— Par Robert Saé —
1 / Un système en bout de course
L’histoire est ainsi faite ! Quand un système est devenu obsolète rien ne peut empêcher qu’il se délite. Pour sauver les meubles, les gouvernements qui gèrent le système capitaliste imposent des politiques et des mesures visant à concentrer au plus vite le maximum de richesses entre les mains d’une caste de plus en plus minoritaire. Conscients, cependant, que rien ne peut cacher les conséquences du saccage économique, notamment sur le plan social, ceux qui en profitent mobilisent leurs économistes et leurs médias pour détourner l’attention de l’opinion vers des leurres. Ce qui serait en cause, c’est « l’absence de compétitivité », « l’état d’esprit du marché et des investisseurs », « la baisse du nombre des cotisants » et « l’insuffisance de sacrifices ! » Comme si on pouvait attendre du criminel qu’il donne le nom du poison utilisé et qu’il livre l’antidote à celui qu’il veut tuer ! En réalité, c’est le système lui-même qui est atteint d’une maladie incurable.
Chacun sait que la monnaie joue un rôle central et fondamental dans le fonctionnement du système capitaliste. Aujourd’hui, celle-ci est devenue une tumeur qui le ronge.
2 / La monnaie : un outil de domination
L’apparition de la monnaie a répondu à un progrès que réalisait l’humanité. Les biens à échanger se diversifiaient et croissaient en quantité. Le troc atteignait ses limites et, au sein des différentes communautés, s’est généralisée l’acceptation de supports matériels qui servaient désormais d’unité de compte, de moyen d’échange et de réservoir de valeur. Mais au cours du temps, la monnaie est passée sous le contrôle des grands seigneurs, des rois et, plus tard, de l’Etat. Dès lors, elle devenait symbole et instrument de pouvoir. Entre les mains des autorités étatiques et des détenteurs de capitaux, la monnaie s’est transformée en outil de domination. Elle permet le contrôle exclusif du marché intérieur et, pour les pays qui parviennent à imposer leur domination coloniale et impérialiste, elle devient le moyen de contrôler l’économie et de piller les richesses des pays dominés.
Deux exemples significatifs méritent d’être cités : La mise de l’économie mondiale sous la tutelle du dollar au lendemain de la deuxième guerre mondiale et le véritable carcan colonial que constitue le Franc CFA.
Arrêtons-nous sur le deuxième exemple qui est bien moins connu. Initialement, « Franc CFA » voulait dire « franc des Colonies françaises d’Afrique (CFA) ». Après les indépendances formelles, il a été rebaptisé « franc de la Communauté Française d’Afrique » tout en continuant à jouer strictement le même rôle.
Peu de gens savent que quand les pays africains exportent des matières premières en France, ils sont tenus de faire des dépôts au Trésor Français dans un fameux « compte d’opération »!! Ce qui permet à la France de ne pas débourser les sommes correspondant à ses achats.
Peu de gens savent que les représentants nommés par la France à la BEAC*1, à la BCEAO et à la BCC disposent d’un droit de veto. De plus, comme le rappelle le Professeur Agbohou, « Si un dirigeant de la zone CFA n’obéit plus aux ordres de la France, Paris bloque ses réserves de devises et mieux, il ferme les banques dans ce pays devenu « rebelle ». C’est ce que nous avons vu tout récemment en Côte-d’Ivoire avec Laurent Gbagbo.* 2»
Peu de gens savent, enfin, que l’une des raisons de la liquidation de Mouammar Kadhafi est le fait qu’il avait proposé la mise en place d’une union monétaire africaine (UMA) pour la création de laquelle Il avait dégagé 30 milliards de dollars et prévu la création d’une banque centrale africaine avec une monnaie qui abolirait la domination du franc CFA.
1* BEAC : Banque des Etats d’Afrique Centrale ; BCEAO : Banque Centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest ; BCC : Banque Centrale des Comores. 2*Cf. étude du Pr. Nicolas Agbohou « Le franc CFA et l’Euro contre l’Afrique »
III/ le système avance inexorablement vers son terme
Après la disparition de l’URSS, les dirigeants des Etats impérialistes occidentaux étaient convaincus qu’ils avaient imposé définitivement leur hégémonie dans le monde qualifié alors d’unipolaire. Paradoxalement, le nouveau contexte accentuera le délitement de leur propre système. Celui-ci était déjà miné par les travers qu’il engendrait. (Par exemple du fait de l’utilisation de la planche à billets par les USA ou de l’approfondissement de la coupure entre les besoins de financement de l’économie réelle et la spéculation financière) Se croyant désormais intouchables, les maitres du système se sont lancés dans des pratiques qui dérèglent de plus en plus la machine.
D’abord, en imposant des politiques néolibérales sauvages partout dans le monde, ils ont pu garantir des profits spectaculaires aux plus riches (le fameux « 1 % ») mais les conséquences pour l’économie globale sont désastreuses et l’instabilité sociale s’étend sous les formes les plus diverses.
