— Par Christian Delorme —
Le père Christian Delorme, surnommé « le curé Minguettes », a été l’un des organisateurs de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983. Parmi ses nombreux engagements, il a fait partie de l’équipe de direction de la Cimade, où il a milité pour la réforme du code de la nationalité ainsi que pour la défense du droit des étrangers et des enfants d’immigrés. Il a aussi participé à l’écriture de plusieurs ouvrages, avec Rachid Benzine, tels que Chrétiens et musulmans. Nous avons tant de choses à nous dire (Albin Michel, 2014) et L’église, la République, l’islam. Une révolution française (Bayard, 2016). Alors que nous célébrons cette année le 40e anniversaire de la Marche, il revient sur sa genèse, ses grands acteurs et actrices, et nous livre dans cette tribune son analyse — en amont du colloque du musée de l’Homme — sur ses retentissements mais aussi sur le travail qui reste à accomplir dans la société française notamment pour vaincre les violences policières et le racisme systémique. Il invoque, une fois encore, la voie de la non-violence, adoptée en 1983 mais aussi lors des marches qui lui succédèrent et bien souvent oubliées, comme puissance d’actions des combats passés, dont les fruits restent généreux, et à venir. Le père Christian Delorme est intervenu le 20 septembre au musée de l’Homme dans le colloque « Immigration, colonisation. Enjeux d’histoire / Enjeux de mémoire » organisé par le Groupe de recherche Achac et le Musée de l’Homme.
Quand bien même il n’y a pas vraiment eu de transmission voulue et organisée de ce que fut la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983, la mémoire de celle-ci ne s’est pas totalement effacée dans la société française, au point que, quatre décennies plus tard, un certain nombre de personnes, d’associations et de collectivités tiennent à en marquer le quarantième anniversaire. Cela permet de penser que cette Marche, quel que soit le bilan que les uns ou les autres peuvent en faire, a représenté un moment non-négligeable de l’histoire de la France contemporaine, qu’elle a apporté quelque chose de nouveau à ce pays (ou, au moins, qu’elle a révélé quelque chose de nouveau à celui-ci), et que l’entretien de son souvenir conserve un certain intérêt.
Ayant fédéré, au moment de son surgissement et de son déroulement, des composantes et des forces militantes très diverses (jeunes Maghrébins des quartiers populaires, familles immigrées, associations de solidarité avec les migrants, associations autonomes de travailleurs immigrés, groupes non-violents, organisations de défense des droits de l’homme, organisations anti-racistes, centres sociaux, syndicats, partis politiques de gauche, formations d’extrême-gauche, mouvements d’Églises chrétiennes…), la Marche a été vécue et interprétée de manières très diverses. Dès lors, celles et ceux qui ont fait la Marche (soit en marchant de manière plus ou moins longue entre le 15 octobre et le 3 décembre 1983, soit en contribuant à son organisation et à son bon déroulement) se montrent inévitablement divisés quant à l’appréciation de son bilan et quant à l’usage qui peut en être fait. Il est ainsi frappant de constater combien celles et ceux qui font toujours mémoire de ce mouvement social, n’en ont pas la même mémoire, ni la même appréciation.
L’histoire de la Marche, en fait, reste à écrire. Tous ses acteurs encore vivants (y compris l’auteur de ce texte) n’en ont que des mémoires parcellaires. La plupart des travaux de type universitaire qui ont été faits, et les ouvrages qui ont été publiés à son sujet (ceux, principalement, d’Adil Jazouli, d’Ahmed Boubeker, de Didier Lapeyronnie, de Saïd Bouamama, d’Abdellali Hajjat…) sont des travaux ou des ouvrages de sociologues, ou encore des témoignages d’acteurs de l’événement (Bouzid Kara, Toumi Djaïdja, Marilaure Mahé, Farid L’Haoua, Saliha Amara, Mogniss Abdallah, Christian Delorme). Des politologues, aussi, s’y sont intéressés (Rémi Leveau, Patrick Weil, et plus particulièrement Foued Nasri). Mais, jusque-là, peu d’historiens. Se distinguent, cependant, les historiens Karim Tarahount et Samir Hadj Belgacem, mais ceux-ci n’ont pu, jusque-là, faire qu’un travail restreint, d’une part en raison des champs de recherches qu’ils ont privilégiés, d’autre part du fait que de nombreuses sources (telles les sources policières) restent encore inaccessibles.
