— par Pierre-Henri Castel —
(version de travail d’un article publié dans Comprendre (2004) n°6)
J’aborderai le thème de ce colloque avec un mélange de perplexités et d’inquiétudes qui risquent de prendre ici plus de poids que son objet lui-même : la sexualité. Il ne me semble pas, en effet, que la sexualité puisse devenir un problème, y compris en psychanalyse, sans que deviennent en même temps problématiques les données scientifiques, les concepts, les arguments, les stratégies rhétoriques, les idéologies, les usages politiques et sociaux des notions savantes ou informelles qui isolent la « sexualité » comme telle. La sophistication des discours qu’on tient dessus n’y change rien ; c’est comme imaginer qu’avant qu’on l’examine sous le microscope, telle cellule s’était développée naturellement sur une lame de verre, en baignant par miracle dans le bon colorant.
Il en va de même avec l’approche clinique en psychanalyse.
Or ces dernières années, d’importants représentants de la communauté analytique ont multiplié les déclarations sur la question sexuelle, surtout réactionnaires, mais pas toujours (je dirai plus loin pourquoi je ne suis pas plus convaincu par le foucaldo-lacanisme qui campe la position symétrique et inverse). Par « question sexuelle » j’englobe, avec sa confusion même, tant les enjeux de la reproduction et de la filiation (du clonage à l’homoparentalité), que ceux de la querelle des droits des minorités sexuelles, des nouvelles modalités de l’érotisme, avec ses compléments chimiques, ou du pouvoir présumé socialisant de certaines pratiques (le SM, au premier chef). Il y aurait là beaucoup de choses à vérifier avec soin, mais je crois qu’il n’est pas trop dangereux de dire a) que ce ne sont pas des observations psychanalytiques qui ont motivé qu’on interpelle l’opinion à partir de mutations alarmantes, mais des questions médiatiques, dont la formulation a été souvent acceptée telle que, qui ont suscité des réponses d’« experts » de la part de plusieurs analystes ; b) que les protestations (autrefois de rigueur) comme quoi il s’agissait avec ces réponses de descriptions et non de prescriptions ont été très discrètes (si même on s’en est soucié !) ; c) que quasi personne, enfin, s’autorisant de Freud ou Lacan, n’a réfléchi au second degré sur la situation nouvelle de la psychanalyse comme discours ou théorie dans le champ politique et culturel (soit dans le contexte global d’un appel au renouvellement et à la critique des « normes »), une fois qu’on l’eût sollicité ainsi pour qu’elle se prononce sur la sexualité.
Je ne vais pas faire œuvre de sociologue, mais tenter d’utiliser les armes de la critique philosophique pour déblayer un chemin au milieu de ces difficultés. Et je voudrais justement suggérer qu’elles ne sont pas juste empiriques (liée à l’existence sociale des analystes comme groupe), mais conceptuelles. Elles touchent au concept du « déterminisme psychique », ou de « loi symbolique », dont certains aspects sont présumés extra-sociaux, voire en amont de tout socius, mais qui s’appliquerait néanmoins au quotidien de tous et de chacun, subissant toutes sortes de vicissitudes. Cette crise, je la désigne plus bas comme le mythe de l’affaiblissement contemporain des règles sociales, reprenant une idée d’Alain Ehrenberg [1] . Or, du coup, l’ordre sexuel qu’est en soi l’ordre symbolique (car psychanalytiquement, c’est bien sa raison d’être) serait si profondément perturbé, qu’on assisterait à l’émergence d’un « nouvelle économie psychique », et donc sexuelle, pour plutôt s’en inquiéter, avec Melman, ou y trouver un intérêt novateur, voire subversif, avec Allouch [2] . En tous cas, la psychanalyse ne pourrait pas ne pas ignorer ce « phénomène ». Bien sûr, je nie que ce phénomène existe, mais sans contester qu’il se pose des questions cliniques originales dans le domaine de la sexualité. Mais si on renonce à cet usage prophétique de la psychanalyse qui produit là un artefact (une nième « mutation anthropologique », comme il y a eu « mort de l’homme » et « fin de la philosophie »), peut-on se contenter d’en revenir paisiblement au statu quo ante théorique ou clinique ? Je ne pense pas ; je suppose au contraire qu’en traitant en symptôme ce qui arrive avec l’invention d’un pareil « fait de société », prétendument éclairé par Freud ou Lacan, des déplacements substantiels du sens et du contenu de concepts fondamentaux de la psychanalyse seraient à l’ordre du jour. Mais je ne pourrai donner que des indications fugitives sur ces déplacements.
Il est difficile de savoir si L’homme sans gravité : Jouir à tout prix [3] a réellement eu un impact dans ce débat idéologique. Sans doute, mais peu importe ; c’est un texte conséquent, et suffisamment exemplaire.
Dans ce livre d’entretiens, où Melman laisse à Lebrun le soin de répercuter les échos ouvertement réactionnaires de thèses chez lui un petit peu plus nuancées, on trouve en somme quatre choses :
-
Une série d’exemples, dont la dimension « parodique » [4] n’échappe quand même pas tout à fait aux auteurs, mais qu’ils jugent néanmoins pertinents du point de vue d’une certaine psychologie sociale clinique, post-freudienne et lacanienne. Non sans un clin d’œil à Debord, ces exemples ont pour trait commun « l’exhibition de la jouissance » [5] .
