— Par Suzanne Bonamour (*) —
Le monde vivant est profondément affecté par les activités humaines. Un huitième des espèces est actuellement menacé d’extinction dans un futur proche, et ce en grande partie à cause du changement climatique. Face à la dégradation de leur habitat, les espèces qui survivront seront celles capables de s’adapter. Notre équipe de chercheuses et de chercheurs tente de mieux comprendre la migration saisonnière et son rôle face au changement climatique en étudiant les cormorans huppés (Gulosus aristotelis). Un suivi à long terme de la migration de cette espèce, classée en danger d’extinction au Royaume-Uni, a débuté il y a une quinzaine d’années le long des côtes écossaises.
En réponse à l’augmentation des températures (+ 1,1 °C actuellement), beaucoup d’espèces végétales et animales des zones tempérées se déplacent vers des altitudes plus élevées ou vers les pôles, où les températures sont plus fraîches. Pour de nombreuses autres, les événements annuels de leur cycle de vie, tels que la migration, la sortie d’hibernation ou la reproduction, se produisent plus tôt dans l’année. Bien que de telles adaptations pourraient théoriquement être permises par des évolutions génétiques, elles semblent à l’heure actuelle très rares dans la nature.
Outre le réchauffement global, le changement climatique se traduit par des événements météorologiques extrêmes (tempêtes, inondations, incendies) de plus en plus fréquents et intenses. Pour survivre à ces perturbations rapides et profondes de leur environnement, certaines espèces pourraient échapper à ces épisodes défavorables en migrant temporairement.
Migrer pour s’adapter
Beaucoup d’animaux migrent entre deux périodes de reproduction : ils effectuent une migration saisonnière. Cette migration est comprise comme un moyen de suivre les conditions de vie les plus favorables au cours d’une année, mais peut néanmoins représenter un risque et un coût énergétique importants. En fonction des conditions environnementales, un compromis entre migration et sédentarité a donc parfois pu évoluer, et une diversité étonnante de comportement migratoire existe au sein du règne animal.
Comme la majorité des espèces migratrices, la population de cormorans que nous étudions est dite partiellement migratrice, puisque certains individus migrent durant l’hiver le long des côtes, alors que d’autres restent toute l’année dans la zone de reproduction. Été comme hiver, les scientifiques arpentent le rivage pour identifier individuellement chaque cormoran, qu’ils ont préalablement bagué avec des numéros uniques et visibles à distance. Les oiseaux observés toute l’année dans la zone de reproduction sont ainsi qualifiés de « résidents », ceux retrouvés ailleurs durant l’automne ou l’hiver sont « migrateurs ».
Rester ou partir : deux stratégies de survie des cormorans
Grâce à plus de 80 000 observations de 12 000 cormorans différents, il est aujourd’hui possible de comprendre pourquoi certains oiseaux choisissent de migrer, et comment cela pourrait participer à leur adaptation au changement climatique.
Nous nous sommes aperçus que lors des tempêtes hivernales, un plus grand nombre de cormorans migrent, augmentant leurs chances de survie par rapport aux cormorans résidents restés dans la zone de reproduction. Mais alors, quels indices ont permis aux cormorans de prédire l’arrivée d’une tempête ? Cette capacité à moduler leur stratégie de migration en fonction des conditions environnementales pourrait-elle se répandre dans cette population ? En somme, la migration saisonnière des cormorans pourrait-elle être un atout face au changement climatique et son lot d’événements extrêmes ?
Comment les cormorans choisissent-ils de migrer ?
Pour répondre à ces questions, nous menons une nouvelle étude qui utilise des modèles statistiques avancés pour prédire la propension à migrer des cormorans en fonction des conditions environnementales. Une des difficultés majeures de ces analyses se niche dans l’impossibilité pour les scientifiques de réussir à observer systématiquement tous les oiseaux vivant librement dans leur milieu naturel. Sur le terrain, il y a donc toujours une proportion des individus que l’on n’arrive pas à détecter.
Ici, tout le jeu consiste à distinguer statistiquement pourquoi certains cormorans n’ont pas été observés lors des relevés sur la côte. Étaient-ils dans une autre zone d’hivernage ? Partis à la pêche ou cachés derrière un rocher ? Ou bien n’ont-ils pas survécu ? En reliant les chances d’observer chaque cormoran bagué en fonction de sa zone d’hivernage et des conditions environnementales locales tout au long de l’année (comme la température, les précipitations, la vitesse et la direction du vent, la hauteur des vagues, la quantité de nourriture, le nombre de cormorans dans la région…), il est ainsi possible de savoir dans quelle mesure, et en fonction de quelles composantes de leur environnement les cormorans choisissent de migrer ou de rester. Les investigations sont actuellement en cours !
Une modification du comportement qui passe dans les gènes ?
Nous savons d’ores et déjà que dans beaucoup de cas la modification du comportement ne suffira pas pour s’adapter au changement climatique. Elle ne permet parfois que des réponses inadéquates, trop limitées et/ou coûteuses pour les organismes. Ainsi, une adaptation génétique sera souvent nécessaire pour permettre la persistance des populations naturelles.
Puisque la propension à migrer facilite la survie des cormorans lors des tempêtes, cette stratégie pourrait se propager dans la population via le processus de sélection naturelle. Pour cela, ce comportement migratoire et sa sensibilité à l’environnement doivent être au moins partiellement d’origine génétique. La part génétique expliquant la migration saisonnière et sa variabilité sera estimée à partir de l’arbre généalogique des cormorans de cette région.
Héritage migratoire ou sensibilité à l’environnement ?
En croisant statistiquement les différentes stratégies de migration des cormorans et leur degré d’apparentement (parent/enfant, grand-parent/petit-enfant, cousin/cousine…), il sera possible de déduire la part héritable de la migration saisonnière et sa sensibilité à l’environnement, et donc son potentiel d’adaptation.
Ce projet de recherche aspire à mettre en lumière les potentielles capacités de résilience et d’adaptation des espèces migratrices, qui sont encore peu étudiées car particulièrement complexes à aborder. Notre capacité à prédire les mouvements des espèces migratrices et leurs potentielles évolutions est essentielle pour comprendre l’écologie de ces espèces particulièrement impactées par les activités humaines, et ainsi ouvrir la voie à de nouveaux protocoles de conservation. Mais n’oublions pas, malheureusement, qu’aucune avancée en sciences de la conservation ne saura répondre à l’urgence environnementale croissante engendrée par les activités humaines.
À propos de l’autrice : Suzanne Bonamour. Chercheuse post-doctorale (Marie Skłodowska-Curie), Norwegian University of Science and Technology.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.
Source : WeDemain