Pour écrire l’histoire, quarante ans représentent un temps encore trop court. Quand des chercheurs en histoire s’empareront vraiment du sujet, il leur faudra explorer des gisements d’archives multiples : archives de la police, archives des ministères concernés et impliqués en 1983, archives de l’Élysée, archives de l’INA, archives des associations de l’immigration et de leurs médias (Sans Frontière, IM’média…), archives des partis politiques qui se sont engagés aux côtés des marcheurs (Parti Socialiste, Parti Socialiste Unifié, Parti communiste, Ligue Communiste Révolutionnaire…), archives des syndicats (CFDT surtout), archives des associations de solidarité (FASTI, Fédération des associations de soutien aux travailleurs immigrés), archives des instances chrétiennes de solidarité (CIMADE, Pastorale des Migrants de l’Église Catholique), archives du MAN (Mouvement pour une alternative non-violente), archives des associations de lutte contre le racisme et de défense des droits (MRAP, LDH, GISTI, CIEMI…), archives personnelles de marcheurs…
Un contexte favorable
La Marche pour l’égalité et contre le racisme n’a pas surgi spontanément et dans n’importe quel contexte. Sa naissance est inséparable, d’une part de toutes les luttes conduites par des immigrés et par leurs soutiens qui l’ont précédée depuis le temps de la Guerre d’Algérie, d’autre part d’un contexte politique et sociétal favorable.
En 1983, il n’y a pas encore trois ans que François Mitterrand a été élu Président de la République. Toutes celles et tous ceux qui ont contribué à l’élection de celui-ci dans l’espoir de « changer la vie » (slogan de campagne de François Mitterrand) sont encore mobilisés ou mobilisables et habités par l’espérance. Parmi eux, de nombreux acteurs des luttes de l’immigration qui ont dû se battre avec détermination et constance contre la politique de « renversement des courants migratoires » à laquelle se sont essayés le Président Valéry Giscard d’Estaing et le gouvernement de Raymond Barre. Le Parti Socialiste compte en son sein une importante « Commission Immigrés », animée en particulier par des chrétiens de gauche (Philippe Farine, Jean Perraudeau…), et qui bénéficie du soutien de « poids-lourds » du parti tels le laïc Jean Le Garrec. Des militants politiques, et surtout syndicalistes, issus des immigrations post-coloniales, croient vraiment dans la mise en place d’une politique d’égalité, et entretiennent, dans ce sens, une certaine pression auprès de la nouvelle majorité politique. Par ailleurs, le Gouvernement compte en son sein des ministres de poids qui sont depuis longtemps ouverts à la diversité, et notamment à l’univers culturel et humain arabe, tels le ministre des Affaires étrangères Claude Cheysson et le ministre de la Culture Jack Lang.
En 1983, les nouvelles générations issues des immigrations post-coloniales s’éveillent à la citoyenneté française. Beaucoup, parmi les enfants de l’immigration algérienne, se sont découverts récemment « automatiquement français » en raison de la règle de la double naissance en France (l’Algérie française pour leurs parents) et cherchent leur place. De nouveaux acteurs médiatiques issus de leurs rangs commencent à s’imposer (les chanteurs Karim Kacel et Mohand Mounsi, le groupe de « rock arabe » Carte de séjour et son chanteur Rachid Taha, le comédien Smaïn, le romancier Mehdi Charef, le plasticien Rachid Khimoune, les activistes Saliha Amara et Djida Tazdaït, etc.). Il y avait, latent, un besoin de la part de cette génération de se rendre visible collectivement et de pouvoir exprimer sa légitimité à être à la fois française et maghrébine dans ce pays de France.
En 1983, la déchristianisation de la France n’a pas atteint le stade qui est actuellement le sien, et les Églises catholique et protestante réformée ont encore un poids important dans presque tous les secteurs de la société, y compris dans l’appareil d’État, y compris au Parti Socialiste et au Parti Socialiste Unifié, y compris à la CFDT. Parmi les membres du gouvernement de Pierre Mauroy, plusieurs sont de culture si ce n’est de foi chrétienne, à l’image du Premier ministre lui-même et de la Secrétaire d’État à la Famille et aux Travailleurs immigrés, Georgina Dufoix. De même, plusieurs conseillers ministériels importants sont des chrétiens, tels le magistrat Louis Joinet au cabinet du Premier ministre, l’avocat Paul Bouchet et l’ancien éducateur Jean Blocquaux au cabinet de Georgina Dufoix. Les militants chrétiens solidaires des immigrés vont ainsi pouvoir être de ceux qui joueront un rôle déterminant dans la construction et le déroulement de la Marche.
