Intervention au Mai-Poésie 2023 de Balisailles
— Par Georges-Henri Léotin —
Nous voudrions articuler cette présentation de Roger Parsemain à partir de 3 grands axes :
I) La poésie de Parsemain comme ouverture au monde
II) Histoire et Géographie chez R.P.
III) Poésie et sacré chez R.P.
*
I. La poésie comme ouverture au monde…
Le rapport de l’Homme avec le monde, avec la nature, peut être un rapport de domination, d’exploitation. L’Homme se veut alors comme « maître et possesseur » de la nature, selon la formule cartésienne bien connue. A l’inverse de cette prétention à la domination et à l’asservissement, la poésie peut être un moyen d’ouverture au monde, un accès à tout ce qui nous échappe dans notre quotidien quand notre rapport à la nature est purement utilitaire et technique. Écoutons Parsemain qui nous invite à nous émerveiller d’une aurore :
« Ouvre les yeux
Pour découvrir le don du jour
Avec le couteau de l’absinthe
Pupille verte d’une victoire brève
Au zinc du premier bar ouvert »
(Ma ville fervente, p.53)
Dans L’Hidalgo des campêches, et dans un poème intitulé Matin, il est question d’un paysan venu s’occuper de ses bêtes au lever du jour :
« Homme
Simplement homme de bêtes dans le petit-matin
Il revient par le creux du morne et cause à l’air, aux arbres
Mouvement lent du cou des vaches nous surprenant encore
Parlons avec la terre, épiderme contre épiderme
Bleu, si bleu le matin ! Plus calme que le reste du jour aux mille attentes »
L’Homme qu’évoque Parsemain n’est pas au dessus de la nature, il s’y fond ; il parle à l’air, il parle aux arbres. Le poème se termine par un appel à aimer la vie, malgré son âpreté, malgré, ou plutôt à cause, de ses mystères :
« Les sueurs sont sel du séjour dans la vie
La vie, rien que la vie à aimer
La vie, hébétude si douce,
La vie, simple berceuse de branche
La vie, son cri feutré fait de terre sèche au pelage
d’humus léger des forêts sèches
La vie à boire sans sucre vers le métal des mers aux éclairs. »
(Les connaisseurs verront l’origine de l’image « la vie à boire sans sucre » – notre créole dit « san dou »).
L’Homme que chante Parsemain n’est pas, on l’a dit, un conquérant dominateur. Pour le poète, nous devons songer qu’il n’y a pas que l’homme à habiter le monde, et que l’homme ne doit pas se croire le maître du monde. Écoutons sur ce point les paroles d’un personnage qu’il appelle le Prisonnier de l’île, dans L’Hidalgo des campêches. Il évoque tourterelles, merles et cayalis :
« J’ai vu passer les tourterelles qui vous ressemblent.
Des merles aussi, pauvres oiseaux sans gloire,
Mais qui savent nous visiter aux fêtes silencieuses de la mémoire.
(…)
J’ai vu les cayalis mourir sans vous connaître.
Leurs funérailles se déroulèrent très loin de vos murs aux créneaux soignés
Cachant des toits aux plus belle tuiles
Funérailles inaudibles dans les fonds où frissonnent des bambous immenses
Autour du fromager têtu et magnifique ».
Analysons maintenant ce beau passage, toujours dans la bouche du Prisonnier de l’île, dans L’Hidalgo des Campêches :
« Laissez – moi recueillir les larmes du ciel posées aux cordes des ignames
enroulées comme serpents à l’inconnue genèse ».