-
Un premier niveau d’interprétation de ces exemples, censés en se complémentant les uns les autres manifester « un changement de grande ampleur aux conséquences anthropologiques incalculables » (formule et italiques de Lebrun) [6] , lequel renvoie aux études de Gauchet, voire, quoique le contresens devienne alors absurde, à Ehrenberg lui-même. C’est l’idée que « l’homme libéral » actuel aurait justement pour « nouvelle économie psychique » une « intériorisation du modèle du marché ». Le nerf de cette lecture du psychique est socio-anthropologique : « la « santé mentale » relève ainsi aujourd’hui d’une harmonie non plus avec l’Idéal mais avec un objet de satisfaction. La tâche psychique s’en trouve grandement soulagée, et la responsabilité du sujet effacée par une régulation purement organique » [7] . Ce qui est soulageant là-dedans, c’est apparemment que la subjectivité « se croit libérée de toute dette envers les générations précédentes » [8]
-
Une théorie interprétative d’ordre supérieur, psychanalytique, qui soutient que l’objet du désir, désormais plus offert que refoulé [9] , ne structure plus le sujet contemporain sur la base du « manque » (les addictions étant ici paradigmatiques). En ressort non la fin de l’inconscient, mais plutôt celle (programmée ou accomplie, on ne sait pas), du sujet de l’inconscient [10] , dans la mesure où c’est la division subjective elle-même qui serait attaquée [11] . Le fantasme pourrait mourir (est déjà mort ?) [12] . Plus finement, la permanence de l’inconscient démontrerait qu’il n’y a pas de nécessité intrinsèque à ce que le trou du manque dans la structure soit habité par le phallus [13] , ni même qu’il soit sexualisé. Si du coup l’ordre symbolique vacille, ce serait parce que s’y substitue un ordre traumatique [14] . L’ordre patriarcal cède lentement à un ordre matriarcal [15] . En attendant, suite logique du schéma lacanien dont les fonctions abstraites sont ici successivement parcourues puis inversées, nous basculerions dans la « psychose sociale » [16] .
-
Référés à ce schéma standard qu’ils viennent instancier, les exemples « cliniques » du début, avec quelques vignettes supplémentaires, voient leur dignité un peu rehaussée. Ils n’ont l’air insignifiants, voire grotesques, que parce que manquait le point de vue qui les prend en enfilade et dessine la perspective du désastre en cours.
Le dispositif a une certaine robustesse, précisément à cause de ce cercle, qui atténue peu à peu la répugnance initiale du lecteur à accorder la moindre espèce de valeur « clinique » aux exemples de Melman [17] , en les déchiffrant comme les émergences ponctuelles d’une crise cachée des mentalités, dont toutes les coordonnées sont disponibles par une manipulation sur le mathème lacanien du fantasme ($ ◊ a). En effet, toutes les dimensions de cette crise comme je les relève en 3. sont mutuellement substituables (ce sont des équivalents logiques au sein de la théorie). Il est donc très difficile de traiter les faits qui sont mis en correspondance comme des découvertes factuelles qui s’accumulent et convergent. Ce sont purement et simplement des vues successives de toujours la même chose : le trou dans la structure n’est pas voué à la phallicisation, etc. Il suit que la fabrication des faits qui étayent cette psychologie sociale à la Lacan en apprend plus sur la fenêtre d’où on les observe, que sur leur nature propre. L’ennui, c’est que des contre-exemples seraient immanquablement soumis au même dilemme. A partir du moment où ce sont des postures de la subjectivité inconsciente qu’on tente de rapporter à des manifestations sociales précises, toute prétention à contrôler la pertinence de ses propos en référence à des faits « indépendants » (i.e. qu’on n’a pas inventé) et « typique » est voué à ne révéler que les biais propres de l’observateur. Ce que je dis ici de Melman, je pourrais tout autant le retourner contre des versions optimistes-libertaires des mutations du sujet moderne et de sa sexualité (avec force références, du coup, à l’art contemporain, à l’artificialisation du corps, aux nouvelles communautés, etc.) [18] . Je laisse de côté le poids des clichés, voire le très désagréable sentiment que la construction médiatique la plus vulgaire des « faits de société » est reçue à peu près sans distance dans nombre de passages [19] . Car qui pense sans clichés ? Ce qui est vraiment gênant est ailleurs : c’est que la dépendance des faits allégués (que ce soit à titre de preuves ou d’indices) à la description qui les caractérise et les sélectionne du même pas, est telle, qu’il est impossible de dire si ces faits ont même commencé, où ils commencent au juste, ou s’ils ont toujours été là :
« J.-P. Lebrun : Le terme de franchissement renvoie pourtant encore à l’ancienne économie psychique, ce qui indique bien la difficulté. La limite ne serait-elle pas effacée, pulvérisée ?
Ch. Melman : Oui, absolument ? Elle est si aisément franchie qu’elle en est effacée » [20] .
On ne saurait mieux dire que la limite empirique de ces faits, soit ce qui les définit, n’a de consistance que celle que lui prête la théorie en fonction de ses besoins circonstanciels de justification. Mais alors, sur quoi s’accorder ? Sur une impression partagée de « mutation anthropologique » ? On comprend alors pourquoi ces nouveautés psychiques présentées d’un côté comme « sans précédent » [21] , ressemblent comme deux gouttes d’eau à des situations historiques anciennes : la montée des fascismes dans les années 30, avec l’appel au maître, etc. [22] Ça se répète… à nouveau. A ce point d’indétermination, on ne sollicite plus que de pures résonances imaginaires chez le lecteur ; tout en s’en défendant, bien sûr, puisque la même formule permet aussi de dire, à peu de frais, que les choses n’évolueront évidemment pas de la même manière.
