Un rapport presque imaginaire du docteur Nimbus
« La haine n’est qu’une défaite de l’imagination », Graham Greene.
Ralf Gonflant (le nom est changé) est venu nous consulter à la demande de la justice après avoir fait l’objet de plusieurs plaintes portant sur des agressions à caractère raciste. C’est un homme dans la force de l’âge appartenant à la classe moyenne supérieure, un intellectuel qui exerce sa profession avec succès, tout en menant parallèlement une carrière artistique qui lui a conféré une renommée dépassant le cadre étroit de l’île où il est né et où s’est déroulée toute sa carrière.
Ce patient est métissé. Psychothérapeute mais jamais auparavant confronté à la pathologie du racisme, ce fait m’a tout d’abord surpris. Il me semblait qu’un métis devait moins que tout autre succomber à ce mal. N’est-il pas lui-même, fruit de l’union de plusieurs races, l’incarnation du caractère artificiel de leur séparation ?
Ici, nous devons une précision aux lecteurs qui s’insurgeront contre notre usage du mot « race », contraire à ce que nous enseigne la science, laquelle ignore la notion et ne reconnaît qu’une seule humanité. Force est de constater qu’il en va autrement pour le commun des mortels qui se fie à l’apparence physique et pour qui l’existence des races relève de l’évidence. Tel est en particulier le cas de Ralf Gonflant : il connaît le discours des savants et il est assez intelligent pour le comprendre intellectuellement mais cela reste sans effet sur ses convictions profondes. En cela il n’est donc pas différent de la plupart d’entre nous. Il n’y en a pas moins un gouffre entre celui qui persiste à croire ses propres yeux et le véritable « raciste ». Ce dernier n’est pas seulement persuadé que l’humanité est divisée en plusieurs races distinctes ; il croit que l’appartenance d’un individu à telle ou telle race le classe de facto dans une catégorie morale particulière. Par exemple : le juif est intelligent mais grippe-sous, le jaune est travailleur mais fourbe, le noir est aimable mais paresseux, le blanc est industrieux mais cruel. Ce gouffre, R.G. (nous l’appelons désormais, pour faire plus vite, par ses seules initiales) l’a franchi.
Il ressort tant des plaintes qui ont été déposées à son encontre que des propos qu’il a tenu en ma présence qu’il voue une véritable haine aux juifs et aux blancs, une détestation qui a pu le pousser jusqu’à employer la force physique contre un homme de race blanche, pourtant âgé et qui, au moins à ce titre, aurait dû mériter davantage d’égards.
Un fait a priori sans rapport avec le racisme complique l’analyse de son cas : sa carrière jusque là sans histoire a connu un accident lorsqu’il s’est répandu sur les réseaux sociaux pour exprimer violemment son mépris global à l’égard des collègues d’une équipe de l’institut dans lequel il travaille. Le fait n’était pas anodin puisqu’il a poussé les collègues en question à quitter l’institut, l’amputant ainsi d’un atout stratégique important.
Le racisme n’a rien à voir dans cet épisode, les membres de l’équipe qui a fait sécession n’étant pas différents des autres membres de cet institut, situé sur une île d’outremer, la Martinique, dont les habitants sont majoritairement des « noirs », en fait des individus au « sang mélangé » (comme, au demeurant, la quasi-totalité des habitants de notre planète) dont la peau est plus ou moins foncée et se revendiquent le plus souvent comme noirs, voire comme « nègres ». La Martinique est en effet le berceau d’Aimé Césaire, l’un des représentants les plus éminents du mouvement de la « négritude ». Aimé Césaire, cependant, n’a pas prêché la haine du blanc ou de qui que ce soit d’autre ; il a simplement voulu redonner aux noirs la confiance dans leurs valeurs, la fierté mises à mal par des siècles de colonisation ou d’esclavage.
