— Par Sophie Klimis, professeure ordinaire de philosophie, Université Saint-Louis-Bruxelles, pour Carta Academica —
Chaque semaine, « Le Soir » publie une chronique d’un membre de Carta Academica* sur un sujet d’actualité. Cette semaine : quand la parole du poète peut recréer le monde en le disant autrement…
A des années-lumière d’un certain narcissisme parisien et de sa surenchère dans le « glauque » et le cynisme, Patrick Chamoiseau, écrivain français martiniquais, fait œuvre profonde de salubrité publique. Son livre Frères Migrants (Seuil, 2017) devrait être inscrit au programme de toutes les écoles de la « francophonie », France y compris. Abasourdi face à la crise des migrant.e.s, comme beaucoup d’entre nous, Chamoiseau y raconte s’être senti comme « appelé » par la voix d’outre-tombe d’Édouard Glissant, cet autre immense philosophe-poète originaire de Martinique, décédé en 2011, qui fut son ami et son « maître ». « Quand un inacceptable surgissait quelque part », se souvient Chamoiseau, Glissant l’appelait pour lui dire : « on ne peut pas laisser passer cela ! »
La tentation de la désespérance
Face à la recrudescence des violences en Syrie, à ce nouveau million de réfugié.e.s dont personne ne veut, le sentiment d’impuissance est grand, tout comme la tentation de la désespérance et la honte, aussi, devant le cynisme et l’immobilisme de cette Europe en laquelle nous avions cru… Ladite « crise » des migrant.e.s nous a définitivement contraints à déchirer le voile de l’illusion de la paix perpétuelle et des Droits de l’homme (le Droit sûr de son bon droit) associés à la mondialisation néolibérale, et à voir ce que cette dernière a toujours été : une « barbarie nouvelle ».
Appel à une transformation radicale
Pourtant, timide comme le rayon de soleil d’un printemps qui se fait attendre mais puissant dans son projet, il faut entendre cet appel à une transformation radicale de nos sociétés qui sourd entre les lignes de la citation de Chamoiseau prise en guise de titre à cette chronique ; se laisser entraîner par la force de vie qu’elle contient.
Patrick Chamoiseau est sans conteste l’un des plus grands écrivains de langue française contemporains. L’un des plus grands écrivains vivants tout court. Un véritable penseur-poète, capable d’inventer une langue nouvelle en tissant le français et le créole, ses deux langues maternelles, mais aussi capable d’explorer les tréfonds de l’âme humaine, de faire rire et pleurer en narrant les pires épisodes de la « Grande » histoire (la Traite négrière et la colonisation) à travers l’histoire des « petites » gens, et de toucher à l’universel des expériences fondatrices de notre humanité, de l’émerveillement de l’enfant qui s’ouvre au monde et entre à l’école au deuil d’une mère aimée.
Une parole démiurgique
À son tour interpellé par deux amies, la cinéaste Hind Meddeb et l’écrivaine Jane Sautière, Chamoiseau s’interpose, il ne « laisse pas passer ». Il sait pourtant que sa parole n’aura aucune efficacité pratique car « sa déclaration ne saurait agir sur la barbarie des frontières et sur les crimes qui s’y commettent ». Mais il sait également que la parole du poète est démiurgique, qu’elle peut recréer le monde en le disant autrement. Chamoiseau oppose aux métaphores usées et déshumanisantes de nos journaux télévisés, celles des « flux migratoires » et des « flots de réfugiés » supposés venir nous « submerger », des images vives qui réhumanisent, comme par exemple : « aux bordures grecques et italiennes – blancs déchirés sur des gris d’impuissances –, des gens, pas des roches, pas des mailles de plastique, des personnes, des milliers de personnes, se tassent, s’entassent, s’enlacent en une poisseuse dentelle où la mort et la vie ne distinguent plus leurs mailles, et se maintiennent en haillons grelottants, d’un grand mauve écarlate, l’une dans l’autre ainsi ».
Un rempart à l’oubli
Il sait aussi que le poète est le gardien de la mémoire collective, le rempart à l’oubli généré par le temps. Alors, réinventant à sa manière la pratique du « catalogue » de la poésie archaïque grecque, Chamoiseau égrène le « catalogue » de toutes nos violences, cofondatrices d’une histoire mondiale où la barbarie, elle, n’a pas de frontières, ni spatiales, ni temporelles : « naïfs volontaires, innocents décidés […] nous pensions que le plus archaïque était loin derrière nous : violences ancestrales, blancs chaulés des sacrifices mystiques, sauvageries tribales, inquisitions ferventes, sommaire sanglant de la conquête et des dominations, Traite des nègres esclavages et colonisations (qui récapitulèrent pour mieux les concentrer et les prophétiser toutes les atteintes au genre humain), patries guerrières, conflits mondiaux, camps nazis des acides et des braises, goulags aux années bissextiles, révolutions culturelles rectifiantes, génocides qui débordent leur propre définition… Toutes pratiques assassines inscrites comme autant de reliques dans l’Histoire pourpre des vainqueurs et dans la légitimité quelquefois terrifiante de ceux qui résistèrent et leur résistent encore… Derrière nous, les violences archaïques ! Derrière nous !… »
De nouveaux possibles
Mais cet état des lieux des ravages passés met en lumière le fait que le mal-être généré par les pseudo-valeurs de la mondialisation néolibérale peut être transformé de l’intérieur par des poussées rouvrant à de nouveaux possibles. Au cœur même des camps dans lesquels nous parquons les réfugié.e.s, se redécouvre « l’autre fraternité » : celle d’un « devenir commun », qui révèle des « trésors de contacts » et fait entrer en « créolisation ». Cette notion, Glissant, son créateur, l’avait définie comme étant « la mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes, dans un endroit du monde, avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments ». Description de la réalité de l’archipel créole, où se sont rencontrées et réciproquement transformées les racines africaines, asiatiques et européennes, la créolisation est étendue par Glissant et Chamoiseau à une échelle mondiale qui n’est pas celle de la mondialisation uniformisante mais celle de la reconnaissance de notre existence commune au sein « d’une seule et même planète qui n’assigne à rien d’autres qu’aux solidarités ».
Créer d’autres imaginaires
« There is no alternative » scandait la Dame de fer. En réalité, ce slogan qui ne cesse d’être repris en chœur par les chantres du néolibéralisme repose sur un certain imaginaire : celui de notre nécessaire aliénation au supposé « progrès » techno-scientifique, de l’assujettissement des individus au profit illimité et à la consommation pour elle-même. Or, comme l’a montré avec force le philosophe grec Cornelius Castoriadis, la réalité d’une société donnée repose fondamentalement sur des significations imaginaires sociales. Dès lors, il ne tient qu’à nous de créer d’autres imaginaires, solidaires et empathiques, d’un monde commun à toutes et tous, à opposer à l’imaginaire destructeur du néolibéralisme…
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