C’est donc au second niveau (point 2.) que les choses décisives se passent. Melman se place peu ou prou dans la lignée du néo-tocquevillisme des intellectuels libéraux français, où la dénonciation de la menace du ravalement moral de l’individu contrebalance le constat lucide de la montée de l’égalitarisme démocratique, qui est un fait et non un bien, l’attention aux mutations à long terme de la condition humaine empêchant en même temps d’approuver sans réserves l’essor du capitalisme (à la différence de la tradition libérale anglo-saxonne) [23] . Melman évoque alors la notion lacanienne de « discours capitaliste » [24] , qui sert, si j’ose dire, de « théorie-pont », entre cette vision politico-anthropologique du social et de l’individu et l’idée d’une mutation psychique, censée plus profonde que toute sociologie, de la relation du sujet à l’objet du désir (lequel n’est plus entièrement rapporté à ce qu’interdit et promeut, à la fois, le Père symbolique). Individu et société politique d’un côté, pris dans le grand partage de l’Ancien Régime et de la Révolution, donc, et de l’autre, sujet et « économie psychique » nouvelle. Marx dans sa fameuse allusion à Balzac paraît bien pointer dans la même direction : la trajectoire subjective de l’individu moderne (ou du moins sa manière de se représenter lui-même) est décisivement infléchi au tournant du 19ème siècle [25] .
Simplement, on peut être assez sceptique sur l’articulation substantielle du « discours capitaliste » avec ses effets sur le sujet et de cette mutation sociale qui concerne l’individu. Je crois en effet, sans entrer dans les détails techniques, qu’on ne souligne pas assez un aspect du « discours capitaliste » chez Lacan qui en fait un réquisit logique de sa conception des quatre discours. Ce discours en effet a une propriété cardinale : la circulation entre les places censées demeurer structurellement distinctes y est possible. La place de la vérité y est alimentée, alors que dans tous les autres schémas de discours de Lacan, ce n’est surtout pas le cas. L’objet, le plus-de-jouir, entraîne donc tout avec lui — façon lacanienne d’approfondir Marx, pour qui le capitalisme ne produit pas que des objets pour les sujets, mais aussi des sujets pour les objets. Simplement, comment saurions-nous que l’ordre propre du langage a prise sur nous, et qu’il constitue un organisateur psychique essentiel, s’il n’était pas un obstacle parfaitement réel à la circulation infinie de l’objet ? L’ordre symbolique tout entier serait en grand danger de ne pas prouver plus que la musique des sphères chez les pythagoriciens : si on n’entend pas l’accord parfait de l’harmonie céleste, c’est parce qu’on n’entend que lui. De fait, si peut s’imposer à la pensée quelque chose comme l’ordre symbolique, et plus précisément encore l’économie des quatre discours, c’est dans une telle tenue dialectique : c’est par principe que les discours sont menacés par la libre circulation des places, leur libre-échange au sens structural, si l’on veut, où la vérité, écrasée sur l’information, peut effectivement, dans la réalité quotidienne, se changer en marchandise [26] . Mais si c’est par principe, il y a quelque chose de vain à supposer que le « discours capitaliste » pourrait balayer dans une dynamique historique les modalités de la division subjective. C’est, mutatis mutandis, croire qu’il pourrait exister un événement réel qui fasse disparaître le fond sous la figure. Non : la tension entre ordre symbolique et réel des flux d’objets est dialectique et synchronique. En cela, elle n’est justement pas susceptible d’une crise particulière : elle est aussi bien perpétuellement cette crise.
Or c’est le cœur de mes perplexités : il m’est entièrement inintelligible qu’on assimile une « crise de l’individu » avec une mutation subjective. Et je soutiens que tous les propos psychanalytiques contemporains qui succombent au leitmotiv des changements censément profonds de la sexualité (pour s’en inquiéter ou s’en féliciter) dérapent exactement là.
Et ce qui ne va pas dans les conceptions actuelles d’une sexualité « nouvelle » (qui est le corrélat direct de la « nouvelle » économie psychique) est suspendu à ce dérapage logique. En effet, la méconnaissance de ce que je viens de pointer aboutit au durcissement sous forme de contradiction des concepts mêmes qui permettent d’isoler comme thème le désir sexuel et l’inconscient. Les points suivants me semblent spécialement dignes d’intérêt (je descends du plus abstrait, ou du plus méthodologique, au plus clinique et au plus sexuel) :
-
Il devient tout d’abord impossible de ne pas tenir un discours entièrement normatif sur la sexualité, quelle que soit la virulence des dénégations : « …je ne voudrais pas vous pensiez que je défends l’idée d’une nature humaine. J’ai mis, au contraire, l’accent sur le fait que nous étions des animaux dénaturés… » [27] ; on lit d’ailleurs plus loin que la Loi (symbolique), c’est « ce qui nous spécifie dans le règne animal » [28] ; s’en déduit que « la seule façon d’être humain c’est de tenir compte de ce déterminisme que nous imposent les lois du langage » [29] . Tout cela est banal dans le lacanisme : on fait comme si l’intention de ne pas laisser croire qu’on traite l’ordre symbolique comme la lex naturalis réussissait magiquement à dissiper ce funeste préjugé, et qu’il suffit de condamner la normativité en morale pour réussir à l’extirper de son propos. L’impuissance factuelle à ne pas dire ce que qu’on dit ne pas dire — autrement dit, à dire tout simplement autre chose— devient cependant spectaculaire quand on descend du ciel de la discussion entre lacaniens au discours public ordinaire. Du coup, après toutes sortes de bons passages sur le fait que la psychanalyse ne doit pas prescrire mais décrire, on bute sur l’idée que la jouissance et le « bon sens » sont désormais déconnectés [30] .