Pour en revenir à R.G. et à sa responsabilité dans l’épisode que l’on vient d’évoquer, bien que ne pouvant pas être qualifiée stricto sensu de raciste, elle n’est pas moins caractéristique d’un comportement proprement raciste. Ecoutons Césaire, justement, dans un discours qu’il a prononcé à Dakar en 1966 : « Le racisme c’est la non-communication. C’est la chosification de l’autre, du nègre ou du juif ; sa substitution à l’autre, de la caricature à l’autre, une caricature à laquelle on donne valeur d’absolu ». On dirait aujourd’hui que le raciste essentialise l’autre à partir de son apparence (le nègre) ou de son appartenance à une communauté (le juif). Le nègre n’existe pas en tant qu’individu ; il est réduit à des stéréotypes attribués à tous ceux qui lui ressemblent, à une « caricature » comme dit justement Césaire. Pour R.G., les membres de l’équipe qu’il a conspués publiquement n’existaient pas en tant qu’individus, il les a mis tous dans un même sac rempli de quidams aussi méprisables les uns que les autres.
Dans son discours, Césaire se référait au racisme des blancs aryens contre les noirs et les juifs. Évidemment, le racisme n’est pas le fait que des blancs. On peut être noir et raciste, juif et raciste, etc. Avec d’autres cibles, les blancs, les arabes, … Pour sa part, R.G. oriente sa haine vers les blancs et sur les juifs comme déjà noté. Précisons ici que le raciste ne fait pas qu’essentialiser ses ennemis : il s’essentialise lui-même. C’est parce qu’il se définit lui-même d’abord comme un noir, parce qu’il se range parmi la masse des noirs censés pourvus d’une personnalité commune qu’un patient comme R.G. considère les non-noirs comme appartenant à d’autres masses (celles des blancs et des juifs en l’occurrence) pourvues de personnalités antagonistes à la sienne. Le raciste justifie sa haine contre les étrangers en faisant d’eux les ennemis non pas simplement de lui-même mais de toute sa race.
J’avais tout ceci en tête lorsque j’ai reçu R.G. dans mon cabinet. Ma première tâche a été de lui faire exprimer ce qui se cachait derrière son antipathie. Pourquoi tenait-il les blancs et les juifs comme des ennemis non pas simplement de lui-même mais de tous ses « frères de couleur » (expression désuète mais qui exprime bien la manière dont le raciste perçoit le monde) ? L’explication s’est avérée des plus banales (s’agissant d’un Martiniquais tout au moins – voir infra), ce qui ne saurait surprendre dans un domaine où dominent les stéréotypes. Ce qui définit selon lui les noirs, la masse des noirs, c’est l’expérience de l’esclavage vécue directement, par les ancêtres, ou indirectement, par héritage en quelque sorte, par leurs descendants. En face des noirs, il met les blancs, tous les blancs, considérés comme esclavagistes, comme « ils » le furent par le passé et le sont encore aujourd’hui sous d’autres formes (néocolonialisme, etc.)
Je savais que je n’extirperais pas cette croyance en une séance, aussi, est-ce simplement pour étudier sa réaction que je l’ai mis en face de la vérité historique. Je résume : l’esclavage n’est pas une pratique des seuls blancs ; il existait déjà en Afrique avant leur arrivée ; les négriers se sont d’ailleurs appuyés sur des traitants africains pour se procurer leur « bois d’ébène » ; et si, bien sûr, la traite et l’esclavage sont des crimes abominables commis par certains blancs, encore faut-il considérer que d’autres blancs se sont élevés contre ces crimes et ont fini par imposer l’interdiction de l’une et l’abolition de l’autre ; etc. Comme je l’escomptais, R.G. m’a écouté sans rien dire, avec une simple moue dubitative.
Je ne me suis pas étendu davantage sur le sujet, non seulement parce que les explications rationnelles n’auraient pas suffi à le guérir mais encore parce que j’étais pressé de comprendre les motifs de son antisémitisme, a priori surprenant. En général ce sont les blancs (aryens) qui se montrent antisémites. Au nom du principe suivant lequel les ennemis de nos ennemis sont nos amis, il m’aurait semblé plus logique que R.G. prît le parti des juifs… L’explication que R.G. offre lui-même de son antisémitisme se ramène à ceci. Au-delà des races particulières, l’humanité est divisée fondamentalement en deux camps : d’une part les mauvais, c’est-à-dire les blancs (aryens et juifs réunis) ; de l’autre leurs souffre-douleurs (noirs et arabes). En tant que noir, R.G. se sent solidaire de toutes les victimes, donc des arabes. CQFD ? En réalité, cette démonstration m’a révélé que le cas de R.G. était plus complexe que je ne pensais, ce qui reculait d’autant les perspectives d’une guérison.
