— Par Dr Bernard Muldworf (*) —
Mon propos est d’examiner dans quelle mesure la psychanalyse peut être un instrument théorique intéressant, propre à éclairer de façon positive les problèmes de la « condition féminine » . Ces réflexions sont à mettre en relation avec celles de Maurice Godelier qui apportait une autre forme d’approche, celle de l’ethnologie. Dans son article, Maurice Godelier montre que la domination de l’homme sur la femme est issue de la première division sociale du travail. fondée sur la différenciation sexuelle.
L’oppression sexuelle est ainsi première, chronologiquement, mais structurellement seconde : les rapports de famille cessent rapidement d’être des rapports de production. c’est l’oppression, de classe qui devient déterminante et c’est la lutte des classes qui se constitue comme moteur du mouvement historique.
Reste à savoir comment cette domination de l’homme sur la femme, issue de la première division sociale du travail s’est perpétuée par l’intermédiaire et sous la forme de la domination sexuelle.
C’est à ce niveau, me semble-t-il, que la psychanalyse peut apporter quelques lumières.
Le postulat de base que l’ethnologie permet de mettre en place, est le suivant : nous sommes les héritiers actuels d’un androcentrisme originaire (le pouvoir de l’homme), séquelle de la première division du travail, fondée sur la différenciation sexuelle. Moins les forces productives sont développées, plus l’être humain est assujetti aux contraintes écologiques et biologiques. D’où Ia valorisation des tâches » masculines » par rapport aux tâches » féminines », perpétuée jusqu’à nos jours.
Cette dissymétrie entre les sexes a été reprise et aggravée par l’apparition des sociétés de classe, qui a renforcé toutes les structures de la domination.
Une telle hypothèse de travail est intéressante, profonde mais inconfortable : il est plus facile de définir tout le mouvement de l’histoire comme une sorte de « guerre des sexes « , écrite au masculin ; il est aussi pius facile de faire » comme si » , le contentieux historique originaire entre hommes et femmes n’existait pas. Cependant, cette position, qui cherche à mettre à leur juste place « lutte des classes » et « oppression sexuelle », c’est-à-dire qui opère la prise en charge de l’ensemble des antagonismes sociaux sans pour autant les mettre sur le même plan, me paraît la plus juste pour comprendre les problèmes de la < condition féminine , dans toutes leur détermination.
Elle permet de poser le problème de la « femme », comme problème spécifique et de comprendre en quoi la « femme » est, non seulement sur le plan biologique, mais aussi sur le plan historique, différente de l’homme, c’est-à-dire qu’elle n’est pas le symétrique « féminin » de l’homme : elle est le résultat de la façon dont l’histoire a « utilisé » sa biologie.
« Comme si «
Voyons comment la psychanalyse rend compte, à son niveau de cette dissymétrie originelle, et quels sont les moyens théoriques qu’elle apporte, pour répondre au problème de la o condition féminine, et à ses possibilités de résolution.
Dans sa pratique, dans l’analyse des rêves, des fantasmes, des fantaisies imaginatives des femmes, le psychanalyste constate souvent l’existence du désir inconscient d’être un homme. Dans un univers où l’homme a une position privilégiée, il n’est peut-être pas surprenant que la femme, souhaite plus ou moins inconsciemment, avoir sa place.
Mais les choses sont plus compliquées.
Etant donné la prééminence sociale de l’homme d’une part, el la forme d’expression détournée, symbolique, que prend lo sexualité dans la vie sociale d’autre part, l’organe sexuel de l’homme prend valeur de symbole, symbole de puissance, de pouvoir, de domination. De telle sorte que la femme serait, pour ainsi dire, doublement inférieure : infériorité anatomique, parce qu’il lui manque cette « petite chose » en plus. (Freud appelle ça: « die kleine Sache« , la petite chose); infériorité psychologique, parce qu’elle ne participe pas aux activités importantes de la vie sociale.
En réalité, cette double infériorité n’en forme qu’une seule : au niveau de l’inconscient – tel qu’il est structuré à ce moment de notre histoire – tout se passe « comme si » il n’y avait qu’un seul sexe : le sexe de référence est le sexe masculin.