Les larmes du ciel du poète, ce sont les fleurs de l’igname. On peut passer sa vie aux Antilles sans avoir jamais vu les fleurs de l’igname ni ses cordes. Pour tenter de répondre au questionnement de l’expression « inconnue genèse », peut-être que les cordes et les fleurs sont prévues par Dieu, ou la Nature, pour indiquer la maturité de son don : une igname en fleurs peut être fouillée. Mais déjà nous avons débordé le mystère poétique pour tenter un éclaircissement trop rationnel, l’idée d’une espèce de finalisme de la Nature au service de l’Homme. Peut-être vaut-il mieux en rester à l’inconnue genèse de Parsemain, qui ouvre à l’interrogation, parle à l’imagination, sans proposer d’explication (comme : un hypothétique plan de Dieu ou de la Nature).
*
Le monde de Parsemain apparait comparable au monde du jeune Saint-John-Perse dans Éloges : émerveillement face à la nature : végétaux, animaux, campagne, montagne, mer…Autre point commun avec le jeune Perse : une certaine angoisse devant la fuite du temps, le sentiment du caractère éphémère des choses que nous aimions, des bonheurs de l’enfance. Parsemain note dans Prières chaudes :
« Je m’étourdis de l’infini baiser de la mer et des varechs
Mes bonheurs raccourcissent au fil des jours «
(On peut penser à ce que dit Perse dans Éloges : « Sinon l’enfance, qu’y avait-il alors qu’il n’y a plus ? »)
Nous pouvons aussi évoquer ici le recueil An ti ziédou kozé de Térèz Léotin (dont Parsemain a écrit la post-face) : une poésie créole où les animaux parlent –du moins on leur prête un discours ; une poésie qu’on pourrait dire écologique :
« Nou an bwa piébra ! » (Les arbres sont nos mères protectrices)
*
II) Histoire et Géographie dans la poésie de RP.
Il y a une école contemporaine qui pense l’Histoire du point de vue de ce qu’elle appelle le temps long, la longue durée : c’est la problématique de Fernand Braudel. Une histoire des permanences, c’est évidemment paradoxal dans le sens où il y a histoire pour autant qu’il y a changement, évolution. Mais en même temps, certaines constantes, géographiques par exemple, sont à prendre en compte par l’historien. La dimension géographique spécialement : l’étendue du pays, son relief, sa population…peuvent expliquer en bonne partie le succès de la révolution anti-esclavagiste d’Haïti en 1804 et celui de la guerre d’Indépendance de l’Algérie en 1962. Un autre exemple, qui nous ramènera à Parsemain : le lien entre le marronnage et la montagne. Dans L’Hidalgo des campêches, Parsemain parle de son amour pour les Capesterre, à la fois pour leur beauté physique, géographique (Ici l’Océan tisse sa parole interminable…) et parce qu’elles ont été des refuges (…Ultime demeure des Sauvages…Premier refuge des marrons.).
La poésie de P. m’apparait comme une poésie qui privilégie le temps long sur l’évènement, les permanences sur les petits changements. Cela ne signifie évidement pas chez lui : indifférence aux grands changements. Il faut ici prendre des exemples, comme celui du Canal (du François) dans Litanies pour un canal.
Le Canal est mémoire, il a beaucoup vu et entendu et en est devenu blasé (c’est l’adjectif qu’emploie P.) :
« Le canal est blasé : Il a tant vu et tant regardé : Il sait les rugissements de la ferraille et la clameur du feu / Il sait la majesté sourde des wagons noirs et le long rictus des rails / Il sait l’empois des vinasses et de l’eau fumante / Il sait le dégouttant des cannes et le réjouissant des sucres / Puis il vu s’assoupir la nervure d’acier rouille et noire…/ …les pleurésies sous la pluie pour les travailleurs de la nuit….la fusillade déboisant la foule à l’aube du siècle… »
Mais, après nous avoir dit que le Canal est ou pourrait être mémoire immense, voici ce que nous dit plus loin le poète :
« Le Canal est oubli
En sa mémoire se mêlent / Les jours et les mois / Les années et les Siècles
Le Canal est oubli de lui-même »
Le Canal est un peu come la Mer, dont Saint-John-Perse rappelait qu’elle était « sans stèle ni portique », qu’elle ne conservait pas traces des innombrables évènements dont elle avait été témoin. Mais parlant du Canal, c’est sans doute de nous-mêmes que parle le poète. Parsemain précise :
« La mode est à l’oubli / La mort des humains consacre l’oubli / L’arête des maisons est parfaite / Les vitres et le métal sont parfaits / Tout est parfait / Les poètes n’ont rien à faire ici / Tout est parfait / Que les poètes s’en aillent. » (p.70).