En 1983, nous ne sommes que vingt ans après la Marche sur Washington pour la liberté et l’emploi. L’engagement jusqu’au martyr du Pasteur Martin-Luther King et la lutte non-violente des Noirs américains pour les droits civiques, sont encore présents dans presque tous les esprits. C’est également l’année où, sur le plateau du Larzac, quelque 200.000 personnes auront fêté, en août, l’abandon du projet d’extension militaire, projet qui avait entraîné une lutte non-violente très populaire de dix ans. Beaucoup des présents à ce rassemblement seront des soutiens actifs et précieux de la Marche. De plus, au printemps de cette même année, est sorti sur les écrans du monde le film à dimension historique de Richard Attenborough, « Gandhi », qui a marqué les esprits de nombre de spectateurs au bénéfice de la stratégie d’action non-violente.
En 1983, nous ne sommes, aussi, que vingt ans après la proclamation de l’indépendance de l’Algérie. La mémoire, les souffrances, mais aussi les haines héritées de la guerre de libération sont très présentes dans la société. Depuis le début des années 1970, des meurtres racistes n’ont cessé de nourrir l’actualité, et la peur habite beaucoup de familles immigrées. La dénonciation et la volonté d’en finir avec les crimes racistes, les violences policières, l’attitude trop favorable aux meurtriers de l’institution judicaire dans ces affaires, sont à l’origine de la Marche pour l’égalité, décidée après qu’un jeune du quartier des Minguettes à Vénissieux, acteur associatif connu, Toumi Djaïdja, ait manqué de mourir après avoir été blessé par la balle d’un policier.
1983, c’est encore l’année où le Front National, la formation d’extrême-droite créée par Jean-Marie Le Pen onze ans plus tôt, rencontre son premier succès électoral à l’élection municipale de Dreux, commençant une progression qui ne va aller qu’en augmentant. Cela inquiète celles et ceux qui sont encore marqués très personnellement par le temps des années sombres du nazisme et du fascisme, et nombreux sont ceux qui refusent cette percée politique et veulent contribuer à l’enrayer.
Les dix fruits de la Marche pour l’égalité
La Marche pour l’égalité et contre le racisme – son texte initial d’appel en fait foi – a voulu être à la fois une dénonciation des violences meurtrières commises contre des jeunes perçus trop souvent comme des « Arabes » posant problème et jugés indésirables et illégitimes comme Français, et un appel au bien « vivre ensemble » avec les différences d’origines des uns et des autres dans une société française ayant vocation à être de plus en plus « plurielle ». Ainsi, à la fois cette initiative était porteuse d’une revendication forte : « Arrêtez de tirer ! », et elle était porteuse d’une proposition fraternelle, universaliste. Elle s’est voulue, aussi, résolument républicaine, s’appuyant avant tout sur les valeurs de la République. Sans doute est-ce cette double préoccupation et cet ancrage républicain qui lui ont permis de rassembler largement, tout au long du parcours et jusqu’à l’arrivée à Paris le 3 décembre 1983 où se retrouvèrent quelque 100.000 personnes Place de la Bastille.
Mais quels ont été les fruits de cette Marche ? Quarante ans après, quel bilan peut-on en tirer ?
Pour les jeunes issus des immigrations post-coloniales, la question des violences à leur encontre était, bien entendu, essentielle. Comment les faire cesser ? Ces violences étaient de deux ordres : celles imputables à des comportements policiers, et celles dont se rendaient coupables des concitoyens irascibles ou racistes. Les récentes mises à mort, par des policiers dans l’exercice de leurs fonctions, de Alhoussein Camara, 19 ans, tué le 14 juin 2023 près d’Angoulême, et de Nahel Merzouk, 17 ans, tué le 27 juin 2023 à Nanterre, ainsi que la défiguration du jeune Hédi, 21 ans, par un autre policier à Marseille dans la nuit du 1er au 2 juillet 2023, nous auront tristement rappelé que la question des violences policières et celle de l’existence d’un racisme systémique actif dans la police française depuis la Guerre d’Algérie, sont des questions qui ne sont toujours pas traitées et, encore moins, réglées, et qu’il ne pourra pas en être autrement tant que les Pouvoirs Publics, et la police elle-même, n’auront pas pris la mesure du mal et n’auront pas décidé de s’y affronter. Entre 1983 et aujourd’hui, la seule période où ces violences auront connu un coup d’arrêt, est probablement celle durant laquelle Pierre Joxe a été ministre de l’Intérieur (de mai 1988 à janvier 1991), celui-ci étant très soucieux d’avoir une police respectueuse des droits de l’homme.
