— par Scarlett JESUS —
Le Gaïac est un bois brun verdâtre très dur. Il est aussi appelé “bois saint” ou “bois de vie” (anglais lignum vitae). On trouve cette essence dans les Amériques tropicales, par exemple dans les Antilles et au Venezuela. Guaiacum officinale et Guaiacum sanctum sont des petit arbres du genre Guaiacum de la famille des Zygophyllacées
Voici un ouvrage qui mériterait d’être lu par d’autres que les quelques rares privilégiés qui ont eu la faveur d’acquérir ce recueil sorti fin 2010. Un ouvrage qui révèle, à travers une écriture poétique contemporaine originale, un poète guadeloupéen s’inscrivant dans la lignée de MALLARMÉ, le père de la modernité poétique, et de SAINT-JOHN PERSE. Comme lui, ce poète écrit sous un pseudonyme. Il emprunte à MALLARMÉ son prénom, Stéphane, et se dote d’un patronyme quelque peu sibyllin « Od-Ray Gaïac ». Aux prénoms de ses deux parents et au nom d’un arbre des forêts guyanaises, au bois très dur, le gaïac, le poète associe d’autres éléments : un prénom féminin, Audrey, en référence possible avec une muse du 7ème art, Audrey Hepburn ; le nom d’un jazzman, Ray Charles, précédé d’un curieux Od, peut-être l’abréviation médicale du latin oculus dexter (œil droit). Dans ce recueil, édité symboliquement par « le poète et son double », Patrice GANOT en se dédoublant en Stéphane Od-Ray GAÏAC cherche moins, semble-t-il, à se cacher qu’à avoir la possibilité ainsi de se regarder « à travers le miroir ». De jouer à cache-cache avec son double, en commentant les poésies de l’Autre, via une note ou une explication, sans que l’on sache très bien alors qui parle.
Une Poésie de l’âge nucléaire. Apparemment peu approprié avec la poésie, le titre Puis le choix de l’atome constitue une seconde énigme. Il introduit néanmoins plusieurs thèmes et un certain nombre de clés. La préposition « Puis », qui annexe « l’atome » dans le champ du poétique, fait pénétrer le lecteur dans un espace-temps différent du réel, celui de la poésie. Evoquer un « choix », suppose qu’il existe plusieurs « possibles » , et que les événements , fruits d’une volonté agissante, ne sont pas le fait du simple hasard … Le terme appartient au domaine philosophique (on pense au best-seller Le Choix de Sophie), voire au domaine métaphysique qui s’intéresse à ce qui dépasse la simple étude de la nature, la physique (et donc l’atome), pour tenter de percer le mystère du monde (et l’on est bien alors dans le champ du poétique). Reste une question en suspens : de quel choix est-il question ? Celui opéré par la matière qui, comme dans la conception atomiste de DEMOCRITE, décompose et recompose à l’infini ses éléments, les atomes ? Ne s’agit-il pas aussi du choix du poète, convaincu que, puisque « rien ne se perd, rien ne se crée à partir de rien, tout se transforme », il lui revient de recomposer par le pouvoir de l’imagination de nouvelles figures, à partir des éléments qui nourrissent son imaginaire ? A commencer par les découvertes d’EINSTEIN (avec la physique nucléaire qui en découle), auxquelles SAINT-JOHN PERSE faisait déjà référence dans son Discours du Nobel en 1960. L’ouvrage de St.OR Gaïac (pour reprendre le sceau de sa signature, irradiante d’OR) inaugure-t-il une « poétique de l’âge nucléaire » ? Une poésie qui procèderait à la façon de la physique nucléaire dans laquelle les atomes (formés d’un noyau central, composé de protons positifs et de neutrons neutres, autour duquel gravite un « nuage » d’électrons) sont capables de produire de l’énergie. De même, les choix opérés par le poète sur l’agencement des mots et la charge « explosive » contenue dans les images qu’il crée prennent la forme d’une véritable alchimie. La poésie produit alors une pensée fulgurante capable d’éclairer l’obscurité (le vide) dans laquelle nous nous trouvons.
