Des experts économiques peu suspects de gauchisme pointent du doigt le creusement des inégalités pour expliquer la crise actuelle de la démocratie.
— Source AFP —
Les « élites » et autres experts ont sous-estimé le risque du Brexit, de même qu’ils n’ont pas pris au sérieux le phénomène Trump. Pourtant, partout en Occident, quand on demande l’avis des peuples, de plus en plus, ils donnent leurs suffrages à des populistes. En Autriche, aux Philippines, en l’Italie, les électeurs ont bousculé les partis traditionnels pour dire leur révolte. Un mouvement mondial donc qui, pour des économistes et des personnalités interrogées par l’AFP, exprime un « repli national » face aux inégalités croissantes provoquées par la mondialisation libérale.
« Il y a plusieurs formes de réponse à la montée des inégalités et l’une d’entre elles est malheureusement le repli national ou la xénophobie », selon l’économiste français de gauche Thomas Piketty, auteur du best-seller international Le Capital au XXIe siècle. « Cette voie-là est incarnée par le Brexit au Royaume-Uni, mais elle est aussi forte en France avec le Front national, aux États-Unis avec Donald Trump qui fustige les Mexicains ou l’islam. Elle prend différentes formes dans différents pays ».
Les inégalités au plus haut
Car si la richesse augmente tous les ans (le PIB mondial a progressé de 3,1 % en 2015), sa répartition est de plus en plus inégalitaire. Cette même année, le patrimoine cumulé des 1 % les plus riches du monde a dépassé l’an dernier celui des 99 % restants, selon l’ONG britannique Oxfam. Et avec un an d’avance sur les prévisions ! Or il ne s’agit plus simplement de la criante inégalité entre les pays riches et les pays pauvres. Les sociétés avancées génèrent leur lot de laissés-pour-compte, qu’il s’agisse d’éleveurs écrasés par la concurrence internationale, d’ouvriers privés de leur usine délocalisée, d’employés chassés des agglomérations par l’envolée des prix de l’immobilier, ou de riverains excédés par la proximité des camps de réfugiés. Des déclassés de la mondialisation qui ont le droit de vote. C’est la « fronde des oubliés », comme titrait fin juin le journal catholique français La Croix.
Jyrki Katainen, vice-président de la Commission européenne, renvoie pourtant la balle chez les dirigeants nationaux : « Depuis le début de la crise économique, beaucoup de gouvernements ont, en quelque sorte, délocalisé leurs responsabilités, en disant que l’UE aurait dû faire telle ou telle chose. » Certes. Mais il est des faits têtus.
« Les inégalités ne cessent d’augmenter dans la plupart des pays de l’OCDE. Aux États-Unis, elles atteignent même des niveaux jamais vus depuis les années vingt », explique à l’AFP Jennifer Blanke, chef économiste du World Economic Forum (WEF), qui organise notamment le forum de Davos, ce rassemblement international de décideurs politiques et économiques. « Si on analyse le Brexit, le pays apparaît divisé entre les régions profitant de la mondialisation et celles où les gens n’ont pas l’impression de bénéficier de la croissance », relève-t-elle.
Même diagnostic pour le Français Michel Barnier, ancien ministre français de droite et ancien commissaire européen. « Le vrai problème est d’où vient cette souffrance sociale ? D’où vient ce chômage, ce sentiment d’exclusion ou d’abandon ? À coup sûr, les conséquences de la mondialisation sont en cause », reconnaît-il. Selon lui, « beaucoup de gens qui expriment une colère, une frustration, une souffrance sociale », ont ainsi voté pour le Brexit.
Un clivage entre les « gros » et les petits »
L’OCDE est sur la même ligne. « Les inégalités en termes de revenu, de patrimoine, de bien-être et d’opportunités se sont accrues dans la majorité des pays » membres, soulignait-elle en juin, mettant en cause la financiarisation galopante de l’économie, dont la City londonienne est l’étendard. « Le poids croissant de la finance dans l’économie mondiale pourrait avoir détourné l’investissement des activités productives et provoqué une plus forte concentration de la richesse au sommet de la distribution des revenus », expliquait-elle. « Dans les années après-guerre et pendant trois décennies, on pensait vraiment que l’on allait dans une direction où la classe moyenne allait partager plus les bénéfices de l’économie », rappelle Mme Blanke. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas. « Les salaires moyens n’ont pas augmenté depuis longtemps ».
Pour Frédéric Dabi, directeur général adjoint de l’institut de sondage français Ifop, « il y a un clivage gros-petit, entre les gros qui bénéficient de l’UE et les petits qui n’en bénéficient pas et qui se sentent même écrasés. C’est très net ». « Le sentiment que mon pays perd plus qu’il ne bénéficie et que moi, personnellement, je perds plus que je ne bénéficie de l’UE, constitue un levier majeur du scepticisme vis-à-vis de l’Europe », souligne-t-il.
Pour M. Piketty, il reste la voie de « la gauche dite radicale », incarnée par exemple par Bernie Sanders aux États-Unis, ou les partis Syriza en Grèce ou Podemos en Espagne. « Angela Merkel, François Hollande, les dirigeants européens, doivent maintenant prendre leurs responsabilités face à ces deux types de réponses à la montée des inégalités et des tensions », estime l’économiste. « Vous avez voulu humilier Syriza ? Bravo ! Vous avez fait peur aux électeurs espagnols ? Magnifique ! Et maintenant ? Vous vous retrouvez avec le Brexit », constate-t-il. « Il y a une énorme erreur de commise et il faut maintenant essayer de la rattraper. »
Publié le 06/07/2016 à 12:08 | Le Point.fr