À l’arrivée de la Marche à Paris, lors de l’entrevue d’une délégation de marcheurs avec François Mitterrand au Palais de l’Élysée, aucune réponse concrète ne fut apportée à cette problématique. Il est vrai que les marcheurs eux-mêmes n’avaient pas de solutions bien construites à proposer. Cela obligera les personnes mobilisées sur le terrain de ces violences meurtrières, à poursuivre leur combat quelques années encore, notamment avec l’Association nationale des mères de famille des victimes de crimes racistes (surnommées « les folles de la Place Vendôme », en référence aux « folles de la Place de Mai » en Argentine). Finalement, le ministère de la Justice donnera aux Parquets des instructions pour qu’ils demandent que les auteurs de crimes racistes soient davantage placés en détention avant leur procès, et pour que ces affaires puissent faire davantage l’objet de procès d’Assises et pas seulement de procès en Correctionnel. Grâce à des condamnations parfois lourdes en Cour d’Assises, il en a résulté une diminution réelle du nombre des meurtres et des victimes dans les décennies 1990 et 2000. La Marche n’avait pas suffi à faire avancer les choses, mais la poursuite des actions aura donné des résultats.
L’autre revendication portée par la Marche était la mise en place d’une carte unique de dix ans, valant pour le séjour et le droit au travail des étrangers, une revendication déjà ancienne que François Mitterrand, durant sa campagne pour les présidentielles, s’était engagé à satisfaire. Mais rien n’avait bougé à ce sujet deux ans et demi après son élection. Or, à l’exception des Algériens bénéficiant d’un régime particulier lié à la spécificité de leur histoire, les autres immigrés avaient besoin de se voir octroyer des cartes distinctes pour le séjour et pour le travail, cartes de durées diverses et comportant de nombreuses restrictions, ce qui était très insécurisant pour eux et pour leurs familles. Les jeunes à l’initiative de la Marche, parce qu’ils étaient pour la plupart d’ascendance algérienne et de nationalité française, étaient peu sensibles à cette revendication, mais dans les négociations qui ont préparé leur traversée de la France, ils ont accepté de la faire leur, en échange du soutien qui leur était promis par diverses organisations qui y étaient très attachées. Ce faisant, ils rendaient hommage à tous les immigrés, y compris à leurs parents. Lors de l’entrevue avec François Mitterrand, dont il s’avéra qu’il ne maîtrisait pas du tout le sujet, la promesse de l’instauration de la « carte de dix ans » fut renouvelée, et nous eûmes à cœur de le faire savoir haut et fort en sortant du bureau présidentiel. De fait, dans les mois qui suivirent, grâce surtout à Georgina Dufoix, et grâce à l’appui de personnalités de droite telles Simone Veil et Bernard Stasi, la loi instaurant cette carte (loi du 17 juillet 1984) fut votée à l’unanimité par le Parlement. Certains ont dit que cette carte était « l’enfant illégitime de la Marche », mais elle a transformé la vie de millions d’étrangers immigrés en France, qu’ils soient portugais, marocains, tunisiens, turcs, sénégalais, etc., et cela n’est pas rien.
Cependant, si la Marche reste un événement incontournable de l’histoire de l’immigration en France, et aussi un moment important de l’histoire de la France contemporaine, c’est parce qu’elle a été le moment où toute une jeunesse issue des immigrations post-coloniales, a enfin pu se montrer collectivement dans l’espace public national, tout en prenant conscience avec fierté de ce qu’elle représentait désormais. C’est, aussi, parce qu’elle a constitué le moment où la société française dans son ensemble a pris conscience de la mutation démographique et culturelle qu’elle était en train de vivre. Cette double prise de conscience – des jeunes issus des immigrations et de la société française globale – a été comme une naissance. Quelque chose de nouveau est advenu. Certes, ces jeunes savaient avant la Marche qu’ils existaient, mais ils ne s’étaient jamais montrés avec autant de fierté et au niveau de la France toute entière, et sans doute ne s’étaient-ils jamais imaginés aussi nombreux et vivant des problématiques si semblables, du sud au nord du pays. De même, beaucoup de Français connaissaient leur existence, soit en raison des voisinages vécus dans les quartiers, soit du fait de leurs activités professionnelles (notamment dans les domaines scolaires, sanitaires et sociaux), soit encore à cause de l’actualité des faits divers. Mais la Marche a donné à tous les Français, grâce aux images de télévision qui ont été tournées à son sujet et diffusées, une vision nouvelle, plus ample, de ce qu’était cette jeunesse et de son inscription définitive dans la nation française.