La langue de l’altérité .Une telle poésie est certes ambitieuse et pourrait sembler déroutante et difficile. Bien qu’exigeant un certain effort pour la pénétrer, sa cohérence est très vite perceptible dès l’observation de la composition du recueil. S’agissant d’une première publication, celle-ci est de fait une somme qui réunit, nouvelle dualité, deux recueils. Le premier, Le Tiroir entrouvert regroupe des poèmes écrits sur plus de quarante ans (de 1968 à 2007), tandis que le second Le Chemin de l’en-soi ne contient que des poèmes très récents, écrits en neuf mois (de novembre 2009 à juillet 2010). Notons que l’auteur a volontairement mis le mot « tome » entre parenthèses, ne retenant que le UN / DEUX d’un moteur à explosion à deux temps… ou le UN / DEUX de la marche, appelée ici par le mot « chemin » du titre. Filant la métaphore de l’atome, l’auteur ajoute à ces titres, sur une page de garde, des indications supplémentaires qui jouent des allitérations en écho : « protons pour les premiers », « neutrons rarement neutres ». Ajoutant même, dans les toutes dernières pages, un glossaire (ABC d’aires limité exclusivement au créole guadeloupéen ou guyanais), précédé du titre « électrons éclairants ». Pour ce qui est des autres termes (savants), le poète fait confiance à l’intelligence de son lecteur ou, du moins, à l’intelligence que celui-ci aura de se munir d’un dictionnaire. Outil à conseiller pour déjouer toutes les subtilités du texte. Le Tiroir entrouvert nous indique plusieurs entrées possibles. Il peut évoquer BAUDELAIRE et son « gros meuble à tiroir encombré de bilans, de vers, de billets doux, de procès, de romances…». Il introduit d’autres thèmes : celui de l’intime, du secret, mais surtout celui du temps, avec la référence aux choses du passé, qui sera un thème majeur et récurrent du recueil. Notons par ailleurs que ce meuble à tiroirs (un « bureau en bois » précisera-t-on) fait écho à un autre meuble, le « dressoir » ou « buffet à dressoir », servant à exposer dans sa partie haute des pièces de vaisselle, terme que l’auteur utilise dans le tome I en lieu et place de « table des matières ». Inconsciemment (ou très certainement de façon volontaire) St.OR Gaïac a pu également choisir ce terme parce qu’il évoque les « crédences » du Sonnet en –ix de MALLARMÉ. Dans le tome II, Le Chemin de l’en-soi, c’est le mot Adresses qui indique la Table des matières, permettant à cet « arpenteur » (autre poète « aux semelles de vent ») une localisation dans l’espace du Livre. D’un recueil à l’autre, se retrouve la même problématique héritée de RIMBAUD, « JE est un Autre ». Le projet du tome I est clairement affiché dans un texte préliminaire : « Devenir moi-même. Trouver ce moi que je suis ». Ce qui revient à se connaître d’abord avant de pouvoir prétendre accéder à la connaissance d’une quelconque réalité extérieure. Un tel programme impose de chercher en soi cet Autre, source de conflits qui déterminent à notre insu nos actes. La liberté conquise réside alors dans le choix assumé d’une fidélité à l’égard de soi-même qui peut se résumer par la formule paradoxale de NIETZSCHE « devenir ce que l’on est ». « L’en-soi » du tome II approfondit cette réflexion en l’élargissant : « l’en-soi » rejoignant maintenant « l’annou » créole. « Soit en moi, soit en nous », il est, nous dit cette fois Patrice se dévoilant, « le chemin qu’emprunte le verbe où tous sont racontés par l’écoute de soi, dans la langue de l’altérité ». Qu’est cette « langue de l’altérité » si ce n’est la poésie « inconscient fertile de l’humanité » ? Et c’est donc bien « de l’autre côté du miroir », derrière les apparences trompeuses de la réalité que le poète choisit de se situer pour aller au-delà, dépasser les limites de sa condition et entrevoir, dans la fulgurance d’une pensée concomitante de sa formulation, l’être en devenir qu’il est, c’est-à dire l’ « être en avant ».
