— Par Yves-Léopold Monthieux —
Au moment où la politique de continuité territoriale est plébiscitée et que la dénonciation de ses manquements remonte de toutes parts (RPPRAC, collectivité territoriale, communes, syndicats, partis autonomistes et indépendantistes, parlementaires, maires, patronat), il ne s’agit pas ici de dresser la défense et illustration de l’assimilation. Celle-ci n’en a pas besoin lorsqu’on voit un tel consensus autour d’elle, de la société martiniquaise. Aussi, refusant de jouer “petit bras”, la Martinique veut consommer comme à Paris au prix de Paris, au titre de la continuité territoriale. Il convient juste de tordre le cou à l’antienne soigneusement entretenue qui voudrait que les évènements de décembre 1959 fussent prévisibles, inévitables et quasiment attendus, tant la situation politique et sociale aurait été insupportable. C’est ce qu’on pourrait appeler des “prédictions du lendemain”, celles qui sont savamment annoncées après qu’elles se sont réalisées. En effet, aucun prévisionniste ni aucune gazette de l’époque n’avait décrit une situation aussi désespérante et fait état de signes précurseurs.
La Cinquième république avait un an. Né en 1946, le département avait été créé par la volonté du général de Gaulle et de son gouvernement, au titre des seuls intérêts géopolitiques de la France. Comme l’avait écrit fort justement Guy Cabort-Masson dans “sa lettre à Aimé Césaire”, le colonisateur aurait toujours trouvé, s’il en était besoin, un autre député que lui pour rapporter le projet de loi de 1946. Ce fut bien entendu une aubaine pour les vieilles colonies qui souhaitaient depuis longtemps faire partie intégrante de la France. La 4ème République n’avait pas manifesté un zèle débordant pour la mise en place de cette loi ; les socialistes étaient plus soucieux de redresser la France d’après-guerre que de développer l’Outre-Mer. Insuffisants, les progrès obtenus au bout de 13 ans portaient en eux les germes d’indéniables difficultés. L’augmentation des naissances et la chute de la mortalité infantile avaient provoqué l’explosion démographique, alors que l’île était déjà la plus densément peuplée de la Caraïbe. L’éducation nationale avait conduit à l’élévation du niveau scolaire et l’accession progressive des jeunes aux études supérieures. Cependant, le progrès intellectuel et l’inappétence de la jeunesse pour les métiers agricoles, ainsi que l’enchérissement du travail et la fermeture des usines sucrières, avaient constitué les ingrédients d’un chômage grandissant.
Il était alors facile pour l’intelligentsia d’imaginer de possibles mécontentements, d’analyser les évènements à l’aune des idées de décolonisation, bref, d’y voir une approche révolutionnaire. Invitée à tirer au clair la signification des incidents, la Commission Stora, du nom du célèbre historien anticolonialiste, récusera fermement les conclusions de l’idéologie dite “décembriste”. En effet, pour séduisante qu’elle fût, cette “prédiction du lendemain” n’en fut pas moins étrangère à la réalité.
Déjà en 1958, le retour aux affaires du général de Gaulle était salué dans tous les Outre-Mer. Proposée par le général, la constitution de la cinquième République allait être votée en octobre par près de 90% de votes favorables. Premier président de la République, Charles de Gaulle fut élu le 21 décembre 1958, soit un an jour pour jour avant les incidents des 20, 21 et 22 décembre 1959 de Fort-de-France. A un an d’intervalle, la population aurait-elle été à ce point déçue par le nouveau pouvoir, qu’elle en fût venue à l’exprimer par des émeutes ? D’autant plus que lors d’un passage en Martinique en 1960, peu après décembre 1959, il reçut un accueil chaleureux de la part de la population. Celle-ci lui renouvellera sa confiance aux deux référendums-plébiscite suivants : début 1961 pour l’indépendance de l’Algérie, puis en 1962, pour l’élection du président de la République au suffrage universel direct.
Mais c’est un véritable triomphe qui sera fait au chef de l’État, en 1964, au cours de la visite d’État où il prononcera sa fameuse phrase “que vous êtes français”. Même le député-maire Aimé Césaire ira de sa tirade : « M. le Président de la République, dit-il, la France a fait dans ce pays une œuvre admirable (sic) à laquelle nous tous, nous rendons hommage (re-sic) : la France a percé la route, la France a bâti l’hôpital, la France a bâti l’école, je dirai plus, la France a forgé l’homme”. Pourtant, issus de l’agitation de décembre 1959, avait retenti et il s’était produit plusieurs événements politiques : les ordonnances d’octobre 1960, la “fusillade du Lamentin” en 1961, l’épisode de l’OJAM en 1962, l’affaire des “Tricots” en 1963.
Mais ces incidents isolés n’avaient pu essaimer et empêcher l’élection renouvelée de parlementaires de droite (excepté Aimé Césaire) et une véritable fuite des maires de gauche vers la droite, de sorte qu’on a pu parler d’une “droite de gauche”. Le mouvement ne s’estompa qu’au début des années soixante-dix, la dernière grosse “prise” étant le maire de Ste Luce, Jean Maran qui allait devenir un ténor de la droite.
Ainsi donc, loin d’être une manifestation de défiance envers la France, une volonté de rupture, décembre 1959 fut factuellement, je le répète, “un incident de ville de garnison qui a dégénéré”. Mais politiquement, l’évènement est devenu sans conteste un marqueur du courant nationaliste naissant qu’on a voulu magnifier en y accolant maladroitement Frantz Fanon. En même temps, il a servi de déclic au gouvernement pour un nouveau départ des départements d’Outre-Mer. Aussi bien, si la création du département a été le dernier acte du gouvernement provisoire présidé par le général de Gaulle, celui-ci aura repris le flambeau dès son retour quasi simultanément avec l’affaire d’Algérie. On peut dès lors s’interroger sur ce que deviendraient les DOM sans son retour aux affaires, mais aussi observer que ce banal incident commis à Fort-de-France eût des répercussions sur l’ensemble des départements d’outre-mer.
Quoi qu’il en soit, comme l’a indiqué Benjamin Stora, on n’était pas en décembre 1959 à la veille de la “révolution martiniquaise”, à laquelle avaient cru nos grands intellectuels de la diaspora, Glissant, Manville, Fanon et leurs disciples de l’AGEM. La suite de la politique martiniquaise devait confirmer que le courant assimilationniste semble avoir définitivement pris le pas, exprimant la volonté de la population. En ce quart de siècle finissant, les évènements d’aujourd’hui l’attestent, la Martinique est toujours en quête de plus de France.
Fort-de-France, le 13 décembre 2024
Yves-Léopold Monthieux