La chronique théâtrale de Jean-Pierre Léonardini
(c) P. Lebruman
Les Chiens de Navarre ne respectent rien, sinon la scène, conçue comme le lieu d’élection du saccage des souverains poncifs qui gèrent le fameux « vivre ensemble ». Leur troupe, née en 2005, pratique la création collective, la mise en scène incombant à Jean-Christophe Meurisse. Ils s’offrent un petit festival au Rond-Point, avec Une raclette, Regarde le lustre et articule et Nous avons les machines (1). Une raclette, ça commence pleins feux. Ils sont cinq autour d’une table. Plus ou moins emperruqués, ils picolent en picorant des cacahuètes et se foutent de la gueule du monde, soit du cher public. C’est déjà drôle, même si un léger frisson vous parcourt. Et s’ils allaient me prendre comme tête de turc ? C’est avec eux le risque. Ils ne s’épargnent pas, vous allez voir. Pourquoi nous ménageraient-ils ? Deux sont arrivés en retard. De vannes en calembours, on attaque une pendaison de crémaillère, lors d’une soirée entre voisins. On débite des platitudes, on parle du syndic, de la nourriture bio, des méfaits du tabac, etc. On a tous vécu ça, non ? En un éclair, ça se déglingue. Le raout chez les petits-bourgeois vire au jeu de massacre.
Il y en a deux – l’un fait une entrée fracassante dans une armure médiévale – qui se livrent à un duel à l’épée où le faux sang est jeté à la volée. Un type prend sur la table une blonde péroxydée. Pour finir (j’en passe des vertes et des pas mûres dans les péripéties, des mines, des incongruités, des déconnades, des considérations oiseuses…), on a droit à une simulation de partouze. À poil tout nus, ils arborent d’horribles masques de vieux, tandis qu’une carotte géante en peluche envoie la main au cul des femmes et qu’un gros champignon dansotte. Il y en a un qui vomit. Résultat à la cantonade. À la fin, ils ne sont plus que deux, parlant doctement de Nietzsche et de Proust. C’est formidablement comique et grinçant, dans la veine lointaine, si l’on veut, du professeur Choron et d’Hara-Kiri. C’est « grossier, jamais vulgaire » (Coluche), avec, n’en doutons pas, un arrière-fond de morale désenchantée, quand bien même ils s’en défendent. Et puis c’est savant, raffiné, dans leur jeu de maîtres improvisateurs. Les adhérents du chenil sont : Caroline Binder, Céline Fuhrer, Robert Hatisi, Manu Laskar, Thomas Scimeca, Anne-Élodie Sorlin, Maxence Tual, Jean-Luc Vincent, avec la collaboration (carotte et champignon) d’Antoine Blesson et Claire Nollez.
Rien ne se perd, qui s’annonce comme « comédie 100 % récup », mise en scène par Béatrice de La Boulaye, participe aussi de la création collective (2). C’est bien moins sophistiqué que les chez les Chiens de Navarre mais on ne compare pas. Simple liaison dans le texte. Cela se tient néanmoins, parce que le parti envisagé est assumé jusqu’au bout. Un pot-pourri de répliques célèbres, de Corneille, Pirandello, Labiche, Musset, Shakespeare, Strindberg et tutti quanti, se greffe sur un conte à figures obligées : méchante reine (Cindy Doutres), jolie princesse (Blandine Bury), prince benêt (Romain Vissol), traître pur porc (Vincent Londez), une enjôleuse, dite la Coquette (Diana Laszlo). On porte au crédit du spectacle, fait de citations dialoguées cousues a contrario et servies avec jus (le potache est servi), la perfection imaginative des costumes (Nousch Ruellan) en objets de « récup » (capsules et emballages).
(1) Salle Jean-Tardieu du Théâtre du Rond-Point ( 01 44 95 98 21) jusqu’au 2 mars. Compte rendu de Nous avons les machines dans l’Humanité du 3 décembre 2012.
http://www.humanite.fr/culture/que-vive-l-humour-vache-558733