Quels sont les chemins que le poète peut emprunter pour réaliser son projet ? Une des pistes semble indiquée dès le premier poème, daté de 1968, Rêve d’anophèle. Si, comme dans les trois poèmes Angoisse du tome II, la nature de ces rêves les rapproche du cauchemar, ils fournissent au moi véritable (l’inconscient) l’occasion de se manifester. D’autres facteurs, tels que le tabac (Hic jacet tabac), la Fièvre ou la musique (Arpèges ou En écoutant Wagner) peuvent déclencher un état qui va permettre à l’imagination de recréer le monde à travers ses propres images. Le procédé le plus vi-lisible auquel a recours le Poète réside dans la présence d’images qui, accouplées à des poèmes forment deux séries de poésimages. L’une, dans le tome I, correspond à une quinzaine de cartes de vœux s’étalant de 1986 à 2008. Ces cartes fournissent l’occasion d’une réflexion sur le temps, à la fois renouvellement et recommencement (celui d’un éternel retour), avec ses rituels, dont celui des vœux. Les vœux pour 2000, avec le passage à un nouveau millénaire, marquent une sorte de temps d’arrêt correspondant à un temps comme suspendu. Il donne lieu à un long commentaire en prose ainsi qu’à une très belle photographie, en noir et blanc, d’une volée d’escalier métallique (comme enroulé), appartenant à la toute nouvelle centrale thermique du Moule. On retrouve la thématique d’un découpage du temps au début du tome II, dans la série An colère (écrite peu de temps après les événements de 2009), qui égraine en douze poèmes les douze mois d’une année marquée par la révolte. A cette série calendaire sise à la fin du tome I, correspond (comme en miroir, à nouveau) au début du tome II une autre série de photographies regroupées sous le titre Avant l’alarme. Elles anticipent sur le poème Alarme, lequel fait partie lui-même d’une autre série, nommée Acouphènes, qui regroupe des poèmes en A- et auxquels les photographies empruntent leurs légendes. Comme la série des Gares Saint-Lazare de MONET ces photographies, tantôt en noir et blanc, tantôt traitées elles aussi avec des couleurs irréelles, s’intéressent principalement aux « cumulards nimbus [qui] crèvent au fond du ciel ». Prises d’un autre bord, elles laissent entrevoir dans le lointain, la zone industrielle du port de Jarry. Des installations métalliques semblables à « des émeus en goguette » semblent être les derniers vestiges du vivant, dans un univers, étrangement mort et comme irradié sous l’éclat d’une lumière aveuglante, d’où l’homme a disparu.
Electrons libres et combinatoire : L’Art poétique dont se réclame St.OR Gaïac est une construction résultant de la combinaison, du dédoublement, et de l’engendrement. D’où l’importance des emprunts et de la fonction qui leur est assignée dans le processus de création poétique. Nous trouvons d’abord, et principalement dans les premiers textes, des références récurrentes à MALLARMÉ. Des vers de celui-ci figurent, en exergue, à plusieurs poèmes. C’est le cas de Hic Jacet Tabac dans lequel le cigare fait écho à La Pipe et qui illustre une poésie évanescente, déliquescente[ce] (titre d’un autre poème), évoquant ces feuilles « où le mot qu’une plume écrivit se consume ». Même référence préliminaire concernant l’ensemble de poèmes intitulé Les Noces d’Héliotrope : solstice d’été du Cantique de St-Jean d’un côté (et rappel d’Hérodiade), évocation du mouvement de l’astre solaire de l’autre. Comme dans un collage, trois vers des Fenêtres trouvent place dans la carte de vœux de 1988, face à la photographie d’une fenêtre fermée, métaphore de l’année qui s’achève et invitation à ouvrir grand la fenêtre sur la nouvelle année. Un vers, extrait du Tombeau d’Edgar Poë et qui fait référence au « sortilège bu […] d’un noir mélange », figure en en-tête du poème écrit pour les vœux de 2004, lui-même en vis-à-vis de la photographie d’une tasse de café… Du « noir mélange » de cette tasse surgira comme par magie le sortilège de la vision « d’une planète inconnue » (photo 2004 l’odyssée de l’ex-tasse). Parfois, la référence peut rester implicite et diffuse, comme dans le poème Au Mage, qui peut tout aussi bien être lu, à travers le vocabulaire employé, comme un « Hommage » à MALLARMÉ (dont le nom surgit phonétiquement à l’avant dernier vers). Le titre d’un autre ensemble, certainement le plus ambitieux et qui occupe une place emblématique, L’œil, vierge écume, reprend un couple mots mallarméen. Il se déroule ensuite en sous-ensembles dans une disposition typographique qui renvoie directement à celle du Coup de dés : Après que l’œil…, Vierge écume…, Se fut noyé…, Il y eu le vide…, Et tout recommença.