— par Janine Bailly —
Je voudrais, en réponse polie à l’article un tantinet injurieux de Selim Lander, — paru sur ce site le 22 novembre sous le titre élégant de Cinéma : En avoir ou pas (Bellochio et Gomes) —, et qui m’a personnellement touchée, simplement retranscrire cet article de Télérama : il y est dit ce que j’ai ressenti lors de la projection du film à Madiana, et je tiens à remercier ceux qui ont eu le courage de le programmer tout en sachant que l’inédit, toujours, a commencé par faire hurler et fuir les foules… Quel est le contexte de l’œuvre ? La crise a frappé de plein fouet le Portugal, l’un des quatre pays européens dont la situation était si grave qu’ils durent faire appel, pour survivre, à la troïka. Le réalisateur Miguel Gomes décide donc de parler de son pays, soumis à une sévère austérité, et de suggérer/analyser les troubles qu’il traverse. Dans le premier volume d’un film constitué de trois opus, où, à la façon du recueil persan Mille et Une Nuits, il déroule une succession d’histoires différentes, le cinéaste contera, entre autres, celle de représentants européens venus en mission d’observation au Portugal, et qui souffriront d’étranges problèmes de virilité…
Fort de France, le 23 novembre 2016
TÉLÉRAMA : Critique lors de la sortie en salle le 24/06/2015
Les Mille et Une Nuits : volume 1, L’Inquiet
— Par Louis Guichard
Impossible d’oublier la beauté bizarre de Tabou (2012), film portugais au noir et blanc voluptueux, à la fois mélodrame intense et subtile parodie, en même temps muet et parlant. Le responsable de ce prodige, Miguel Gomes, aurait pu surfer sur son joli succès international. Signer une production plus luxueuse. Or il a préféré tourner trois longs métrages pour le prix d’un et envoyer un bataillon d’enquêteurs aux quatre coins de son pays. Bref, ne rien faire comme les autres cinéastes en vue. Son film-fleuve, qui arrive en salles par épisodes, nous sort de toutes les manières banales de raconter, de penser et de regarder.
La crise ? Une convention veut qu’elle inspire des oeuvres réalistes, sérieuses, sombres, ajoutant du désespoir à la sinistrose. Miguel Gomes propose un portrait du peuple portugais éprouvé, appauvri par les politiques d’austérité. Mais pour lui ce sujet de société appelle, au contraire, des ressources de fantaisie, de facéties et de douceur. Alors c’est le grand jeu. La frontière entre documentaire et fiction explose d’emblée. La hiérarchie entre haute et pop culture cède. Les incessantes références aux contes des Mille et Une Nuits (auxquels Miguel Gomes emprunte leur structure) côtoient des tubes de variété internationale d’une ringardise émouvante, Rod Stewart ou Lionel Ritchie. Les voix off le disputent aux textes en surimpression. Les mêmes acteurs jouent plusieurs rôles successivement, parfois du sexe opposé. Les histoires s’emboîtent, se répondent, se démultiplient.
La ruine de l’apiculture à cause de l’invasion de guêpes chinoises et l’agonie des chantiers navals, deux sujets finement entrelacés, donnent la note inaugurale. Miguel Gomes sait tout de suite insuffler, dans des faits anxiogènes, l’imaginaire, le merveilleux et la cocasserie : détruire un nid de guêpes haut perché, en pleine nuit, relève, à l’écran, du feu d’artifice, et l’ouvrier lui-même se fantasme avec humour en MacGyver, héros d’une vieille série américaine. Puis c’est une Schéhérazade délicieusement anachronique qui entre en scène, porteuse d’une profusion de récits. Le premier rappelle la charge sexuelle et l’obscénité savante des vieux contes persans : il s’agit de l’impuissance et de la frigidité des décideurs de la finance européenne, pourtant implacables. Et ce jusqu’à l’intervention, à même leur anatomie, d’un sorcier vaudou…
Selon les sketches et les histoires, on est un peu chez Pasolini, Godard ou Varda, chez Manoel de Oliveira ou chez Apichatpong Weerasethakul, auquel Miguel Gomes « emprunte » son chef opérateur. Rien que des metteurs en scène ayant toujours échappé aux recettes de fabrication, mais aussi au supposé bon-sens-commun, antichambre des clichés. Ici, les femmes et les hommes, les vieux et les jeunes, les moches et les beaux, les humains et les animaux sont tous logés à la même enseigne. La nature, aussi, selon un panthéisme débridé. On verra, dans le volume 2, un petit chien banal, décrit comme un trésor de joliesse et d’intelligence, devenir l’âme d’une tour d’habitation désolée. Les stars du volume 3 seront des pinsons, élevés par des prolétaires passionnés, en vue de sidérantes compétitions de chant.
Un signe ne trompe pas : la qualité du regard de Miguel Gomes lorsqu’il délaisse, un instant, son foisonnement baroque pour revenir à la modestie du témoignage face caméra. Dans ce volume 1, quelques suppliciés de la crise se racontent en plan fixe. Présentés par le cinéaste comme « des magnifiques » ils le deviennent en effet, question de lumière, d’écoute, de délicatesse. Cependant, ils énoncent des vérités terribles : « Un chômeur n’a pas envie d’aller à la plage, même quand il fait beau »… Le grand voyage contrasté que constitue Les Mille et Une Nuits est imprévisible, irrégulier, inégal bien sûr. Mais il faut s’embarquer dès ce premier épisode et reposer le pied à terre seulement à l’issue du troisième pour en mesurer l’ampleur et l’extravagance. Ces films donnent la sensation rare de voir au-delà des apparences et de faire de vraies rencontres. Mais aussi le plein de fables, de rêveries et de chimères : autant de subterfuges mis à la disposition de chacun pour réenchanter en douce le quotidien.
Louis Guichard