Avoir le « phallus », être le « phallus « , c’est-à-dire avoir l’emblème de la puissance, être, pour quelqu’un ou pour soi-même cet emblème, cette organisation symbolique est la trame de l’inconscient.
L’inconscient est le lieu de constitution du désir : la psychanalyse a affaire, essentiellement, à l’impact de la sexualité sur l’existence humaine. Son domaine est donc spécifique, non exhaustif. Mais l’importance de la sexualité (et de !a vie affective) est telle dans l’existence humaine, elle prend tellement de déguisements et de détours pour s’exprimer que Ia tentation est grande de la mettre au principe de toute vie sociale et de toute histoire. On sait que Freud a parfois été happé par cette tentation, liée à certaines implications idéologiques de son système.
En fait, les choses sont encore plus compliquées : la constitution psychologique (et embryo-anatomique) de l’être humain est bisexuelle. Si l’on constate chez la femme (au niveau inconscient) le désir de posséder un sexe masculin, on peut aussi observer chez l’homme des fantasmes de grossesse. Ainsi, l’homme et la femme, sur le plan de la vie fantasmatique (et au niveau du fonctionnement de l’inconscient) n’ont rien à s’envier l’un à l’autre.
C’est là un résumé un peu rapide — et schématique — de la théorie freudienne.
Disparate
Comment peut-on l’utiliser pour serrer de plus près ‘le problème qui nous occupe ?
On peut faire deux remarques :
1) La psychanalyse constate comment se traduit au niveau des processus de l’inconscient, cette dissymétrie originelle entre l’homme et la femme. Freud n’st pas un » phallocrate » comme on l’accuse trop facilement : constater un fait n’est pas nécessairement s’en accorder.
2) Le problème est de savoir, si l’on peut, sur la base de cette connaissance, mettre en œuvre une pratique sociale propre à liquider les séquelles de cette dissymétrie. ;l
Selon mon interprétation, dans l’état actuel de ma réflexion, la psychanalyse exprime, à sa manière, comment au niveau des processus de l’inconscient, se traduit le caractère fondamentalement disparate des « fonctions maternelles » et paternelles ».
La « mère » est du côté du « biologique « , le « père » est « du côté de l’institutionnel » (le « symbolique »).
La relation de l’enfant avec sa « mère » est directe, immédiate, sans intermédiaire, l’environnement néo-natal est pour ainsi dire dans la continuité de l’univers intra-utérin. La relation avec le « Père » , est indirecte, médiatisée, elle se fait par l’intermédiaire d’une instance sociale, symbolique, la « paternité » , issue de la structure de l’institution familiale.
La « mère » et le « père « , ne sont donc pas symétriques, ils ne se situent pas sur le même terrain.
Il s’ensuit que le lien maternel est primordial, premier, prévalant, à la fois du point de vue chronologique et du point de vue structurel : c’est ce qui explique la nécessité du « Complexe d’Œdipe », qui introduit l’instance séparatrice portée par la « fonction pâternelle ». On pourrait (presque) dire que tous les enfants naissent de père inconnus : la maternité est une certitude biologique, la paternité est une conjecture dont la certitude est assumée par l’instance institutionnelle. Si les enfants portent le nom de leur « père », ce n’est pas seulement par le fait de l’instauration de la « famille patriarcale monogamique », instituée pour la transmission du patrimoine bourgeois : le « nom-du-Père », c’est, d’une certaine manière la seule façon pour le père d’exister.
Un réseau
Tout cela est un peu vite dit et mériterait de plus longs développements, compte tenu de la complexité des problèmes.
Mais cela permet de comprendre pourquoi il y a une dissymétrie originelle entre « l’homme » et la « femme « , et comment cette dissymétrie porte en elle les processus qui vont contribuer à l’entretenir. On peut distinguer :
1) La « structure de parenté », base de l’organisation de la vie sexuelle, qui opère le passage de la sexualité comme fait « naturel » , à la sexualité « socialisée ».
2) L’institution familiale, qui est la forme historique prise par la structure de parenté, en relation plus ou moins directe avec la forme des rapports de production.