En règle générale, un patient est cohérent dans sa névrose. S’il a une obsession, comme l’esclavage, il s’y tient. Rien de tel ici puisque R.G. se range du côté des arabes, de tous les arabes, ou plutôt des musulmans, non seulement les Palestiniens mais même les islamistes qui massacrent aujourd’hui des hommes et des femmes n’ayant que le tort de ne pas avoir exactement la même religion qu’eux et dont ils utilisent les filles comme esclaves sexuelles ; selon R.G., Daech ne mène pas la guerre fratricide et moyenâgeuse que l’on sait mais une juste lutte contre le camp impérialiste. Alors que R.G. n’a aucune religion, qu’il vomit en principe la religion, il envisage sans frémir l’apparition d’un califat théocratique, … pourvu qu’il soit du bon côté, de son bon côté à lui !
J’en ai beaucoup vu dans ma carrière mais j’avoue que, sur le coup, l’état de confusion mentale dans lequel se trouve R.G. m’a laissé perplexe. Bien que les schizophrènes soient légion, il est rare de trouver une dissociation de personnalité aussi poussée. Voilà un homme qui vit paisiblement la plupart du temps son existence d’intellectuel, de chercheur, qui est parfaitement capable de se mouvoir dans un univers dominé par la rationalité. Et qui connaît des bouffées délirantes qui le transportent dans un univers sans règle ni mesure, dans lequel, par exemple, l’esclavage peut être jugé suivant les circonstances comme le crime des crimes ou comme une peccadille. Quoi qu’il en soit, mon devoir était de le soigner, d’essayer de le soigner et je décidais de laisser provisoirement de côté ses contradictions pour le focaliser sur le noyau dur de son mal, à savoir la haine des blancs et des juifs. Il n’était évidemment pas question d’argumenter avec lui mais de mettre à jour les racines de sa maladie, si profondément enfouies dans sa psyché qu’il n’en a plus conscience. Pour cela, il fallait pénétrer au-delà des apparences, au plus profond de sa libido.
À l’instar de nombre de mes patients, R.G. est un surdoué capable de mener de front ses travaux de chercheurs et la direction d’une équipe, de se livrer à des activités militantes et, dans le même temps, de peindre des tableaux qui séduisent des amateurs de tous les pays. C’est ce dernier aspect qui m’a tout de suite le plus intéressé, l’art étant le domaine dans lequel, volens nolens, la personnalité se révèle le plus facilement. Au psychologue de démêler le vrai du faux. En l’occurrence, le vrai est souvent le contraire de ce que l’auteur veut faire accroire. Les personnages masculins comme féminins des tableaux expressionnistes de R.G. démontrent une décontraction pleine d’innocence à l’égard du sexe : impossible de ne pas voir en eux des êtres doués pour le plaisir, en totale opposition avec l’image que R.G. donne de lui-même, celle d’un être dominé par des soucis, à la sensibilité à fleur de peau et dont la colère risque de se réveiller à tout instant.
Cela prend plus ou moins longtemps mais je possède suffisamment d’expérience pour amener un patient à livrer ses secrets. Il n’a pas fallu beaucoup de séances pour faire avouer à R.G. l’échec de sa vie sentimentale (amoureuse et sexuelle). Il voudrait être l’homme irrésistible, entouré de compagnes aux formes affriolantes, qu’il peint sur ses tableaux ; la réalité est tout autre. R.G. n’est pas aimé comme il le voudrait et, du coup, ne s’aime pas lui-même.
Dès lors, par un processus assez classique, R.G. a transformé sa haine de lui-même en haine des autres. Restait à comprendre pourquoi celle-ci s’exerce en priorité envers les blancs et les juifs (mais pas exclusivement comme le montre son comportement à l’égard de ses ex-collègues qu’il a poussés à faire sécession) ? Concernant les juifs, l’explication remonte à l’époque où R.G. poursuivait ses études universitaires en France (Métropole). Il a fini par m’avouer comment il avait été pendant ces années-là follement amoureux d’une étudiante juive, laquelle lui avait longtemps tenu la dragée haute et n’avait finalement cédé à ses avances que pour le laisser brutalement tomber. C’est alors que la passion amoureuse de R.G. s’est changée en une détestation englobant, au-delà de l’étudiante en question, tous les juifs.