-
Mais c’est que l’équivoque n’est jamais levée, bien au contraire, quand à la signification du mot « Loi ». S’opposant en apparence à un raccourci de Lebrun, Melman expliquent ainsi que « les lois du langage sont telles qu’elles se prêtent à des formalisations différentes, et donc à des effets différents, alors que la gravitation obéit à un ordre immuable que nous ne saurions déranger » [31] . Assurément : le langage (entendu comme activité sociale, c’est un point qu’il ne faut pas négliger) obéit à des règles, il y en des usages des mots corrects ou incorrects, on peut proposer de nouvelles règles, on peut échouer à appliquer des règles, etc. Mais il n’existe aucune manière pour une pierre de tomber correctement ou pas, autrement que comme elle tombe, ou de ne pas réussir, la pauvre, à suivre la loi de la gravitation. Or, et je pèse mes mots, c’est la vision cognitiviste du langage que d’interpréter les règles que l’on suit comme des effets causaux de lois (lois du fonctionnement de zones du cerveau ou de n’importe quel appareil psychique). C’est en l’espèce un cognitivisme du signifiant. Ce cognitivisme inavoué, non-conscient, permet précisément l’opération normative princeps : après avoir exactement mesuré la différence entre la gravitation physique et l’ordre réglé du dire, Melman fait son choix : quoi qu’il en soit, on a bien affaire à des « sujets désarrimés », à un « homme sans gravité » [32] qui s’est affranchi des règles sociales, langagières, symboliques et sexuelles, comme s’il avait fait violence aux lois de la nature physique. Au moment où se présente le défi de penser la règle symbolique dans son curieux pouvoir (elle contraint, et on la suit, et en même temps, elle paraît révocable à tout instant, comme si elle ne reposait que sur elle-même : car pourquoi ne parlerait-on, ou ne vivrait-on pas « autrement » ?), Melman s’abrite dans le modèle déterministe physicaliste le plus inapte à cerner la difficulté spécifique du sujet pris dans la « chaîne » signifiante.
-
Du coup, la sempiternelle récusation du positivisme devient entièrement superficielle. Melman ne recule jamais devant l’adjectif « physiologique » quand il faut parler des « éléments physiologiquement refoulés de la chaîne signifiante » [33] , ou de ce qui vient « organiser la physiologie du désir » dans l’Œdipe [34] . Même l’impudique aurait un sens « physiologique » ! [35] Alors même qu’il saisit la différence entre Loi symbolique et lois du déterminisme biologique ou physique, il en subit, c’est le cas de le dire, l’attraction irrésistible : qu’on s’étonne ensuite si par touches discrètes ceux qu’on ne comprend pas à partir de pareilles conceptions sont vus, par « les psychiatres que nous sommes » [36] , comme « presque des mutants » [37] . C’est leur être naturel même qui les distingue de l’humanité commune, leur être naturel étant la concrétion physiologique de leur économie psychique anomale. Ceci, j’y insiste, va plus loin que le dégoût ou le mépris distingué pour les jouissances vulgaires des autres (les jeunes qui fument du cannabis, courent Paris en rollers, etc.).
-
On en arrive alors à la question sexuelle, même si la lenteur de ces préparatifs théoriques risque de sembler extravagante. Mais on arrive alors seulement à elle, comme au moment de vérité de toute cette construction. Car du fait même du cognitivisme du signifiant, et du statut pseudo-nomologique et « physiologiquement » efficace de l’ordre symbolique, Melman tire (en passant, mais peu importe) la conséquence ultime de sa position : le phallus n’est interdit que « conventionnellement » [38] . Seule en effet des conventions sont historiquement sensibles. Le positivisme de la physiologie du signifiant donne ici la main au constructivisme social le plus pur (version relativiste), dans la mesure où le projet d’élaborer des sortes d’alternatives non-phalliques à l’objet et à l’économie du manque (qui, ailleurs, seraient rangées au rayon des mythes d’origine du discours pervers), est désormais accepté comme une option véritable. Il est exact, ou du moins plausible, que la perversion, à certains égards, constitue une ligne de résistance à la désexualisation de l’objet et à la destruction des asymétries fondamentales du discours (si on peut les imputer à quelque chose d’aussi global que l’économie de marché) [39] . Mais rien, rigoureusement rien ne démontre que, même auto-proclamée subversive et riche de ses succès, cette promotion d’alternatives sexuelles (par exemple à la « différence sexuelle ») a la moindre chance de réussir. Je vois dans l’acceptation implicite de cette éventualité hyper-relativiste (avec l’horizon angoissant d’une rupture de la continuité de l’humanité) la marque sûre et d’une simple faillite conceptuelle. Comme on a durci aveuglément la Loi symbolique en physiologie de l’inconscient, il ne reste forcément à l’autre bout que des mutants potentiels qui peuvent être au fond tout ce qu’ils voudront (car il n’y a pas une seule ou même plusieurs manières précises d’être « désarrimé », ce qui aide à ne pas être trop regardant sur les illustrations…). C’est pourquoi, élément encore au cœur de mes doutes, je pense qu’il y a une relation intrinsèque entre une erreur philosophique sur la portée et le sens du concept de Loi symbolique, et un tableau illusoire du monde, où une perversion générale au contenu relativement informe deviendrait l’ultime rempart contre la psychose sociale [40] .
Pour ne pas disperser le tir, je ne m’en suis pris ici qu’à une version conservatrice de la critique de la sexualité « nouvelle » (critique qui ne prend un sens psychanalytique que dans le contexte d’une économie psychique également « nouvelle ») ; mais comme on voit, elle s’appliquerait tout autant à la version libertaire, qui partage exactement les mêmes a priori. Comme je l’ai montré ailleurs, toutes les rêveries post-modernes sur la « construction de soi » (notamment dans la sphère sexuelle) sont sous leurs habits de non-conformisme imprégnées de préjugés sur le pouvoir de la technologie ; elles mélangent la plus haute sophistication dans le maniement du langage (littérature, philosophie) avec des croyances incroyablement naïves sur le conditionnement des esprits par l’idéologie « patriarcale » [41] . Il faut toujours chercher dans ce constructivisme radical et révolutionnaire ce qu’il suppose (implicitement) de non-construit, voir de « naturel » et de donné, pour se livrer à cette fascinante parade esthétique au service, pour finir, du bon vieil individualisme. Mais que ces élaborations soient bruyantes n’oblige absolument pas à croire qu’elles transforment effectivement le sujet, le refoulement, ou l’inconscient, pas plus que la différence des sexes, leur cible traditionnelle, ni qu’elles représentent une menace concrète. Je ne dis sûrement pas que, de menace, il n’y a pas ; mais je suis sceptique sur les grandes causes anthropologico-psychanalytiques qui servent, à mon avis, davantage à brouiller la question qu’à l’éclaircir.