… Cette mise en page impose une double lecture, horizontale (pour en suivre le parcours d’ensemble) et verticale (pour la lecture de chacun des poèmes dont les mots sont parfois eux-mêmes disposés en constellations). L’ensemble, comme l’indique son sous-titre, se présente comme une tentative d’explication orphique (c’est-à-dire poétique) du monde. Sur un mode épique inspiré de St-JOHN PERSE cette cosmogonie retrace le parcours de la matière depuis le vide, l’apparition de la vie avec l’eau, puis celle de l’homme, jusqu’au vide et à l’éternel retour (concrétisé par deux pages vides, l’une noire et l’autre blanche, où n’apparaissent que les mots ET TOUT/ RECOMMENCA). Nous avons là l’évocation d’une vie en gestation permanente et celle d’un temps cyclique. Notons enfin, que le fameux hapax mallarméen « nul ptyx » figure dans le fragment poétique Se fut noyé… alors qu’il est absent (remplacé par « Trionyx ») du sonnet De stupéfiants reptiles qui est une réécriture du Sonnet en –ix . Construit sur deux rimes (en -ix et -or) par MALLARMÉ, St.OR Gaïac le réécrit à l’aide de trois rimes (en -ale, -yx et -ide), en parfaite conformité avec le modèle français ABBA ABBA CCD EDE. Notons quelques autres effets de miroir, avec BAUDELAIRE dans l’Ode cyclique, ode pindarique de forme triadique. Le refrain « Viens avec moi » de la Strophe une « Invitation au voyage ». L’Antistophe, plus sensuelle et dans laquelle alternent octosyllabes et hexasyllabes, peut être rapprochée d’un autre poème de BAUDELAIRE Le Serpent qui danse. Enfin, l’Epode, en vers libres, énonce de façon plus prosaïque le refus qu’a rencontré le poète. Nous ne pouvons citer tous ces échos, témoignant de l’étendue d’une culture littéraire qui dépasse d’ailleurs, à n’en pas douter, celle du commentateur. Contentons-nous de signaler quelques échos rimbaldiens dans les premiers mots du texte inaugural (tome I) « Je descendais dans des gouffres d’amertume aux forêts livresques… », qui rappellent Le Bateau Ivre, ou dans les correspondances que font naître dans Arpèges les notes de musique, comme dans Voyelles. Ailleurs, nous avons pensé à CHAR, pour les « feuillets en guise d’oreiller », à VILLON avec L’Arbre potenciel ; et à VERLAINE à plusieurs reprises. Dans les petits poèmes des Chansons anémophiles et en lisant D’Œil, poéme-conversation entre deux personnes, même si la tonalité humoristique est très différente de celle du Colloque sentimental. C’est encore sa poésie qui surgit avec l’évocation de la pluie (« Il pleut l’absence…) dans le poème Il n’y a de futur que la mer… alors que dans le même temps ce titre nous remet en mémoire des vers d’un poète beaucoup plus ancien, Pierre de MARBOEUF (« Et la mer et l’amour ont l’amer pour partage… »). Cette écriture palimpseste nous ramène à notre point de départ et à la métaphore du « tiroir entrouvert»…
« L’œil, vierge écume » : cet ensemble dont nous avons déjà parlé rend compte d’un projet élevé : celui pour St.OR Gaïac d’être un nouvel HÉSIODE. Si le thème de l’eau est si prégnant dans le recueil c’est que, quelle qu’en soit la forme, écume, mer, pluie ou gouttelette, l’eau est à l’origine de toute vie. Trois textes, Propos I, II et III, s’efforcent de préciser le projet de l’auteur, à la façon de Notes d’intention. Ces Propos sont aussi une réflexion sur la poésie et la fonction qu’elle doit remplir. Ils amorcent la formulation d’un nouvel Art Poétique. Parallèlement, le tome II s’ouvre sur d’autres propos, eux aussi en trois temps : CE QU’EST (la poésie), SUIVANT LE CONSTAT (ce qu’elle n’est pas), ET AINSI (conséquence : le Poète est un voleur de feu). Suit une brève restriction, MAIS (la réaction chimique du poète sur chaque lecteur est imprévisible). Ces propos amorcent un changement, correspondant à la fracture de 2009 qui ouvre une nouvelle ère (An colère). Il y a désormais un AVANT et un APRES. A partir de cette date, notre géomètre-arpenteur s’est engagé à dresser un état des lieux de ce qu’il pense hic et nunc, à la façon de PÉREC, c’est-à-dire en ne traitant que de notions commençant par la lettre A. Cet « écrire vrai », plus souvent satirique que « neutre », court le risque de provoquer l’anathème (il le prévoit dans l’avant dernier poème « Azertyuiop ») ; il pourra aussi, en raisons des ambitions philosophiques de sa poésie se voir taxer d’Obscur, comme HÉRACLITE. Un tel surnom serait bien injuste et témoignerait d’une totale incompréhension à l’égard du « gai savoir » dont se réclame un poète, dont toute la philosophie est orientée vers la praxis. A la recherche d’un bonheur ici-bas qu’il évoque dans un tout dernier poème, Avertissement, qui emprunte la simplicité de son écriture à Paul FORT (« Le bonheur est dans le pré… »).