3) L’effet idéologique de l’institution familiale, c’est-à-dire les formes « d’éducation » qu’elle suscite, avec les procédés mis en œuvre pour que la « fillette » et le « garçon » , correspondent au modèle culturel prescrit dans une société donnée. On sent bien que le maillon névralgique est l’institution familiale : il est à la fois stable et mobile et c’est à son niveau que se reconstitue et se reconduit le modèle de la relation homme-femme prévalent.
Dès son origine historique, la société valorise le « masculin » : le guerrier, le prince, l’aviateur, Ie P.D.G., etc.
Par l »intermédiaire des effets « idéologiques » , de l’institution familiale, le fonctionnement de la relation mère-enfant s’en trouve influencé : le plus souvent, c’est l’enfant mâle qui est souhaité..-
La relation mère-fils est une relation doublement privilégiée : le garçon représente pour la « mère » , le « phallus » qu’elle n’a pas, et il va devenir un « homme », c’est-à-dire celui qui a la position dominante dans la vie sociale.
Non seulement le « garçon » , est élevé pour devenir un « homme »,. et la « fillette » pour devenir une « femme » — il y aura toujours une représentation de « l’image masculine » et une autre « représentation » de l’ image féminine, sinon on tomberait dans une « identité phalacieuse et mythique — mais dans cette « éducation », le « garçon » est élevé pour devenir l’élément dominant et dominateur, puissant et actif, tandis que la « fille » , est élevée pour devenir l’élément dominé, faible et passif.
La relation mère-fils survalorise le « garçon « , au détriment de la « fillette ».Le « garçon » , est « turbulent », il peut tout faire Ia « fillette » est « sage », ses activités sont limitées.
Par conséquent, dès le début,un réseau d’inhibitions va enserrer le développement de la « fillette », surtout au niveau psycho-sexuel. Ce blocage au niveau psycho-sexuel a des conséquences importantes, puisqu’il subit un redoublement par tout l’ensemble des dispositifs d’éducation, et de ce que l’ordre culturel définit comme comportement féminin. C’est à ce niveau me semble-t-il qn’i1 faut chercher les problèmes du rapport de la femme avec le langage. En effet, l’utilisation jusqu’au bout, des ressources du langage est interdite plus ou moins, à la femme. Les jeux du langage : l’argot, l’obscénité, les jeux de mots, les calembours, l’humour, sont surtout un privilège masculin.
Certes, il y a des « femmes d’esprit » : mais dans la mesure où les jeux sur le langage ont une implication libidinale, c’est-à-dire liée à un plaisir sexuel inconscient (notons que : les contrepèteries, les grivoiseries, certains mots d’esprit ont un fonctionnement directement lié à la sexualité), l’inhibition sexuelle de la femme bloque son accès à un langage plus libéré.
Ainsi, plus qu’à un langage spécifiquement « féminin », il faudrait plutôt parler d’un accès de la femme à tous les langages, après quoi selon la belle expression de Rimbaud : »La femme trouvera de l’inconnu ! » .
A elle seule…
Actuellement, les conditions politiques, culturelles, scientifiques sont acquises pour permettre de lutter pleinement pour une véritable émancipation des femmes.
Mais Ia connaissance des mécanismes d’exploitation dans les rapports sociaux capitalistes dont l’abolition doit conduire à la société socialiste n’est pas suffisante, à elle seule, pour résoudre cet immense problème.
La forme des rapports de production a évolué, au rythme des grandes crises historiques, la relation homme-femme sur le fond n’a guère changé :elle s’enracine racine dans un lieu qui reste encore à élucider.
Ce qu’on appelle la révolution culturelle, qui implique également une transformation dans les mœurs, doit utiliser les éléments d’une réflexion et d’une élaboration à partir des données de la psychanalyse, qui montrent comment un certain type d’institution familiale fonctionne pour reconduire la dissymétrie originelle entre l’homme et la femme.
Entre le mythe réactionnaire de « l’éternel féminin » , et la chimère d’un nouveau royaume des Amazones, la voie, pour la réflexion, est bien étroite !
Dr Bernard MULDWORF.
(1) Maurice Godelier, L’Humanîté, page idées du 14 mars 1974 : A propos de la domination masculine dans les rapports hommes-femmes.
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Article paru dans « L’Humanité » du 9 mai 1975 et retrouvé dans mes notes (R.S.)