Car lorsqu’on imagine de telles mutations « aux conséquences anthropologiques incalculables », l’accent n’est pas assez mis sur l’« incalculable » ; sinon, on verrait plus vite qu’on peut nourrir l’impression qu’elles existent d’à peu près n’importe quoi, bien à l’abri de toutes questions sur les suites prévisibles, les axes dominants, ou le rythme de déploiement de ce qu’on persiste cependant à appeler des « conséquences ». En prenant en bloc des faits tissés par les analogies qu’ils présentent, en les construisant comme des effets de processus cachés et profonds, à quoi arrive-t-on ? A rendre impossible le travail plus sobre de tri entre ce qui est véritablement arrivé, et ce qu’on imagine qu’il se passe, d’autant que la façon dont chacun se représente ses propres transformations historiques et sociales en tant qu’individu est elle-même soumise à des contraintes sociologiques liées à la forme particulière d’organisation des sociétés dites « individualistes ». Je suppose que la floraison récente de prises de position sur la sexualité « nouvelle » dans le milieu psychanalytique est sous l’influence méconnue de telles contraintes — et que ce fait compte plus que leur contenu conservateur ou libertaire.
Alain Ehrenberg a très bien expliqué ce point, en montrant comment il engendre une « illusion de l’affaiblissement de la règle sociale » [42] . Car ce qu’on appelle une société individualiste, ce n’est justement pas une société où l’individu précéderait le lien social lui-même, et où la société émergerait d’interactions atomiques ; c’est une société où la prégnance des contraintes collectives (créances et dettes, interdits et obligations, interdépendance entre les générations, etc.) est absolument aussi forte que dans les sociétés non-individualistes (sur le modèle des sociétés à castes analysées par Dumont), sinon, il n’y aurait tout simplement pas de société, mais où, fait remarquable, d’abord historiquement circonscrit à ce qu’on appelle l’Occident, il existe en plus une représentation idéalisée de l’autonomie de l’individu, laquelle sert de filtre d’interprétation méthodique pour chacune de ces contraintes collectives. Si l’on doit constater des changements, il est bien plus vraisemblable qu’ils sont les effets de modifications dans cette auto-représentation de l’individu comme autonome, qui devient, sans guère de doute, une quasi-règle sociale, ou du moins un principe normatif explicite dans plein de domaines où jusque là on ne l’observait guère. Pour m’écarter de la sexualité, je citerais volontiers l’incroyable mutation qui fait désormais du salarié contemporain un entrepreneur en miniature, responsable sur son salaire et même sur son emploi des résultats individualisés d’une tâche sur laquelle il ne détient pourtant pas l’autorité — par quoi l’actionnaire délègue sa fonction d’initiative, de contrôle et de surveillance, moins les profits qui en découlent. On voit sans mal sur quel ton il faut alors vanter « l’épanouissement personnel » pour transformer les « responsabilités » en objets désirables, afin que personne ne comprenne ce qui se passe. Et pour me rapprocher de la sexualité, on mesure mal combien l’idéal d’autonomie peut aussi peu à peu s’imposer de façon originale dans la famille nucléaire contemporaine, contraindre les perspectives à long terme de l’éducation des enfants, la répartition des tâches dans le couple, donner une nouvelle couleur aux revendications de liberté réciproque, etc. Le point est le suivant : s’agit-il de modifications dans la vie de l’individu, ou dans la vie du sujet ?
Car c’est fort différent.
Autant on peut tenter de décrire une crise du sujet en termes de déresponsabilisation (il lui suffit d’épouser les flux de la circulation de l’objet et de se régler sur la jouissance), autant à l’inverse l’existence de l’individu contemporain paraît plutôt témoigner d’un accroissement écrasant de sa responsabilité : à chacun de se prendre en charge, tandis qu’autrui ne fera rien pour moi, ou, indirectement, dans le cadre des nouvelles politiques « sociales » libérales, que m’aider à m’aider (et encore, s’il y a de l’argent !). Là encore, il faudrait bien sûr nuancer. Ce qui frappe cependant dans les débats sur la sexualité et le psychisme « nouveaux », c’est que personne ne semble se douter qu’il y a là matière à débat. Car si la dette est d’abord celle de l’individu à l’égard de la société, tandis que la société ne lui doit rien qu’en proportion des responsabilités qu’il aura d’abord assumé (voyez le traitement typique des licenciés quand ils deviennent chômeurs : ils passent de l’innocence relative à la culpabilité potentielle), et si donc la responsabilité de son sort lui échoie implacablement, alors bien des choses basculent. J’aimerais lire une preuve que dans ce contexte d’unilatéralisation de la dette sociale réelle, il n’y a pas un fondement suffisant pour la quête de compensation qui explique aussi bien, sinon mieux, certains phénomènes sociaux imputés à une « crise de la subjectivité ».