Le poète pourrait nous dire l’âme du Canal, la mémoire du Canal, mais les préoccupations sont ailleurs, dans ce qu’on pourrait appeler développement économique, progrès technique, aménagement du territoire…
*
Toujours dans cette problématique du rapport de Parsemain à l’Histoire, dans Ma ville fervente, on peut (re)lire les évocations poétiques d’évènements dramatiques et même tragiques de l’histoire du François. Le drame historique est rappelé entre parenthèses et présenté comme anecdote. Il y a sur ce point une belle formule de Paul Valéry, qui dit :
Les évènements ne sont que l’écume des choses, ce qui m’intéresse c’est la mer
Parsemain rappelle brièvement les évènements : 1900, des soldats se saoulent dans une maison du bourg proche de l’usine avant de fusiller des grévistes, le 8 février. / 1954, des C.R.S. furent casernés en ces mêmes lieux lors des grèves de coupeurs de cannes.
Mais derrière l’évènement, il y a la méditation poétique sur la mémoire ou plutôt l’absence de mémoire des lieux. Des lieux qui ne portent pas traces écrites (il n’y a pas si longtemps qu’une plaque a été apposée près de l’usine du François en mémoire et en hommage aux Fusillés de 1900). Le poète, à sa façon, avec ses armes, doit restituer la mémoire :
« Je te dirai ma ville…/…ses hoquets de siècle naissant à peine. / Nous ne savions point les lire dans la poussière du mur bas longeant la rue Perrinon. Ruines…Ninive ! » (Ma ville fervente, p.16)
« Ô chansons mortes des « âmes mortes », jamais bien nées
aux bombances des villes comptables !
Ô nous ! Rois de l’errance, porteurs des mots d’ailleurs !
Poètes ! quels poètes ?
Pauvres vanités trébuchant dans leurs ornières de paroles !
Souvenirs ! quels souvenirs ?
Vous fûtes enfants de la terre et des mornes !
Vous fûtes enfants de poussière ! Vous fûtes enfants de rien ! (…) » (M.VF,p.17)
III. Poésie et sacré dans l’œuvre de Parsemain
Parsemain a été militant communiste dans sa jeunesse. On peut voir quelques signes de cet engagement dans ses premières œuvres (dans l’évocation par exemple de ce qu’on peut appeler le chemin de croix de militants quasi-martyrs, à qui il consacre nommément des poèmes, tel Dolor BANIDOL dans Prières chaudes (Tu crois encore en ceux qui te lancent des pierrres / C’est là ta force / C’est là notre chemin ) ; ou encore Paul ALCINDOR dans Ma ville fervente (« Débraillé, mauvais nègre ! Communiste ! / Croyant aux rêves fous…voyant d’amours impossibles ! » …). Nous disions aussi au début de cette présentation que l’œuvre de Parsemain est très loin de faire l’apologie de la Raison technicienne, et que dans sa démarche il ne semble pas mettre l’homme à part dans la nature, comme créature de Dieu appelé à dominer une Nature faite pour lui (cette conception du monde se trouve dans l’Ancien Testament).
Mais, au risque de surprendre, je crois qu’on peut faire une lecture chrétienne de la poésie parsemainienne, et plus précisément une lecture catholique de l’œuvre de Parsemain.