La Marche fut l’occasion d’une mobilisation extraordinaire dans de nombreux quartiers populaires de France, principalement dans ceux que les marcheurs ont traversés. Autour notamment des centres sociaux (qui étaient davantage qu’aujourd’hui des lieux de développement et d’émancipation de la personne humaine), beaucoup de jeunes issus de l’immigration, et aussi beaucoup de femmes se sont mis à la tâche. De cela résultera la création d’un grand nombre d’associations de quartiers. Des jeunes se sont sentis stimulés par l’événement, des vocations sont nées à la faveur de celui-ci : vocations militantes (associatives et politiques), et aussi vocations professionnelles (certains se sont alors engagés dans le travail social ou dans l’action culturelle). Parmi celles et ceux qui, issus des immigrations post-coloniales, se sont retrouvés élus politiques dans les années 1990, 2000, 2010 et jusqu’à aujourd’hui (et cela dans des formations politiques de droite, du centre comme de gauche), nombreux ont été celles et ceux qui ont été marqués, inspirés, motivés par l’événement de la Marche.
Le rayonnement de la Marche a donné immédiatement naissance à ce que l’on a appelé « le phénomène beur », ou encore « le mouvement beur », ou encore « la mode beur », des appellations qui font toujours débat. Le terme « beur », forgé avec le vocable « arabe » à partir du « verlan » parisien (procédé argotique consistant à inverser les syllabes de certains mots), était celui par lequel se désignaient eux-mêmes, à la fin des années 1970 et au début des années 1980, les jeunes Maghrébins des banlieues parisiennes. Il a donné son nom à une des premières radios associatives, Radio Beur, créée en janvier 1982 par plusieurs jeunes militants associatifs (Saliha Amara, Nacer Kettane, Rachid Khimoune, Samia Messaoudi, Kaïssa Titous…). Les médias parisiens, en tête desquels le quotidien Libération, ont alors cru pouvoir rebaptiser « Marche des Beurs » la Marche pour l’égalité et contre le racisme, une désignation refusée par les marcheurs ! Cette manière de se nommer dans les banlieues parisiennes, a d’ailleurs été majoritairement rejetée par les jeunes Maghrébins d’autres régions de France. Elle présentait surtout le danger de séparer symboliquement ces jeunes de leurs parents, en gommant artificiellement leurs origines berbéro-arabes. Il y avait là le risque de « déraciner » lesdits jeunes de leur histoire, et de laisser penser que « les Beurs » étaient davantage acceptables que « les Arabes ». Ainsi, en opposition à cette appellation, les jeunes femmes de Lyon qui animaient l’association Zâama de banlieue, alors qu’elles étaient d’origine kabyle, choisirent de s’appeler désormais Jeunes Arabes de Lyon et Banlieue (JALB). Quelques années plus tard, cependant, en 1998, quand la Coupe du monde de football fut remportée par une équipe de France composée de joueurs « de toutes les couleurs », il y eut un grand élan national pour célébrer une France devenue « Black, Blanc, Beur ». Quoi qu’il en soit, ce qui a pu être désigné comme « phénomène beur » aura recouvert une multitude d’initiatives, de talents, de créations, et il faudra, un jour, en faire la recension. Il y a eu, en particulier, le surgissement de toute une vague d’écrivains et d’écrivaines singuliers, au premier rang desquels Mehdi Charef, Azouz Begag et Akli Tadjer.
Par ailleurs, même si la Marche n’a pas été le facteur clé de son apparition et de son développement en France, il n’en reste pas moins vrai que le Hip-Hop est arrivé au même moment, et que très vite des passerelles ont été jetées entre les deux dynamiques. À Vénissieux tout particulièrement, un responsable jeunesse qui avait été très impliqué dans le soutien à la Marche, Marcel Notargiacomo, créera en 1984 la Compagnie Traction Avant, qui a été pionnière dans le développement de la danse Hip-Hop en France, permettant à de nombreux talents d’éclore (Samir et Ruchdi Hachichi, Fred Bendongué, Zoro Henchiri, Fatiha Bouinoual, Kader Benmoktar…). Hip-Hop et Marche pour l’égalité ont eu, en fait, des racines semblables, puisque l’un des créateurs du mouvement Hip-Hop aux États-Unis, Afrika Bambaataa (Lance Taylor), fondateur de la Zulu Nation en 1973, après avoir connu la violence des gangs, a opté pour un discours non-violent.