Trouver une langue par le dérèglement de tous les sens : Pour rendre compte poétiquement du vitalisme à l’œuvre dans la matière, St.OR Gaïac écrit à l’aide d’une langue qu’il ne cesse de travailler, de métamorphoser, tout en jouant sur la polysémie des mots. De même qu’il a recours aux mots et aux expressions créoles, il emprunte à toutes les sciences. N’hésitant pas à utiliser des mots étranges, pour leur charge poétique ou leur musicalité, comme cet Azertyuiop. Il préfère la « rémanence (de l’être)» à sa « permanence », parce que le mot est plus en équation avec le mouvement et l’éternel devenir auquel est condamné l’être. Pareil à un univers en expansion, le vocabulaire qu’il utilise emprunte à toutes les sciences, aux sciences naturelles (botanique, zoologie), mais aussi aux sciences de la nature (physique, chimie), à l’astrophysique et à l’astronomie, ainsi qu’aux sciences de la vie (biologie, médecine). Il crée des néologismes, inventant l’adjectif « céciteux », à partie de « cécité » (« La pluie sidérale des mancenilliers céciteux », dans Après que l’œil) et forge le mot « géisme » pour rendre compte du psychisme du monde géologique (« la conscience de la roche », Propos I). Il fabrique aussi des mots-valises, tel cet « épuitsé » (« Et ce trou d’homme absent épuitsé », dans Aloïs), ou le « Préfilheur » qui coure après le bonheur qui file (Avertissement). Parfois, la présence d’une lettre inattendue peut donner un sens différent de celui qui était attendu, révélant que l’apparence (sonore) peut être trompeuse. C’est ainsi le cas de « Mot dit soit tu »(Azertyuiop) : on entend une malédiction, alors que le tapuscrit conseille de taire le mot. Le mot peut parfois, de façon magnétique, « irradier » d’un trop plein de sens, comme dans l’alternative qui clôt les deux premiers poèmes Angoisse : « fuir / sinon s’enfouir » pour laquelle on peut aussi comprendre qu’il s’agit d’une histoire de « fou », dont il convient finalement de « s’enfou(tre) ». Ailleurs, la suppression d’une lettre autorise une nouvelle étymologie et permet de donner « un sens plus pur aux mots de la tribu », « l’altérophilie » devenant « l’amour de l’Autre ». Avec une modification orthographique, un mot, se rapprochant d’un autre acquiert non seulement un sens nouveau, mais aussi une charge poétique nouvelle. Ainsi en est-il d’une « insomnuit » qui, par ailleurs peut de façon oxymorique devenir « éclairante ». Ailleurs, un lapsus trahit l’inconscient, la pensée de derrière (ou du derrière). Comme cette « joueuse de pénis » qui remplace la « joueuse de tennis », dans Le Chien (« andalou » bien sûr, en référence au film), Le travail de métamorphose peut s’opérer sur des proverbes, explosés et reconstruits, comme ces deux vers d’Aliénation : « Trois petits tours de passe-passe et puis s’en va / La ruche au miel amer tant qu’enfin elle se lasse ». Un poème peut aussi être entièrement construit sur des jeux de mots, innombrables par ailleurs dans le recueil, à l’exemple du poème D’œil (qui, s’il n’est vu, donne Deuil) et où il est question de « champ d’ail », « d’ail au lit » et de « la laine bien chaude ». Le jeu de mot peut même parfois se présenter sous la forme d’une énigme, à déchiffrer. Ainsi la carte de vœux de 2007 évoque-t-elle « un insecte au plafond », précisant en note que l’araignée n’est pas un insecte (ce qui est vrai), et ajoutant « c’est dingue, non ? ». Ce commentaire, qui prolonge (à la façon du fil de l’araignée) la rime en –ing du second quatrain, ne peut être compris que si l’on connait l’expression « avoir une araignée au plafond » (« avoir l’esprit quelque peu dérangé »). Mais es mots peuvent aussi s’attirer d’eux-mêmes, comme aimantés. Ainsi « alinéa » signifiant aller à la ligne, appelle « le pauvre pécheur ». Alinêa du pauvre