les fourches caudines des actionnaires. Une indépendance qu’il faut accepter parfois de payer en procès : sur une soixantaine, Mediapart en a perdu trois. Edwy Plenel parle aussi d’engagement, disant à cette génération qu’elle est concernée, qu’elle ne doit pas rester spectatrice, silencieuse ou cynique, qu’au contraire elle a rendez-vous avec sa liberté, que la démocratie, ce n’est pas élire son maître, le Président, et retourner à ses occupations. Pour illustrer cette nécessité de l’engagement, il reprend une formule qui fut en d’autres temps celle de Max Frisch, écrivain suisse de langue allemande : « Pire que le bruit de bottes, le silence des pantoufles ». En ce qui concerne l’état du monde, il rappelle que les quatre-vingt-cinq personnes les plus riches possèdent autant que la moitié de l’humanité, et pense qu’un monde où règne un tel niveau d’inégalité prend le risque de courir à la guerre « comme fuite en avant, comme échappée, comme quête d’un précipice ». Une société ne doit donc pas se construire seulement sur le matérialisme, la compétition, l’appropriation et la rivalité.
Pour alléger un discours qui pourrait sembler parfois trop pesant, l’orateur a recours aussi à de plaisantes anecdotes : à la mort de Che Guevara, en 1967, il écrivit deux lettres de solidarité, l’une au peuple cubain, l’autre à la famille du défunt. Il les fit signer par sa classe, puis les déposa solennellement à l’ambassade cubaine… où, déception, on lui offrit du Coca, la boisson de l’impérialiste américain !
C’est en convoquant le souvenir de son père Alain, vice-recteur de la Martinique dans les années cinquante, exilé à la suite des émeutes de 1959 pour avoir pris parti et su dire non, qu’Edwy, saisi d’une légitime émotion, nous révèle sa sensibilité. Il nous apprend qu’il va remettre à la Martinique toutes les archives du défunt, « parti en poussière » en 2013 mais qui sera présent sur l’île – ce pays « qui, au fond, nous a enseigné » –, par ses manuscrits, au rang desquels un livre sur la Martinique, jamais publié. Il conclut en disant que « l’important est de laisser une œuvre-vie, pas une mémoire morte. »
Pour clore ce temps de rencontres nous avons, le samedi matin, cédé au plaisir un peu enfantin d’aller demander un autographe à Edwy Plenel lors de la séance de dédicace qu’il partageait, à la Cas’à Bulles, avec le dessinateur François Gabourg. Bien nous en a pris, car, encore que sa voix fût, après toutes ces interventions, un tantinet fatiguée, c’est avec sa gentillesse et sa faconde habituelles qu’il a bien voulu répondre à nos dernières questions !
Fort-de-France, le 5 avril 2015
Janine Bailly – Paul Chéneau