La dimension non-violente de la Marche a été un des facteurs essentiels de sa relative réussite. Elle s’inscrivait dans une lignée prestigieuse d’initiatives non-violentes : la Marche du sel conduite par Gandhi en mars 1930, la Marche sur Washington d’août 1963 avec Martin-Luther King, les marches sur Paris de 1973 et de 1978 des paysans du Larzac… La Marche pour l’égalité a eu le mérite de démontrer que la stratégie et l’esprit de l’action non-violente, permettaient d’obtenir des résultats bien plus sûrement que l’exercice de la violence. Cet enseignement reste plus que jamais important pour aujourd’hui, où tant de colères et tant d’indignations ont besoin de s’exprimer dans la société française, où tant de motifs de se révolter sont là. La non-violence n’interdit pas l’exigence forte de justice, mais elle permet, en même temps, que ne soit pas déchiré de manière irrémédiable le tissu social.
Deux autres fruits de la Marche de 1983 sont encore à évoquer : la relance de la Politique de la Ville, et un moment de communion franco-algérienne.
La Politique de la Ville a été initiée dès 1977 par le gouvernement de Raymond Barre, afin d’œuvrer à la réhabilitation des « grands ensembles » d’habitation construits dans les années 1960 qui commençaient déjà à montrer d’importants signes de dégradation. La « mal vie » et le développement du chômage dans ces regroupements humains situés souvent en périphérie des villes-centres ou loin des cœurs de villes, commençaient déjà à inquiéter. Mais la volonté politique manifestée à cette époque se heurtait à plusieurs obstacles, parmi lesquels les différentes appartenances politiques des maires en charge des villes les plus concernées, et aussi les positionnements différents des nombreux bailleurs sociaux. Quand la gauche accéda au sommet du pouvoir, elle mit du temps avant de s’engager à son tour dans cette politique, quelque peu tétanisée par les « étés chauds » de 1981 et 1982 qui, dans plusieurs banlieues populaires de France, ont succédé à l’élection de François Mitterrand et ont donné à voir de durs affrontements entre forces de police et jeunes. La grève de la faim déclenchée presque spontanément, en mars 1983, par quelques jeunes du quartier des Minguettes à Vénissieux, à la suite d’une grosse confrontation entre jeunes et policiers, amena le Gouvernement à reprendre l’initiative en matière de réhabilitation des quartiers sensibles. La Marche pour l’égalité, en raison de l’enthousiasme qu’elle suscita dans ces quartiers, fut très incitatrice et stimulante en ce domaine, et il est certain qu’une nouvelle étape de cette Politique de la Ville s’est développée dans la foulée.
On relèvera, enfin, que la Marche fut, aussi, un heureux moment de communion franco-algérienne. Comme il a déjà été mentionné, les jeunes à l’origine de la Marche étaient largement d’origine algérienne, enfants de l’immigration et, pour quelques-uns, enfants de familles de harkis. La présence de ces derniers ne pouvait être du goût des autorités et de la presse algériennes, mais le fait que les acteurs de la Marche étaient nombreux à afficher avec fierté leur algérianité en même temps que leur appartenance à la nation française, a fait que toute une sympathie pour ce mouvement s’est développée en Algérie, y compris au sein du pouvoir algérien. On peut donc dire que cette marche fut un des rares moments de communion entre la France et l’Algérie, ce qui mérite d’être souligné et mémorisé. Il convient d’ajouter que, parmi les soutiens parisiens de la Marche les plus actifs, certains d’entre eux vont avoir le souci, après la Marche, de mettre à jour des éléments d’histoire utiles à l’enracinement, en France, de la jeunesse franco-algérienne. C’est ainsi que des activistes « au long cours » tels Samia Messaoudi et Mehdi Lalaoui, ont promu la commémoration annuelle du crime d’État du 17 octobre 1961, cette nuit durant laquelle, sur ordre du préfet de police de Paris Maurice Papon, plusieurs dizaines d’Algériens qui manifestaient pacifiquement ont été assassinés par la police, leurs corps parfois jetés dans la Seine.