Dans le sens inverse, comment ne pas être sensible, malgré toutes ces modifications du style de vie des individus modernes, aux grandes constantes statistiques dans le domaine de la sexualité ? On vivrait une époque de prédominance de la jouissance, où la sexualité serait de plus en plus, notamment chez les jeunes, construite sur le mode de la jouissance « partielle » (i.e. une jouissance parmi d’autres, sans la mise en place du primat de la génitalité après le polymorphisme infantile). Mais pourquoi alors l’âge moyen du premier rapport sexuel reste-t-il absolument inchangé depuis 30 ans ? Il est encore de 17 ans et demi pour les filles et de 17 ans pour les garçons. En revanche, ce qui change, c’est quelque chose qui n’a peut-être pas de réalité subjective, mais qui en a tout à fait une, et sociale : c’est la coïncidence mécanique entre le bas niveau, voire le très bas niveau social et éducatif, et la précocité de ces rapports, ainsi qu’avec leurs modalités (non-consentement, sodomie, etc.) [43] . Un autre doute vient alors à l’esprit : n’est-ce pas très exactement la bonne vieille figure de la sexualité des prolétaires comme preuve de la décadence de l’espèce humaine qui s’impose sous des dehors distingués et, bien évidemment, post-marxistes ? On ne sait pas bien par exemple quels sont les effets du déclassement social sur les dérives individuelles (d’une génération à l’autre, notamment) et notamment dans la sphère des comportements sexuels (et le recours aux addictions). Dans une société individualiste, pourtant, où la norme est l’auto-imputation de la responsabilité, et où, par voie de conséquence, on ne supporte absolument pas que d’autres individus tentent de ne pas les assumer, il ne fait guère de doute que la perte de statut ait de tels effets. Mais est-on fondé à y voir plus ou autre chose qu’un effet réel des contraintes normatives qui s’exercent sur nous comme individus ?
Qu’il y ait ainsi dans ces figures décadentes de la subjectivité-qui-ne-désire-plus-mais-qui-jouit un trait commun à certaines conduites problématiques que les cliniciens observent, c’est une chose. C’en est une autre d’hypostasier ces figures de la décadence du Sujet, en un geste qui revient à naturaliser l’aliénation sociale des individus. Et qu’on ne vienne pas protester en disant que ce n’est pas une naturalisation, car il s’agit de « symbolique » ; le symbolique, dans l’argument en cause, sert précisément à la naturalisation (à l’invention de « presque mutants »). Presque tous les cas invoqués à l’appui de la « nouvelle économie psychique » (pas tous, il est vrai) semblent relever de la réponse du bon vieux sujet divisé de toujours à une transformation majeure des conditions auxquelles les autres, et le langage même dans lequel on leur parle, fixent la forme et le contenu des demandes « recevables ». Ces conditions sont celles d’un accroissement exorbitant de la norme de responsabilité et d’autonomie [44] . Mais cela ne permet pas de conclure que si chacun se représente à ses propres yeux comme un centre d’initiative pour ses actes, il est moins socialisé que le membre d’une caste indienne qui ne réfléchit son identité personnelle que dans la perspective de son groupe d’appartenance et de sa situation hiérarchique dans le tout social. Comme Alain Ehrenberg le souligne à juste titre, la croyance conservatrice que le social se défait, que le moi isolé souffre de « pathologies narcissiques » singulières, où l’absence de limite serait un principe nouveau de souffrance, ne vaut strictement pas plus que la croyance optimiste comme quoi l’individu enfin libéré de la gravitation archaïque autour de conventions sociales périmées, pourrait plus ou moins contractualiser les liens sociaux eux-mêmes, négocier sa paternité, parlementer sur son érotisme, et ne plus rien savoir d’autrui que sous la norme d’une intersubjectivité devenue procédurale. Certes, il peut en avoir l’intention. Mais l’intention n’est pas son propre succès.
Pourtant, s’il faut aller plus loin, et rapporter, ainsi que je l’ai promis, cette façon de voir à son fondement symptomatique, c’est en demandant à quoi au juste pourrait ressembler une crise du sujet qui en soit vraiment une, dans le registre de la sexualité et du psychisme.
Je ne crois pas du tout, bien que ce soit un des deux axes majeurs de la polémique, qu’elle serait mise en péril par une remise en cause des formes de la « différence sexuelle ». Car l’idée que les psychanalystes auraient ès qualité quoi que ce soit à défendre ou à soutenir sur ce plan est extravagante. Freud était déjà formel, Lacan ne l’est pas moins : le masculin et le féminin, ses formes sociales multiples, on n’en peut rien dire psychanalytiquement. Tout le monde en trouve dans son paysage une version ou une autre, et la différence des sexes, si étrange que cela soit, ne dérange pas outre mesure les enfants, même s’ils sont incapables de fournir des critères stables des discriminations qu’ils opèrent (cela fascine les psychologues). La psychanalyse n’entre en scène qu’avec les mythes infantiles sur la naissance des enfants (mieux, avec les mythes que chaque petit sujet forge sur son origine sexuelle à lui, autrement dit en tant qu’être parlant singulier), et lorsque l’organe phallique s’installe au centre de ces mythes. Mais l’Œdipe n’apprend rigoureusement rien sur ce qu’est ou sur ce que devrait être un homme ou une femme ; et il n’y a pas davantage de sujet mâle ou femelle. On devrait donc s’émerveiller de la littérature, anglo-saxonne pour l’essentiel, réimportée ici via le foucaldo-lacanisme, qui s’imagine avoir découvert un nouveau terrain de recherche en psychanalyse avec la question du « genre » (i.e. la relativité du sexe social, et toutes les belles choses qu’on peut dire sur soi pour se construire une identité sexuelle désaliénée), et qui, de plus, suggère que divers changements techniques s’imposent dans la cure-type des difficultés sexuelles (homosexualité ou même transsexualité). C’est purement et simplement le retour d’un culturalisme increvable, tellement impuissant à cerner la fonction de l’idéal comme instance dans le psychique, qu’il s’en remet peu ou prou à la notion anti-psychanalytique d’un habitus social conditionné et écrase tout sur l’imaginaire identitaire qu’impose la société. Mais si l’on examine avec soi les arguments en faveur de ce culturalisme de la différence sexuelle, et il suffit parfois d’en retracer l’histoire dans l’anthropologie et la sociologie américaines, sans se laisser duper par l’incroyable appétit intellectuel qu’on observe aujourd’hui pour ce genre d’explications, on peut dormir tranquille. Il n’y est pas question de mutation subjective, il y est juste question de plasticité du moi, et d’un phénomène largement connu en sociologie, sa mise en conformité avec les idéaux sociaux de l’anti-conformisme. Or ceux-ci font tellement partie de la dialectique de l’autonomie individualiste, que s’en alarmer anthropologiquement, c’est prendre un changement cosmétique pour une révolution des mœurs.