Ensuite, en supprimant tout contrôle des Etats sur les Banques centrales – celles-ci, désormais, décident unilatéralement des politiques monétaires à mener -, ils ont abdiqués en faveur des spéculateurs et, par la même, rendu impossible toute politique économique cohérente.
Même si tous ne le crient pas sur les toits, la plupart des économistes admettent que le système est plus que fragilisé malgré l’engagement massif des Etats pour empêcher le naufrage des banques. Les bulles spéculatives continueront à éclater avec des effets de plus en plus dévastateurs. La bombe monétaire explosera !
Mais au-delà des facteurs internes expliquant le délitement du système jusqu’alors dominant, des données objectives indiquent que nous vivons le passage d’une époque à une autre.
-Premièrement, un nouveau rapport de force s’établit entre les différents pôles économiques.
Les échanges internationaux s’affranchissent de plus en plus de la dictature du dollar. La Banque mondiale et le FMI, institutions à travers lesquelles les impérialistes occidentaux exerçaient leur main mise sur la finance et l’économie mondiales se voient confrontés à la création par des puissances émergentes d’institutions financières rivales. (BRICS, BANCOSUR, AIIB*1). On ne sera pas étonné d’apprendre que la monnaie chinoise, le Yuan, s’impose graduellement comme moyen alternatif*(2).
-Deuxièmement, les nouvelles technologies liées à la révolution du numérique rendent obsolètes des pans entiers de l’industrie et du commerce, ce qui fait évoluer le rôle de la monnaie et entraine des mutations profondes dans le système financier lui-même. Les transactions réalisées hors circuit bancaire connaissent un essor notable.
– Troisièmement, les échanges de biens et de services se font, de plus en plus, par le biais de moyens autres que les monnaies officielles. Les conséquences désastreuses des politiques d’austérité contribuent d’ailleurs à amplifier ce mouvement. (Systèmes d’échange solidaire, monnaies locales, troc, etc.)
A cela, on doit ajouter un facteur subjectif. L’arrogance manifestée par les impérialistes occidentaux qui, bafouant les principes de base de leur propre système, unilatéralement et au niveau planétaire, imposent des mesures s’attaquant aux avoirs de dirigeants politiques ou d’organisations de toute nature, contribue à renforcer la volonté de se prémunir de leur tutelle. Même au sein des institutions financières régionales agréées par les occidentaux, souvent sous la pression populaire, des représentants d’Etats dépendants du système actuel cherchent à secouer le joug.
1* BRICS : Brésil-Russie-Chine-Inde-Afrique du Sud ; AIIB : Banque Asiatique d’Investissement dans les Infrastructures.
2* Dans un article publié par le site Business Insider, l’économiste Etatsunien Wolf RICHTER écrivait que « Le yuan chinois (renminbi) deviendra tôt au tard une devise de réserve mondiale, portant un coup au dollar américain.». Ajoutons qu’actuellement, le dollar est un peu plus bas qu’il y a une vingtaine d’années.
IV / Construire l’alternative
Pour autant, peut-on se contenter d’attendre que le système s’effondre et que se développe naturellement un autre plus valable ? Ce serait une erreur ! Les profiteurs du système et leurs institutions ne se résoudront jamais à accepter la fin de leur hégémonie. Forts de leurs positions et de leurs avoirs, ils mettront tout en œuvre pour garder les rênes. D’ailleurs, ils font déjà planer sur le monde la menace de conflits militaires de haute intensité.
Doit-on miser sur la victoire des adversaires pour construire l’alternative ? Ce serait une autre erreur ! Les institutions financières rivales prendraient-elles le pas sur la Banque Mondiale et le FMI, le Yuan s’imposerait-il comme monnaie dominante, le problème ne serait que déplacé.
Ce dont il s’agit, c’est de mettre en œuvre une conception alternative de l’économie ; c’est d’œuvrer à la construction d’un système et à la mise sur pied d’institutions garantissant l’accès de tous aux biens et services nécessaire à une vie digne et à l’épanouissement humain, dans le cadre du respect des écosystèmes et d’une gestion responsable des ressources naturelles. En l’espèce, la monnaie, reine usurpatrice de l’économie, doit être renversée de son trône et condamnée à des travaux d’intérêt général.
Autrement dit, nous sommes appelés à nous engager sur deux fronts :
-Le premier, c’est celui de la lutte idéologique. Car, pour mobiliser toutes les forces nécessaires au changement, il est essentiel de développer la connaissance des mécanismes économiques et monétaires, de combattre les thèses et arguments des propagandistes du système capitaliste, de démystifier les « suceurs de roue » qui, chez nous en particulier, nous appellent à rêver d’un possible développement par l’arrimage à l’Europe et le grappillage de subsides.
-Le second, c’est celui du combat pour se décrocher du système dominant et pour prendre, autant que possible, le contrôle de l’économie réelle, notamment en s’appuyant sur les dynamiques déjà mises en œuvre par notre peuple et sur les expériences alternatives qui fleurissent de par le monde.
R.S. Martinique le 11/04/2015