Peut-on encore utiliser le mot “nègre” en littérature ? Dany Laferrière répond, sans faux-fuyants, à l’épineuse question, sur France Culture.
– Par Yann Lagarde, le 8 octobre 2020 –
« Mon avis, c’est qu’Agatha Christie était là pour divertir, et elle n’aurait pas aimé que quelqu’un soit blessé par une de ses tournures de phrase » : l’ouvrage Dix petits nègres d’Agatha Christie vient d’être rebaptisé Ils étaient dix, par les héritiers de l’écrivaine. Pourtant d’autres auteurs assument l’emploi du mot. C’est le cas de Dany Laferrière, membre de l’Académie française, auteur de Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, un roman où il raconte les aventures sexuelles d’un Haïtien exilé à Montréal, et qui joue avec les stéréotypes raciaux. Paru en 1985, l’ouvrage est réédité en septembre 2020 aux Éditions Zulma.
Dany Laferrière : « Le mot “nègre”, il va dans n’importe quelle bouche, il est dans le dictionnaire, vous l’employez, vous en subissez les conséquences. Mais ce n’est pas le mot qu’il faut éliminer. Quand le livre, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, était sorti en 1985, il avait provoqué, et pour les mêmes raisons, un débat à travers toute l’Amérique. Le mot “negro” a été censuré par toute la presse américaine. Des Noirs étaient contre moi d’ailleurs. Le National Association for the Advancement of Colored People (NAACP), une des plus puissantes organisations contre l’esclavage, contre le racisme aux États-Unis, m’avait autant censuré que ceux qui étaient d’une certaine manière racistes. Cette censure a fait de ce livre une célébrité mondiale. Alors, si jamais on pense à le re-censurer, Dieu merci. »
Jusqu’au XIXe siècle, le mot “Nègre” désigne péjorativement les esclaves noirs. Au cours du XXe siècle, l’usage du mot “Noir” devient majoritaire mais “Nègre” continue de faire partie du répertoire raciste des suprémacistes blancs. Depuis les droits civiques, le mot « nègre » est devenu un tabou médiatique, mais certains Afrodescendants ont pourtant choisi de se la réapproprier. Ce mot, on le retrouve encore dans le titre d’un autre roman de Dany Laferrière, Cette grenade dans la main du jeune Nègre est-elle une arme ou un fruit ?, paru en 1993.
Dany Laferrière : « Le mot “nègre” est un mot qui vient d’Haïti. Pour ma part, c’est un mot qui veut dire “homme” simplement. On peut dire « ce blanc est un bon nègre ». Le mot n’a aucune subversion. Quand on vient d’Haïti, on a le droit d’employer ce terme et personne d’autre ne peut. C’est un terme qui est sorti de la fournaise de l’esclavage et il a été conquis. C’est là la différence totale avec toute l’histoire du mot “nègre”, si on le prend par les États-Unis, par les abolitionnistes comme par les colonisateurs ou par les écrivains de la négritude, on rate l’histoire. L’histoire, c’est que pour la première fois dans l’histoire humaine, des nègres se sont libérés, des esclaves se sont libérés et ont fondé une nation. Aimé Césaire, lui, déclarait : « Nous naissons dans la cale des bateaux négriers. C’est là qu’est née l’histoire antillaise. »
Donc revendiquer quelque chose qui pourrait être dérogatoire ou insultant, ou qui pourrait vous diminuer et en faire exactement votre identité, c’est une des plus vieilles revanches humaines. Un écrivain a au moins un double travail à faire, d’actualiser, c’est-à-dire de devenir contemporain et en même temps, de rappeler que les mots ont une origine, prennent naissance d’une réalité historique. Pour Dany Laferrière, chaque auteur doit se sentir libre d’utiliser le mot. Il ne s’agit pas de juger un terme mais une intention, et de faire confiance à l’esprit critique du lecteur.
Dany Laferrière : « Il ne faut pas perdre l’humour quelque part aussi, et il ne faut pas perdre le soufre d’un mot dans les livres. Si on enlève toutes les méchancetés de la bouche d’un méchant, il y aura perte de drame. En tant que lecteur, j’ai envie que tous les mots du dictionnaire puissent vivre. Et puis, je jugerai… dans la bouche d’un Blanc, et n’importe qui peut l’employer. On sait quand on est insulté, quand quelqu’un utilise un mot pour vous humilier et pour vous écraser. Et puis, on sait aussi quand c’est un autre emploi. Vous l’employez, vous en subissez les conséquences. »
Notice biographique :
Dany Laferrière est né à Port-au-Prince, à Haïti, le 13 avril 1953. La situation politique et son statut de journaliste l’ont poussé à quitter son pays natal pour l’Amérique du Nord. Son enfance passée à Petit-Goâve demeure une période marquante dont ses œuvres s’inspireront plus tard, lorsqu’il aura immigré au Québec et qu’il signera ses premiers textes. Quelques années après son arrivée en 1976, il publie un premier titre, Comment faire l’amour à un nègre sans se fatiguer (1985), apprécié par la critique. Cette oeuvre, comme d’autres également – Le goût des jeunes filles, Comment conquérir l’Amérique en une seule nuit, Vers le Sud –, sera adaptée au cinéma. Les neufs romans qui suivent forment, avec cette première oeuvre, ce que Dany Laferrière appelle « une autobiographie américaine ». Ses œuvres seront récompensées et traduites dans plusieurs langues.
Après avoir successivement habité Port-au-Prince, Montréal, New-York et Miami, Dany Laferrière se considère comme un homme de l’Amérique, façonné par la diversité culturelle et les espaces multiples du continent américain. Cette identité composite se traduit d’ailleurs dans la difficulté que l’on éprouve à caractériser son oeuvre ; certains l’associent à la littérature haïtienne, d’autres au corpus québécois et d’autres encore aux écritures migrantes. Parallèlement à cette carrière d’écrivain, il est journaliste et chroniqueur à la radio ou à la télévision. Sous tous ces chapeaux, demeurent les romans, les récits, les chroniques, les poèmes de l’écrivain salués par la critique et récompensés par de nombreux prix. Il signe aussi des textes de littérature jeunesse : Je suis fou de Vava ainsi que La fête des morts, illustrés par Frédérix Normandin, aux éditions La Bagnole.
Membre depuis 2013, il a été officiellement reçu à l’Académie française en mai 2015, devenant ainsi le premier auteur haïtien, québécois et canadien à y siéger.
Dany Laferrière pose d’une manière toute personnelle la question de l’identité et de l’exil. On peut souvent l’entendre dans l’émission de France Inter, La librairie francophone, aux côtés d’Emmanuel Kherad, avec lequel il entretient une belle complicité.