Il n’en irait peut-être pas tout à fait de même avec l’autre axe de la polémique sur la sexualité, les technologies de la fertilité, et à l’horizon, le spectre du clonage reproductif. Car on pourrait alors supposer que, de tels enfants viendraient-ils à naître, les modalités mêmes de leur venue au monde comme des artefacts techniques entièrement soumis à la volonté censée arbitraire de leurs « concepteurs » les léseraient dans leur structure psychique. Ils n’auraient pas, selon toute vraisemblance, les mêmes mythes infantiles sur leur origine que ceux qui s’organisent autour de la référence phallique (donc du Nom-du-père). Je suis sensible au fait qu’on peut trouver plausibles de telles possibilités futures. Mais je me demande quelle idée un psychanalyste qui peut trouver cela plausible se fait du plausible. Il faut, là encore, une crainte curieuse de la fragilité du nouage subjectif, voire confondre un tel nouage avec une image exposée à se tordre et de défigurer dans le milieu historique où elle se diffracte, pour supposer que les ancrages fondamentaux d’un sujet né cloné différeraient massivement de ceux de ses contemporains. A ce compte, les « presque mutants » ont déjà envahi le monde : ce sont les enfants de la contraception, ceux qui ont bénéficié de traitements anti-douleur, ceux qui lisent sur des écrans électroniques, que sais-je encore ? Car pourquoi, a priori, un changement de la condition des individus (qu’on dit « futur » pour ne pas se poser la question gênante de savoir s’il est effectivement possible) devrait-il avoir des conséquences subjectives ? Un sujet cloné ne dira-t-il pas « je » ? Et s’il ne dit pas « je », est-ce parce qu’il aura été cloné ? Ne pourra-t-il pas fantasmer un désir derrière la volonté de ses concepteurs-géniteurs (comme les enfants de la contraception aujourd’hui, d’ailleurs) ? Et même un désir sexuel derrière le procédé technologique dont il est issu ? Nous n’en savons rien (il y a des impossibilités de savoir qui ne sont pas empiriques, mais logiques ou conceptuelles, dans ce genre de situation [45] ). Mais qu’on puisse s’imaginer le savoir en dit long sur ces expressions ridicules qui ont fait florès (les « organismes symboliquement modifiés » ayant conquis à mes yeux la palme). Je vois dans cet effroi devant les mutations de la sexualité la marque inquiétante de deux impasses : une incompréhension profonde de ce qui est en cause dans le « déterminisme psychique » en psychanalyse, dont des versions philosophiquement absurdes sont fétichisées en dépit du bon sens, et vendues comme l’orthodoxie même ; et une angoisse corrélative que le sujet humain parlant en personne, qu’on est devenu incapable de percevoir autrement qu’à travers le filtre d’une idée aussi dogmatique que fausse du symbolique, soit, en tant que sujet, en péril.
Je conclurai en radicalisant à mon tour certaines idées exposées plus haut.
Le sentiment que quelque chose de considérable serait en train d’arriver au sujet, dont sa vie sexuelle (au sens large) serait le lieu exemplaire, est constamment exposé au risque d’une inversion purement idéologique. Lacan n’a jamais manqué de souligner le poids de la figure du père humilié, voué par l’ordre réel du monde social à n’exister qu’en défaut de l’idéal qu’il est par ailleurs censé camper pour ses enfants. Simplement, dans ce qu’on lit aujourd’hui dans la littérature psychanalytique, ce père humilié n’est même plus considéré comme la cible d’une action visant par exemple à le secourir singulièrement (et non pas systématiquement, comme dans les idéologies anti-progressistes religieuses) contre l’accroissement de la détresse où le jeu du marché (pour aller vite) l’enfonce. Par une sorte de renversement mystifiant, son humiliation devient un fait transcendant, la récusation a priori par l’économie de la jouissance de la place même du Père, dont se déduisent les effets nocifs de la dite économie de marché, le tout avec un parfum de fatalité sinistre.
Cette inversion mystifiante n’est jamais en manque d’illustrations exemplaires (car le raisonnement idéologique est en essence vérificationniste). Mais en prenant les choses en bloc, dans la découpe massive d’une « mutation anthropologique » où tout se tient, on échappe à la discrimination fine de ce qui est vrai et faux. Du coup, en matière de sexualité et de pratiques « nouvelles » du corps, de l’érotisme, de l’intoxication, etc., bref, du rapport à l’objet, la clinique ne peut plus servir à pointer des différences, mais juste des similitudes. J’ai insisté sur le fait que le cœur du raisonnement de Melman consistait à pointer une destruction en chaîne du mathème lacanien du fantasme ($ ◊ a), et que la « conséquence » qu’il en tirait, l’émergence d’une psychose sociale, la fin du primat du génital sur les pulsions partielles, ou la déresponsabilisation d’un sujet que son acte ne divise plus, tout cela n’était pas autant de découvertes factuelles, mais des éclairages tautologiques successifs qui ne font que refléter les propriétés de son modèle d’interprétation dans la réalité sociale. Or il se passe sûrement des choses originales çà ou là, en matière de sexualité, qui songe à le nier ? Mais un tel point de vue contribue à empêcher la formulation précise de ce dont il s’agit, parce qu’il conserve la théorie de l’objet, avec tous ses paraphernalia, à l’abri des enseignements que les patients peuvent nous donner à cet égard [46] .