pécheur est alors le titre d’un poème qui va se réduire, forcément, à une ligne (un alexandrin) : « Intervertis son âme à ce présent l’accroche »… Il suffit ensuite, comme l’indique l’impératif d’intervertir, de déplacer les deux syllabes suivantes pour comprendre qu’il convient d’accrocher « l’hameçon à la ligne ». Enfin, à une plus grande échelle, ce sont trois écritures différentes d’un cauchemar que nous propose le poète avec Angoisse, d’abord avec une écriture très fragmentée, syntaxiquement plus élaborée dans un second temps, traduite enfin dans la langue écrite usuelle, à l’aide de phrases syntaxiquement correcte. Au lecteur de juger laquelle est la plus poétique…
Azyme et fin ou fin d’AZ(zyme) : La Poétique de St.OR Gaïac, comme nous l’avons dit, prend appui sur une réflexion qui tente de réconcilier la poésie et la philosophie, tout comme elle tente de concilier la poésie et les sciences. Relevant de genres très différents, tels que l’Ode, le Sonnet, la Chanson, le Dit, la Fable (celle du Pion et de la Mouche, dans Le Damier ), le Poème en prose, la Prose accédant au poétique (Etat des lieux), l’Aphorisme et jusqu’à l’Enigme (« A pied, douze au total, il vient de chez le grand »), les poèmes auxquels cette Poétique donne lieu sont d’une extrême variété. Ils font également la démonstration d’une grande virtuosité et d’une volonté délibérée d’aborder tous les possibles poétiques à travers des registres qui vont de l’épique à l’intime et au prosaïque, en passant par les registres satirique, humoristique, populaire ou surréaliste… Ces poèmes ne sont pas pour autant de purs exercices de style déconnectés du réel. Ils nous parlent du monde actuel, de la guerre en Irak et du passage dans le troisième millénaire. Ils évoquent aussi la Guadeloupe, les événements qui s’y déroulent (le sort des Haïtiens en situation irrégulière en particulier), dénonçant l’Aliénation, l’Assimilation et les profitasyon. A côté de cela, St.OR Gaïac nous parle aussi de Patrice GANOT, de son enfance, de sa famille, de son séjour en Guyane, de ses amis et de ses engagements. Il fait état de ses goûts : la musique (classique et contemporaine), le cinéma (le burlesque, BUNUEL), les voyages, mais surtout l’amour qu’il porte à son île et à ses habitants (le symbolique petit pêcheur). Il nous laisse entrevoir ses peines : la maladie qui touche ses proches (la perte du langage et de la mémoire dans Aloïs… prénom d’ALZHEIMER), l’angoisse de perdre la vue (avec le thème récurrent de l’œil), la mort qui se profile à l’horizon du temps. Si ces grands thèmes sont universels, la façon de les aborder, mêlant images poétiques et humour, semble bien la marque d’une façon de pensée spécifiquement antillaise. La poésie de St.OR Gaïac se veut héritière tout à la fois d’une double culture gréco-latine et créole, savante et populaire, écrite et orale. Le poète, proche de la nature et de ses éléments, s’inscrit dans la lignée de St-JOHN PERSE. Tout comme il se reconnait dans la filiation des poètes de la Révolte, RIMBAUD et CÉSAIRE. Mais bien d’autres (voir Aussi) : CROS, ROSTAND ou PREVERT… Sa poétique se positionne pleinement au cœur des problématiques qui sont celles de la poésie contemporaine, avec l’introduction de la psychanalyse, la prégnance dans notre environnement du monde des images et les progrès des connaissances scientifiques, toutes choses qui imposent au poète d’inventer un nouveau langage capable de traduire, non pas les apparences d’un réel immuable, mais la réalité et la complexité d’un monde (intérieur et extérieur) en devenir et en Equilibre instable. Celui, d’un Avenir), où praxis et poïésis seront enfin réunies. Il ne nous reste plus qu’à attendre impatiemment les poèmes futurs qui aborderont la lettre P…
Scarlett JESUS, 2 avril 2011.