Des héritiers très divers et en conflit
Le nom de la Marche était « pour l’égalité et contre le racisme ». La demande d’égalité, dans l’esprit des initiateurs du mouvement, concernait d’abord l’égalité de traitement de tous devant la justice et par la police. La Marche appelait, en tout cas, à des politiques énergiques et rapides, et à un volontarisme politique qui s’attaquerait réellement aux inégalités. Certes, des efforts furent entrepris, au début des années 1980, pour l’insertion professionnelle des jeunes (Mission Bertrand Schwartz), pour la réhabilitation des grands ensembles populaires (Banlieues 89 avec les architectes Michel Cantal-Dupart et Roland Castro), pour la prévention de la délinquance dans les quartiers en difficulté (Mission Gilbert Bonnemaison), mais ils ne constituèrent pas une politique globale et suffisante de réduction des inégalités. De toute évidence, la gauche au pouvoir ne mesura pas le gouffre qui était en train de se creuser entre les différentes parties de la population. Surtout, elle ne sut pas prendre en compte la réalité des discriminations touchant les populations issues de son ancien empire colonial. Elle manifesta même une réelle méfiance à l’égard des jeunes nés en France dans les familles immigrées du Maghreb ou de l’Afrique Noire, cachant quelques fois cette méfiance par de la condescendance. La preuve en a été donnée par le fait que les partis de gauche, à l’égal des partis de droite, attendront encore longtemps (presque trente ans !) avant de présenter des citoyens issus de ces parcours migratoires aux élections législatives. Au vrai, les partis de gauche, comme les partis de droite, n’ont pas compris (ou n’ont pas voulu comprendre ?) que la France était malade de son passé colonial, et qu’elle restait particulièrement marquée par les séquelles de la Guerre d’Algérie. De surcroit, le développement exponentiel du Front National va, à partir du début des années 1980, parasiter totalement la vie politique française. Tout en dénonçant l’idéologie de cette formation politique d’extrême-droite, le pouvoir mitterrandien va voir en elle un utile moyen de diviser l’opposition de droite, tandis que les partis politiques de droite vont être de plus en plus tentés de s’approprier une partie des idées du Front National (essentiellement celles concernant l’immigration), favorisant, du même coup, la légitimation et la popularisation de celles-ci.
C’est ainsi que la demande d’égalité va être de moins en moins prise en compte. Si l’on excepte la période durant laquelle Michel Delebarre fut ministre de la Ville, avec un ministère disposant de vrais moyens, la Politique de la Ville, soumise aux soubresauts de la vie politique et des changements de gouvernements, va se traduire davantage en des opérations de « colmatage » qu’en un traitement de fond, avec une absence criante de plan global. À partir de 1985, la gauche socialiste, qui a déjà opéré un changement de cap en matière de politique économique, et qui a adopté la doctrine de la fermeture des frontières à de nouvelles immigrations, va privilégier un discours à dimension morale à l’encontre des idées d’extrême-droite, favorisant la naissance et le développement d’une nouvelle organisation de lutte contre le racisme, créée par des militants politiques socialistes venus de l’extrême-gauche, en particulier Julien Dray et Harlem Désir: SOS Racisme. Le succès de cette nouvelle organisation, le fait qu’elle soit alors choyée par le pouvoir politique, par beaucoup de grands médias et par plusieurs vedettes de l’industrie du spectacle, va notamment avoir pour conséquence une marginalisation de toutes les associations nées dans les quartiers populaires dans la dynamique de la Marche. Quelques acteurs de la Marche de 1983, tels Kaïssa Titous, rejoignirent SOS Racisme, mais de manière générale, cette nouvelle organisation fut mal perçue et mal reçue dans les quartiers populaires. L’histoire de SOS Racisme a notamment fait l’objet d’une thèse en histoire de Philippe Juhem, soutenue à Paris X en 1998.
