— Par Michèle Bigot —
Texte et mise en scène de Fabrice Melquiot
Avec Vincent Garanger
Le Préau CD de Normandie-Vire
Quand j’étais Charles, la pièce de F. Melquiot, mise en scène par ses soins vient de connaître sa dernière représentation (24/05/2016) au théâtre du Préau à Vire, après une création en 2013 dans le Bocage normand dans le cadre du PNR (Pôle National de Ressources du spectacle vivant en milieu rural) et à Vire et deux années de tournée, où elle a connu un succès toujours renouvelé (Avignon en 2014, Neuchâtel, Nancy, Thionville, Le Havre, Saint –Denis, Colmar, Marseille, Saint-Étienne en 2015). Si je vous en parle ici c’est parce qu’on espère bien que cette dernière n’était que provisoire et qu’une nouvelle tournée aura lieu.
Vincent Garanger est seul en scène, il interprète le rôle de Charles, le mari amoureux et mal-aimé de sa femme Maryse. La scène se passe à Clamecy, dans ce qu’on appelle la « France profonde ». Charles est un commercial spécialisé dans la vente de machines agricoles. Mais sa passion c’est le karaoké, et plus précisément l’interprétation des chansons de Charles Aznavour. Aznavour est son porte parole ; plus que cela, c’est son alter ego. Il ne se contente pas de chanter ses plus belles compositions, il les vit et se projette tellement dans le personnage public d’Aznavour, qu’il le bombarde de lettres et s’obstine à lui arracher un rendez-vous (auquel d’ailleurs il se dérobera au dernier moment). La pièce est donc un monologue mais pas un soliloque, car Charles mêle sa voix à celle de ses spectateurs et des proches auxquels il s’adresse. Écoutez plutôt le début :
Bonsoir à tous et bienvenue à l’Attitude Club. Salut Amédée, alors on est venu sans ses veaux, Amédée retire ta casquette tu te crois où? Bonsoir à tous les amis et puis les autres c’est
Charles qui cause dans le micro. Zabou arrête de te prendre pour Miss France tu vas finir à poil. Dis François ton tracteur tu l’as garé devant la boîte garde bien un œil dessus François mon vieux vu les loulous qu’on a dans le coin bon allez j’arrête de te charrier. Je suis en forme ce soir. Si vous êtes des habitués des soirées du karaoké de l’Attitude Club vous me connaissez. Moi c’est Charles. Je suis un fan inconditionnel de Charles Aznavour. Je vais vous interpréter « Non je n’ai rien oublié » Je tiens à préciser que cette chanson comme toutes les autres, sont dédicacées tout spécialement de la part de Charles pour Maryse.
Car l’indicible qui va se chanter ici (en fait l’acteur chante très peu, il évoque le texte des chansons) c’est son amour passionné et aveugle pour Maryse. Contre vents et marées, contre toute adversité, Charles s’obstine dans son amour pour elle. C’est une vraie profession de foi. F. Melquiot nomme son personnage le « forcené de cœur ». Un de ces cocus dont le théâtre bourgeois s’est repu, mais qui paraît ici sur scène comme le héros indépassable des temps modernes. A lui la force du contre-courant, à lui le courage des sentiments. Il est une sorte de héros aveugle, romantique impénitent, totalement hermétique à l’air de temps, la consommation amoureuse qui n’a sur lui aucune prise. Véritable Dom quichotte des temps modernes, Charles n’a cure des modes ni du temps qui passe. Il plante sur scène le décor nostalgique d’une époque et d’un héros qui savait chanter l’amour. Ce troubadour de la ruralité ne recule devant rien pour déclamer sa flamme, et il est contagieux.
On rit jaune en présence de son spectacle de paillette et de costume en lamé. Car s’il ne dédaigne pas mettre les rieurs de son côté, il ne recule pas non plus devant le drame et le parler vrai. Notamment quand il s’agit de dire la haine qui s’empare de lui en face de son crétin de fils, qui sait si bien épouser les humeurs du temps et faire l’imbécile. N’empêche que le fils réussit à séduire sa mère, cette Maryse si inconsistante et légère, et Charles en est follement jaloux. Il y a là quelque chose de proustien et de l’amour aveugle que Swann porte à Odette, d’autant plus fascinante qu’elle est vulgaire et volage.
Ce personnage incandescent, jouant sur le fil du rasoir entre le rire et les larmes, la satire sociale et la nostalgie romantique est interprété avec maestria par Vincent Garanger. Il est partout à la fois. Il change d’humeur et de discours comme de costume, il joue sur toutes les cordes de ce formidable instrument qu’est le corps d’un comédien : sa silhouette, sa voix, ses accents, ses gestes, ses numéros d’équilibriste. Il est aussi convaincant quand il interprète les rôles des autres personnages ( Aznavour, le fils, la femme) que quand il revient dans sa propre peau. Les sculptures et les masques qui l’appuient (Judith Dubois, Kristelle Paré) sont étonnants de force expressive. Les masques n’ont en rien cherché le réalisme ; ils sont délibérément grossis et stylisés et c’est par là qu’ils émeuvent et convainquent.
A lui seul, Vincent Garanger occupe tout l’espace scénique, déambulant frénétiquement sur toute sa profondeur. Il semble que plusieurs scènes se découpent dans cet espace, permettant à l’acteur de faire vivre plusieurs époques, plusieurs lieux et autant de personnages et de scènes dialoguées. Se démultipliant avec une énergie incroyable l’acteur fait vibrer à lui seul toutes les ressorts du drame. Il est aidé en cela par la scénographie, la musique et les arrangements, qui jouent un rôle prépondérant, en regard du sujet. La création lumière est également déterminante, faisant revivre sur scène les variations lumineuses et les paillettes d’un music hall de province, où le karaoké le dispute au stand up de province.
Un magnifique exercice de théâtre : l’apparente facilité du thème dissimule une profondeur et tout le courage d’une parole dramatique qui renverse les clichés. Avec F. Melquiot, on trouve sur scène ce qu’on a envie d’appeler « les vrais gens ». Si cette expression n’était pas si ridicule, on en viendrait à penser qu’elle dit quand même quelque chose en négatif des imposteurs qu’on croise quotidiennement autour de soi et sur les écrans :
« Je ne sais écrire que des gens amoureux, des gens ivres de paroles et de promesses, qui ne reculent pas devant une phrase dangereuse à prononcer, des gens qui se battent volontiers contre eux-mêmes, des gens qui déclarent volontiers leur flamme, des gens qui n’existent que dans un pays auquel je rêve méthodiquement, des gens que je croise dans la rue, avec qui je partage un regard ou une conversation, des gens qui ont envie ou besoin des autres, des gens qui espèrent et qui rient, surtout quand il n’y a pas de quoi rire. » avoue F. Melquiot, pour notre plus grand bonheur.
Michèle Bigot