—Par Roland Sabra —
L’habitude dans un festival est de toujours terminer par le meilleur. Pas sûr que ce protocole ait été respecté lors de la clôture du Biguine Jazz Festival 2014 au CDST de Saint-Pierre le 10 août. Il faut dire que le concert, donné la veille au soir par Jowee Omicil avait placé la barre très haut perchée. Au-delà d’appréciations diverses sur la qualité artistique des prestations fournies demeure une impression de retombée de soufflet. On a souligné le chemin du soir d’avant qui de l’enracinement local tendait vers l’universel, sans jamais renier ses racines, son rhizome devrait-on dire. On était dans une logique du dépassement, une perspective d’élévation. En retournant vers des prestations martinico-martiniquaises, à l’exception notable de celle d’Étienne Charles, on avait le sentiment désagréable d’un retour vers le passé. A dire vrai pas même d’un retour car pour retourner quelque part enrichi du voyage encore faut-il avoir quitté ce quelque part⋅ Non la dernière partie, celle animée au piano par Ronald Tulle a paru faible artistiquement et mal réglée techniquement avec une balance qui survalorisant la batterie et les tambours laissait à peine entendre les voix de chants.
Il est vrai que le festival porte un double nom et que le premier soir le frère Jazz a peut-être été favorisé au détriment de la sœur Biguine et qu’il fallait rétablir l’équilibre. Pas sûr pour autant. D’abord parce que le « Tribute to Stellio » dans sa conception même rendait hommage à la biguine, et ensuite parce que ce qu’on a entendu dimanche posait la question de quelle biguine il s’agit. Celle d’aujourd’hui ? Celle d’antan lontan ?
La responsabilité de cette petite déception repose sur les épaules des organisateurs qui se sont comportés comme ces maîtres de chais qui proposent en début de festin les meilleurs vins, quand la vivacité des sens des convives est encore pleine et entière et les vins légèrement en dessous en fin de repas, quand l’estomac ayant fait bonne chère et sous l’effet des alcools précédents la perception se relâche quelque peu.
Mais il n’y a pas a être bégueule, Il faut féliciter les organisateurs et la jeune relève qui se profile à l’horizon pour que vive le Biguine Jazz Festival. Si l’ensemble du Festival a été une réelle réussite il souligne en creux deux carences on ne peut plus sérieuses et qui sont imputables aux médias et aux (ir)responsables politiques.
Il y a d’abord cette incapacité des radios locales à prendre la mesure de ce festival. Que le programmateur musical d’une radio qui se veut figurer parmi les premières si ce n’est la première de l’île ose dire qu’il ne peut assumer la retransmission en direct de l’évènement parce que cette musique est trop intellectuelle (sic!) est d’une médiocrité sans nom et c’est dire qu’il a vendu son âme pour un paquet de lessive, si tant est qu’il ait encore une âme ! Ces mêmes radios qui nous abreuvent d’insanités sonores, qui se plongent, avec délices, à certaines heures, dans la vulgarité, n’hésiteront pas par ailleurs à retransmettre en direct des festivals de même nature mais venus de l’extérieur. Sainte-Lucie en sait quelque chose et c’est tant mieux pour elle et pour nous. Y aurait-il là comme une faille identitaire faisant de l’altérité la seule plaque de projection de l’identité ? Une valorisation systématique de l’ «exogène», posé comme un impossible à atteindre au détriment d’un «endogène» peu estimable ? Cela ne serait-il que le triste pendant, le reflet inversé, d’une revendication nationaliste ? Celle-ci n’étant que la dénégation d’une dévalorisation intériorisée de soi ? (Cf la triste affaire du CMAC.)
Ensuite et pour finir se pose le problème de la transmission aux jeunes générations qui, si elles étaient représentées dans l’organisation de la manifestation, ont été plutôt absentes du public. Jacqueline Rosemain écrivait il y a plus de vingt ans sans que les choses aient bougé pour autant : « Le jazz est aujourd’hui devenu une musique de renommée internationale, grâce à la qualité de ses improvisations, à la maîtrise technique de ses musiciens, à la virtuosité et au génie de ses auteurs, qui ont su renouveler leur style en permanence. […] La musique des îles françaises reste une musique de danse… Les formes musicales n’évoluent guère, car il n’y a a pas comme aux États-Unis, d’enseignement organisé de la musique. Les seuls apports d’inspiration nouvelle sont le fait des musiciens noirs qui, pour vivre de leur art, sont contraints de s’installer à Paris : Ils y rencontrent les jazzmen américains, jouent avec eux et ainsi, font évoluer l’écriture de la biguine, mais dans la limite de leurs propres capacités d’exécution. Aujourd’hui encore, la biguine n’a toujours pas su se hisser au rang de musique savante. »(1)
Si cette dernière phrase peut rassurer le programmateur ci-dessus évoqué, cela devrait inquiéter les amoureux de la musique. Et plus généralement inciter à formuler cette question qui était, et qui est encore avec plus de force aujourd’hui, sur toutes les lèvres de ceux qui ont eu le plaisir d’assister à ce festival : « Qu’ont fait les équipes politiques qui se sont succédé aux responsabilités, [comme on dit par euphémisme] depuis plus de vingt ans pour créer un Conservatoire de musique pour l’ensemble de la Martinique ? »
(1) Jazz et Biguine, Les musiques noires du nouveau monde,p.18 & p.19 Jacqueline Rosemain, L’harmattan, 1993
Fort-de-France, le 11/08/2014
Roland Sabra