— Par Scarlett Jesus —
La pièce de Laurent Gaudé, « Médé-Kali » est, à l’évidence, d’actualité. La preuve en est qu’elle a été mise en scène presque simultanément, en février 2016, au Théâtre de la mer (Joliette Minoterie), à Marseille, ainsi que dans le 93, à Montreuil-sous-Bois. Montée par la Cie Kamma crée par Karine Pédurand, elle a été jouée en Guyane, début novembre, puis à L’Archipel de Basse-Terre, en Guadeloupe les 20 et 21 janvier 2017, avant d’être présentée au public martiniquais le 24 janvier, dans le cadre du Festival des Petites formes, à L’Atrium. La voici revenue en Guadeloupe, ce vendredi 27 janvier, mais dans un lieu hautement emblématique cette fois, le Mémorial Acte. Nul doute que la réception d’une telle pièce dans ce « Centre caribéen d’expressions et de mémoire de la traite et de l’esclavage », ne peut que se charger d’une coloration particulière. « Médée-Kali » peut-elle apporter une quelconque contribution à un vivre-ensemble harmonieux, permettant que s’opère, à travers l’horreur que suscite cette histoire tragique, la catharsis des sentiments de haine et de vengeance engendrés par l’histoire douloureuse de l’esclavage ?
« Je suis Médée-Kali… Je suis Médée-Kali… Je suis Médée-Kali… » martèle d’une voix forte, comme pour mieux graver ce nom dans nos mémoires, l’actrice Karine Pédurand qui incarne le personnage. Un personnage, celui de Médée, que Laurent Gaudé a voulu à son tour revisiter, après Euripide, Sénèque, Corneille… et la mise en scène qu’en proposa Jacques Lassalle à Avignon, en 2000, dans laquelle Isabelle Huppert incarnait une Médée très humaine. Comme l’indique le titre, l’auteur a cherché à opérer un raccourci entre deux figures mythiques dont l’une, Médée, nous vient de la Grèce antique, tandis que l’autre, Kali, est empruntée au panthéon hindou. Une pièce invitant peut-être le public à réfléchir à ce qui peut rapprocher des communautés différentes, plutôt que ce qui les divise…
« Je suis Médée-Kali… », une figure mythique composite et hybride, à double face. Dotée d’une double désignation qui convoque immédiatement, dans nos mémoires, de puissants imaginaires. Tel un palimpseste sur lequel se seraient superposés plusieurs histoires. Une figure hors du commun, à la fois magicienne dotée de pouvoirs surnaturels et déesse-mère. Mais aussi une femme dont les faiblesses révèlent l’humanité. Une construction « en miroir », ambiguë et trouble. Fascinante tout autant que terrifiante, tour à tour victime et bourreau, innocente et coupable. Ainsi se présente-elle, au lever du rideau, « à terre » et tournant le dos au public, comme en position de pénitente qui solliciterait son pardon. Elle se relèvera ensuite, face au public, et se dressera doubout, statufiée telle une apparition. Incarnant de façon allégorique une figure imaginaire, celle -composite et changeante- d’une Déesse protectrice/maléfique, que l’on retrouve dans différentes cultures. Le public assistera à la métamorphose du personnage à travers sa robe, dont la blancheur immaculée laissera place, par la magie des éclairages, à un sari coloré. Avant que, transformée en diablesse, elle n’hésite pas en relever les plis, dévoilant sans pudeur sa nudité.
« Je suis Médée-Kali… ». Celle qui incarne à la fois, et de façon la plus extrême, la passion amoureuse et l’amour maternel. Un amour tout ce qu’il y a de plus charnel et animal dans les deux cas, et qui fait du personnage un être possédé et possessif. « Mes enfants… » scande-t-elle, comme privant ceux-ci de toute existence autonome. Jusqu’à devenir un monstre dévastateur lorsque sa passion se transforme en haine et que son désir devient pulsion de mort. Élevée au rang de divinité de l’amour et sacralisée Déesse-Mère, elle est celle qui détient le pouvoir de donner la vie, mais aussi de l’ôter.
Elle est Médée, mère devenue infanticide par amour pour Jason. Et elle est Kali, la « noire », épouse furieuse de Shiva. Déesse à plusieurs bras, comme en rend compte visuellement, sur scène, un dispositif de miroirs en vis-à-vis. Kali incarne le pouvoir destructeur du temps et donne la mort. Et lorsque Médée-Kali prétend vouloir ramener les cendres de ses enfants dans le Gange, fleuve sacré qui libère l’âme des défunts, celui-ci se superpose avec l’un des cinq fleuves de la mythologie grecque, qui permettait aux âmes des morts de trouver le repos en pénétrant au royaume de l’Hadès.
Parallèlement, à d’autres moments le personnage de Médée-Kali va aussi incarner Gorgone, la méduse aux cheveux emmêlés de serpents dont le regard pétrifiait ceux qu’elle fixait. Comme en rendent compte les yeux de Karine Pédurand. Cette superposition de personnages entraîne alors une modification de la légende de Médée par Laurent Gaudé qui va la faire mourir comme la Gorgone, dont la tête fut tranchée par Persée. Cette décapitation autorise à nouveau un jeu de miroir, dans lequel différents mythes se font écho. On pourrait ajouter qu’en faisant danser sur scène Karine Pédurand -superbement au demeurant et sans que celle-ci n’interrompe pour autant un monologue toujours très distinctement articulé-, le metteur en scène, Margherita Bertoli, rapproche aussi Médée-Kali-Gorgone d’une autre figure emblématique de la féminité, Salomé. Une figure biblique, cette fois, relevant d’une autre « mythologie ». Celle dont la danse séduira Hérode au point qu’il satisfera à sa demande, lui livrant la tête de Jean-Baptiste sur un plateau. Des danses qui ne sont jamais gratuites. Renvoyant à des cultures différentes, elles contribuent à renforcer le caractère hybride du personnage. Et remplissent une fonction dramatique renvoyant tantôt au sacré, à travers la gestuelle des bras et des mains des danses hindoues ou le tournoiement des derviches tourneurs, ou qu’à l’opposé elles expriment la trivialité d’un personnage s’adonnant à des déhanchements provoquants.
Comme dans une tragédie antique, l’histoire de Médée est rappelée dès le Prologue à un public sensé la connaître, puis rejoué devant lui. Dans un déroulé tragique enrichi de tout ce que Kali, Gorgone et Salomé apportent au personnage de Médée. Dès les premières paroles proférées, le public est directement interpellé : « Tu veux savoir qui je suis… ». Et convié à entreprendre avec le fantôme de cette femme une quête d’identité qui n’est pas seulement la recherche d’une origine géographique, mais passe, de fait, par la connaissance de soi. La transformation du personnage de Médée, originaire de Grèce, en Médée-Kali est lourde de sens. En effet, pour un Grec, est barbare tout peuple qui ne parle pas sa langue et ne pratique pas sa religion. Or, en se nommant Médée-Kali, Médée se définit comme étant à la fois grecque et barbare… Déracinée, elle revendique avec fierté sa double identité.
On ne peut donc imaginer, dans l’Épilogue, un retour au pays natal de Médée-Kali. Que ce soit en Colchide, ou sur les rives du Gange… La dernière image, celle d’une décapitation, apporte un point d’orgue à une réflexion sur la violence qui ne peut qu’entraîner d’autres violences. « Soleil cou coupé »…
Scarlett JESUS, le 31 janvier 2017.
Lire aussi : Médée Kali : une belle réussite — Par Roland Sabra —