J’ai eu plus de mal avec sa haine des blancs. J’étais d’autant plus perplexe que si R.G. est un métis, comme déjà signalé, il « tient » bien davantage du côté blanc que du côté noir, si bien que dans une autre société que la Martinique, où l’on demeure attentif aux nuances de couleurs, on pourrait aussi bien voir en lui un blanc. À force de le faire parler, j’ai finalement compris que R.G. n’avait pas été seulement meurtri, en Métropole, par son aventure ratée avec une étudiante juive. À tort ou à raison, il s’est senti rejeté par ses camarades étudiants « français de souche » et il s’est replié sur les quelques étudiants antillais, puis africains, qui se trouvaient là, qui l’ont accepté parmi eux parce qu’il détenait les codes communautaires idoines. C’est un phénomène général – toute considération de « race » mise à part – que, dans un milieu étranger, les personnes de la même origine, ou qui se ressemblent le plus, s’assemblent. Il n’en va pas autrement dans le milieu estudiantin. Cela n’empêche pas d’établir des relations (quoique moins intenses) avec les autres groupes et l’on ne devient pas raciste pour autant. Si R.G. a développé, pour sa part, la haine des blancs, c’est parce qu’il ne s’aimait pas, qu’il n’avait pas confiance en lui et qu’il a pris automatiquement comme un rejet ce qui n’était probablement qu’indifférence.
Il y avait une raison plus profonde qui fut tout de suite évidente pour moi mais que mon patient refusait de reconnaître. À partir du moment où R.G. se revendique comme noir, il rejette tout ce qu’il y a de blanc en lui. Or son apparence physique lui interdit de se leurrer : il y a bel et bien du sang blanc en lui. Ce blanc qu’il refuse lui vient d’un lointain ancêtre, lequel ne peut-être à ses yeux qu’un de ces maîtres de plantation qui forçaient leurs servantes. Ainsi la boucle est-elle bouclée : noir et esclave par son ancêtre maternelle, R.G. se trouve également prisonnier du mauvais côté, celui des blancs esclavagistes. Il n’en faut pas plus pour déclencher une schizophrénie chez un être au psychisme fragile.
Le lecteur non antillais pourra légitimement se demander à propos du cas Ralf Gonflant pourquoi il identifie comme il le fait les noirs, tous les noirs – et lui-même par voie de conséquence – à des victimes de l’esclavage ? Il est clair que si l’on interroge un noir africain, a fortiori un Africain ayant le même profil intellectuel que R.G., il ne se définira pas ainsi : l’esclavage n’est pour lui – comme pour les Européens qui connurent également jadis l’esclavage et le servage – qu’une réalité historique dépassée. Une analogie historique est sans doute la plus à même d’éclairer ce qu’il en est. Après la guerre et la défaite de 1870, en France, s’est développée une intense propagande nationaliste destinée à propager la haine de l’Allemagne. Résultat : en 1914, les Français sont repartis à la guerre la fleur au fusil, tant ils étaient contents de pouvoir enfin « casser du Boche ». Les ressortissants des départements français d’outremer (Guadeloupe, Martinique, Guyane, Réunion) sont soumis à un lavage de cerveau du même genre à propos de l’esclavage et de la colonisation (dénoncé récemment dans les colonnes d’Antilla par Livie Pierre-Charles – n° 1716, p. 28), en ce sens qu’il cultive leur ressentiment. Les colloques savants, la littérature, les pièces de théâtre, les chansons, etc. et, last but not least, les discours des hommes politiques ne cessent de tirer cette corde, la rendant ainsi toujours plus sensible. La relance de la question des « réparations » ne fait qu’attiser la conviction de trop nombreux Français d’outremer qu’ils sont, eux, cent-soixante-huit ans après l’abolition, avant tout des victimes, ce qui n’est évidemment pas sans conséquence sur leur mentalité (frustration, complexe d’infériorité) et donc sur leur fonctionnement social (rapport au travail, incivilité, violence). Or il serait vain d’espérer que les intellectuels, soient épargnés puisqu’ils contribuent eux-mêmes à produire cette situation par leurs travaux. Il y a bien sûr des exceptions, il y en a toujours (voir l’article précité) : à l’évidence, R.G. n’en fait pas partie.
p.c.c. Michel Herland, mai 2016
P.S. : À l’heure qu’il est, Ralf Gonflant est toujours en traitement.