Quand on considère la forme, il y a abondance de vocabulaire écclésiastique, lié à la liturgie catholique, pour désigner les œuvres elles-mêmes, ou leurs différentes parties, sous-titres : Prières, Litanies, vêpres, mâtines (cf. Frère Jacques), Angélus, Messe de sortie…On trouve aussi chez P. bien des références à des pratiques, des comportements et des évènements liés à la foi catholique : Madone, Carême (qui a un sens à la fois météorologique et religieux), onctions, tocsin, ferveur (Ma ville fervente)…
La répétition, constitutive de la litanie, est un procédé chez lui assez fréquent.
Maladresse quand elle est involontaire, la répétition a une dimension esthétique, rhétorique, poétique, qu’un dicton résume bien : « Bis repetita placent » : les choses répétées plaisent.
Quand maintenant on considère le fond, on trouve chez Parsemain une problématique chrétienne : le souci que le poète a des petites-gens, chez qui il perçoit souvent la véritable noblesse, celle du cœur, pas celle liée à la fortune, à l’argent.
Deux exemples parmi d’autres : l’Hidalgo des campêches ne compte pas ses chevaux : on peut retrouver là le mépris historique du Christ pour l’argent : il est plus difficile à un riche d’entrer dans le royaume des cieux qu’à un éléphant de passer par le chas d’une aiguille.
2ème exemple : le personnage de Lola, dans l’Hidalgo des campêches. On pense qu’il s’agit d’une prostituée et d’une malheureuse, méprisée par les bonnes-gens du Bourg. Et ne voilà –t-il pas que Parsemain en fait comme son porte-parole et la met au même plan que l’Hidalgo des campêches quant à la noblesse de cœur :
« Je n’ai point le goût de l’injure, moi qui n’ai reçu que l’injure…Laisse-moi te ressembler, ô Hidalgo des campêches » (A rapprocher du militant communiste évoqué plus haut, dont le poète dit qu’il « croit encore en ceux qui lui lancent des pierres »).
Pour Parsemain, et c’est un trait présent dans toute son œuvre poétique, il y a souvent authentique noblesse, dignité, grandeur d’âme, hauteur de vue, chez ceux que l’on appelle le petit peuple ; il y a comme une aristocratie du cœur chez les gens modestes. Inversement, l’arrogance et la suffisance qu’on trouve souvent dans la « haute société » – ou celle qui se présente comme telle, ce sont des traits de bassesse…
***
J’ai voulu donner quelques balises pour naviguer en poésie parsemainienne. L’essentiel, c’est toujours de s’y plonger soi-même. On peut difficilement réduire une grande poésie à quelques schémas directeurs, chacun pourra y trouver beaucoup d’autres choses que les quelques idées que je viens d’émettre. De toute façon, la poésie n’est pas réductible à l’idée.
Je vais terminer avec un beau passage de l’H.D.C. où Parsemain, faisant parler un personnage qu’il appelle le Prisonnier de l’île, semble demander aux Dieux, pour lui-même, l’inspiration et la force pour accomplir son œuvre :
« Donnez-moi, oui donnez-moi aujourd’hui les gifles du temps sorcier avec les paroles accumulées
Paroles jamais dites
Paroles-tisons tenaces sous une cendre de campêche
Paroles strates d’heures et d’années,
Paroles en mémoires mêlées des peuples
Paroles des villes sombrées dans la poussière du désert
Paroles des villes surgies dans les promesses du désert (.…) ».
Georges-Henri LÉOTIN
(Présentation de l’œuvre poétique de R. Parsemain, Festival Mai- Poésie 2013 de « Balisailles », Saint-Esprit)
[Ces analyses se fondent essentiellement sur les œuvres : Prières chaudes/Litanies pour un canal, éd.Caribéennes 19982 ; Ma ville fervente, éd. Chants d’archipel 1984 ; L’Hidalgo des campêches, éd.Hatier 1984 ; Reliquaires des songes/Cendres du Phénix, éd. Nouvelles du Sud 1992]
***