SOS Racisme est née à peu près un an après la Marche de 1983, juste après le déroulement d’une nouvelle initiative pour l’égalité baptisée « Convergence 84 pour l’égalité », qui a rassemblé à Paris, le 1er décembre 1984, entre 30.000 et 40.000 personnes. Cette nouvelle « marche » d’un mois vers Paris, effectuée en mobylettes et à travers cinq trajets différents, avait été initiée par un groupe de militants parisiens qui avaient été actifs dans le soutien à la Marche de 1983, mais qui déploraient justement (entre autres choses…) le manque de politique réelle pour l’égalité qui s’en était suivi. La principale figure de ce mouvement a été la cinéaste Farida Belghoul, secondée très efficacement par un acteur du monde associatif de solidarité avec les migrants, José Viera, lequel sut activer, notamment, les réseaux associatifs portugais de France. Convergence 84 pour l’égalité (dont le slogan était « La France c’est comme une mobylette, pour avancer il lui faut du mélange ! ») parvint à remobiliser une partie des forces qui avaient soutenu la Marche de 1983, et le nombre des présents à l’arrivée des « rouleurs » à Paris ne fut pas négligeable. Mais le mouvement se divisa, voire se déchira progressivement au cours de son déroulement, de sérieux conflits se développant entre une partie des « rouleurs » et ceux qui les accueillaient, dont était remis en cause le supposé paternalisme ou la condescendance. À l’arrivée de la « marche » à Paris, Farida Belghoul fit un discours où dominait l’idée que les soutiens « cathos » et « socialos », en raison des représentations néo-coloniales de « l’autre » dont ils étaient porteurs, étaient finalement aussi nuisibles que les « fâchos » du Front National…
En 1985, l’année de la création officielle de SOS Racisme, il y eut une troisième « Marche pour les droits civiques », qui est partie de Bordeaux le 15 octobre pour arriver à Paris le 30 novembre, mais dont le rayonnement fut bien moindre que les deux initiatives précédentes. Cette nouvelle marche avait été lancée par d’anciens soutiens aux marches précédentes, parmi lesquels les animateurs de Radio Beur, ceux de la FASTI (Fédération des associations de solidarité avec les travailleurs immigrés), ceux du CAIF (Conseil des associations immigrées en France), et une autre organisation qui venait de naître : France Plus. Créée par un maître de conférences de l’Université Paris XIII, Arezki Dahmani, cette dernière association se donnait pour vocation de favoriser l’inscription sur les listes électorales des jeunes issus des immigrations post-coloniales. Les initiateurs de cette troisième marche étaient déjà divisés au départ, ils le seront encore plus à l’arrivée, et il n’y eut plus de nouvelles marches les années suivantes…
Après la Marche de 1983, un certain nombre d’associations issues des quartiers ont tenté la constitution d’un mouvement national, qui aurait coordonné et relayé les initiatives des uns et des autres, et permis aux jeunes issus des immigrations de se faire vraiment entendre et d’obtenir des avancées en matière d’égalité. C’est ainsi qu’ont été organisées les premières « Assises nationales des associations de jeunes issus de l’immigration », dans l’agglomération lyonnaise, à Vaulx-en-Velin et à Villeurbanne, les 9 et 11 juin 1984, puis les « Secondes Assises », les 28 et 29 septembre 1984 à Saint-Étienne. Les rencontres de l’agglomération lyonnaise ont été organisées en grande partie par le groupe Zâama de banlieue (qui deviendra bientôt les JALB, Jeunes Arabes de Lyon et banlieue), et la rencontre de Saint-Étienne l’a été par la jeune association Grain Magique. Beaucoup de ces associations étaient fragiles, les possibilités de leurs animateurs et membres de durer dans un engagement très diverses, les analyses de la réalité et les options politiques très différentes. À ces difficultés se sont ajoutés des conflits de personnes, des luttes de leadership. Le mouvement national espéré ne vit donc point le jour. Quelques réseaux en lien avec toute cette histoire, cependant, vont perdurer, se développer, être actifs jusqu’à aujourd’hui, en région parisienne, dans l’agglomération lyonnaise, à Marseille… Parmi eux, tout ce qui s’est tissé autour de l’agence IM’média, créée en 1983 par Mogniss Abdallah, et qui a notamment donné, en 1995, le MIB, Mouvement de l’immigration et des banlieues.
Dans les années qui ont suivi les trois « marches », tout un discours de dépréciation générale de celles-ci s’est tenu, en particulier dans les milieux d’extrême-gauche ou se définissant « indigénistes ». Mais l’un de ceux qui ont été parmi les plus critiques, et qui ont été entendus de manière efficace, est l’intellectuel Tariq Ramadan qui, martelant que la Marche de 1983 avait été un échec, est parvenu à convaincre des dizaines de milliers de jeunes que seul l’engagement militant en islam pouvait aboutir à la reconnaissance d’une juste place dans la République. Dans les banlieues populaires, depuis plus de trente ans, il est certain que le recours à la foi, à l’identité et à la dignité que celle-ci peut donner, a largement remplacé la confiance dans les valeurs de la République, et cela doit interroger.
Quoiqu’il en soit, quarante ans après le rassemblement de quelque 100.000 personnes à Paris le 3 décembre 1983 « pour l’égalité et contre le racisme », il est vraiment besoin que ce qui a permis la mise en action de ce grand rêve de fraternité républicaine, et les fruits qui en ont découlé, soient scrutés, étudiés avec rigueur et impartialité. Dans un pays de plus en plus marqué par la violence, avec des risques graves de déchirements et d’affrontements, le chemin de non-violence ouvert par la Marche de 1983 ne peut pas se refermer.
Christian Delorme,
Lyon, le 28 août 2023, Jour du 60e anniversaire de la Marche sur Washington