— Par Guy Lordinot, ex-député —
Les événements violents que nous vivons depuis quelques mois nous invitent à une réflexion sur le devenir de la Martinique. S’il est vrai selon Frantz Fanon que « chaque génération doit, dans une relative opacité, trouver sa mission, la remplir ou la trahir » quelle est celle des acteurs qui sous l’étiquette de « Martiniquais éclairés » ou de « militants RVN » (rouge vert noir) ont conduit les récentes opérations-commando ? La réponse à cette question peut être éclairée par les missions des trois générations qui se sont succédé depuis la fin de la deuxième guerre mondiale.
Au sortir de cette guerre, juste après l’administration cruelle de l’amiral Robert, les Martiniquais vivent pour l’immense majorité dans un état préoccupant de grande pauvreté et de précarité. Sur ce terreau favorable, le Parti Communiste prospère. Il mène vigoureusement les luttes syndicales et politiques pour conquérir l’amélioration des conditions de vie des travailleurs. Dans la même période, les instituteurs œuvrent sans relâche pour aider leurs élèves à acquérir des diplômes leur ouvrant l’accès à une meilleure situation sociale.
C’est dans ce contexte que le député Aimé Césaire propose au Parlement d’ériger la Guadeloupe, la Guyane, la Martinique et la Réunion en départements français afin de marquer la fin de la colonisation et conférer aux populations de ces quatre colonies l’égalité des droits avec la population de la France hexagonale. Le vote est acquis le 19 mars 1946, soulevant un immense espoir dans ces nouveaux départements.
Sous sa conduite tutélaire, les Martiniquais ont conquis une dignité d’hommes capables de s’assumer et de gérer les affaires du pays Martinique. (…)
La voie de l’assimilation…
La génération suivante s’est trouvée devant deux alternatives : poursuivre sur la voie tracée par Césaire ou, au contraire, répondre au fort désir de mieux-être revendiqué par la majorité de la population, en réclamant un renforcement de l’assimilation. C’est ce deuxième choix qui a été retenu et les élus de gauche, comme de droite,ont mené vigoureusement bataille pour obtenir l’égalité sociale avec les Français de l’Hexagone. C’était le choix de l’assimilation et donc de la distanciation d’avec nos voisins des pays de la Caraïbe. Ce choix n’était pas unanime au sein de cette génération.
En témoigne le combat mené par les jeunes de l’Organisation de la Jeunesse Anticolonialiste de la Martinique (OJAM) au début des années 1960. Ces jeunes, au nombre desquels il y avait plusieurs adhérents du Parti Communiste, avaient entrepris de mobiliser l’ensemble de la population martiniquaise sur le slogan « la Martinique aux Martiniquais ». Ils se sont heurtés d’emblée à une violente hostilité des élus de droite et à la passivité des élus de gauche. Ils ont perdu le combat et nombre d’entre eux ont été emprisonnés à Fort-de-France, transférés en catimini à Paris (prison de la Santé) puis à la prison de Fresnes où ils bénéficiaient d’un statut de prisonniers politiques obtenu grâce à la combativité de leurs avocats. C’est dans cette prison de Fresnes que Victor Lessort a créé le drapeau Rouge Noir Vert avec le concours de Rodolphe Desiré. (…) Les enfants de la génération Césaire ont,dans les faits, opté pour un recul de responsabilité, pour une plus grande insertion dans l’Europe au détriment d’une coopération caribéenne.
Il manque une disposition essentielle
Pourtant, une autre alternative, véritable voie de responsabilité et de construction caribéenne existait. Elle était plaidée à l’Assemblée Nationale, malheureusement portée par une seule voix, une voix dissidente au sein de la représentation parlementaire de la Martinique. Elle n’a donc pas pu prospérer.
La génération des petits-enfants de Césaire a coïncidé avec l’apparition et l’explosion des techniques d’information et de communication. (…) La génération des arrière petits-enfants de Césaire, celle qui s’exprime à travers les événements récents, semble souhaiter un retour à l’Afrique originelle des esclaves déportés en Martinique.
Il manque à son discours une disposition essentielle : comment prévoit t-elle de subvenir aux besoins matériels de la population ? Comment maintenir le niveau de vie des Martiniquais qui est largement assuré, actuellement et depuis des décennies, par des transferts financiers provenant de l’État ?
Sa mission est-elle de se diriger vers un rapprochement avec les pays voisins de la Caraïbe ? Cela suppose une distanciation par rapport à la législation et à l’administration françaises, condition indispensable à la fin de la politique coloniale ?
En l’absence de réponses claires et crédibles à ces questions fondamentales, le mouvement RVN ne semble pas en mesure d’obtenir l’adhésion d’une majorité de Martiniquais.
Ce qui implique que la mission de cette génération n’apparaît pas encore au grand jour. La question se pose aujourd’hui de façon claire et crue : où peut-on trouver le Martiniquais digne et responsable incarné par Aimé Césaire ? Les quinze années qui nous séparent du quatre centième anniversaire de la colonisation nous permettront-elles de le ressusciter ?
Guy Lordinot, ex-député