Parmi ces paraphernalia de la théorie de l’objet, la conception du symbolique comme Loi sur le patron des lois de la physique est au cœur du débat. L’impuissance à concevoir ce qu’est une règle, dans sa différence avec une loi, renvoie à une méconnaissance profonde des enjeux philosophiques de la distinction, qui ne va pas sans un culte ruineux de la lettre du texte de Lacan, comme si ce n’était pas son problème qu’il fallait comprendre, mais le genre de réponse circonstancielle qu’il lui donnait, à partir du matériel logique disponible à son époque. Il en ressort des idées du symbolique qui sont en leur fond, et si violentes que soient les dénégations, positivistes et conventionnalistes, soit aux antipodes des intentions de Lacan.
Du coup, un nouveau normativisme analytique sur la sexualité devient inévitable. Et ce n’est pas parce que j’ai privilégié ici sa version réactionnaire, que la version libertaire échappe à la même critique (comme en dit dans les manuels de mathématique, je laisse cela au lecteur, « en exercice ») ; sauf que bien sûr, l’anti-conformisme sert alors de norme, et que l’argumentation est relativiste, pas naturaliste. L’effet de ce normativisme psychanalytique est inquiétant dans les détails : il produit au moins en mots une justification de la ségrégation, si chacun commençait à incorporer à son sens de la réalité des effets de métaphores comme celle des « presque mutants ». C’est le « mythe de l’affaiblissement de la règle sociale », selon le mot d’Ehrenberg, qui est ici en cause. On en vient à traiter l’ordre symbolique comme exposé à des distorsions comme s’il était l’image qu’on s’en fait à un moment donné de l’histoire. De là, on bascule dans un culturalisme inavoué, qui loue ou qui vitupère, peu importe, les idéaux dans lesquels les sujets arriment une dimension de leur existence (et notamment les idéaux du sexe), sans plus pouvoir réfléchir comment ces idéaux ne sont justement pas tout, qu’ils sont consubstantiels aux évolutions contemporaines de l’individualisme, et que leur incidence sur une crise supposé du sujet reste entièrement à prouver.
Sans doute, la faiblesse de l’élaboration conceptuelle, en psychanalyse, touchant le langage et le symbolique, est à incriminer au premier chef. Il est quand même stupéfiant de voir les psychanalystes parler encore de « signifiant » dans un état d’apesanteur total, sans le moindre écho sérieux et conséquent de la part des linguistes ou des anthropologues — un peu comme si rien d’essentiel sur le langage, la signification, le symbolisme, l’interprétation, les concepts de croyance, de savoir ou de désir n’avait été proposé depuis, ou comme si ce qui a été proposé devait nécessairement présenter un motif de déviance eu égard à l’orthodoxie, et ne rien éclairer de neuf, par exemple en clinique.
Parmi les choses douteuses qui découlent de ce dogmatisme de la Loi symbolique, et des pseudo-réfutations qui n’y voient qu’une convention révisable, il y a également un biais du regard critique. Il est troublant que nombre d’arguments de cette nouvelle « psychologie sociale » post-freudienne à prétention clinique restent incapables de faire la part du réel et de l’imaginaire. Comment écrire sans ciller qu’il y aurait, alternative à la vie difficile du sujet désirant, une « existence luxuriante, pour ne pas dire de luxure, qui nous semble désormais permise, à laquelle nous sommes même invités » ? [47] Qui, « nous » ? Faire à ce point bon marché de l’échange inégal, de la dette réelle, de la naissance concomitante d’un prolétariat nouveau (donc des conditions idéologiques et matérielles qui paralysent la prise de conscience de sa situation), mais traiter leurs conduites sexuelles ou leurs formes d’égarement subjectif comme des indices de décadence structurale, là où il n’y a pour le dire qu’aliénation, c’est stupéfiant. Jusqu’à quel point d’ailleurs ne retrouve-t-on pas là l’équation classique « classes dangereuses = animaux sauvages » ? Sans aller à cette extrémité, on aimerait bien savoir si la clinique qu’on invoque n’est pas aussi, trivialement, l’effet de la modification des clientèles, et du façonnage de la demande légitime d’aide psychologique par le même discours injonctif de l’autonomie, qu’on retrouve tout bêtement dans les propos des patients, puisqu’il régit l’idée qu’ils se font d’une détresse psychique entendable [48] .
De la sexualité en cause, ou en crise, que reste-t-il alors ? Paradoxalement bien des choses, pour autant que sa caractérisation clinique n’est plus sous le boisseau d’un a priori théorique qui en formate d’avance et la donnée et la signification anthropologique. Mais pour y accéder, il faut trouver un moyen de ne plus mettre sur le même plan l’usage des nouvelles molécules du plaisir sexuel, la banalisation des comportements homosexuels, les revendications civiques des minorités sexuelles, et, par exemple, plutôt par contre-exemple, la place de la mort dans la modification du lien homosexuel, le déplacement de l’imaginaire de l’interdit de l’inceste vers le viol, et toutes les surprenantes résistances de l’ordre symbolique à ce que nous supposions devoir le léser irrémédiablement, résistances dont on voit mal pourquoi elles pèseraient moins lourds que ses éventuelles altérations. La force d’une conception vraiment psychanalytique de telles altérations ne se mesurerait qu’à une seule chose : nous disposer à des surprises. Mais c’est extrêmement difficile, quand la clinique est réduite à la production de vignettes censées illustrer une théorie en compétition avec d’autres sur le marché contemporain des valeurs. Si j’ai pu paraître injuste avec ce que je cite, je ne m’en excuse donc pas : psychanalyste, c’est prendre le risque essentiel de se faire retourner l’énonciation de son énoncé comme trahissant sa vérité, et les effets qui en découlent au-delà de ce qu’on prétend avoir eu l’intention de dire sont intrinsèques. Ou alors, c’est fermer la porte à ce que d’autres, les analysants, s’y essaient. Et la question sexuelle reste donc encore une fois la pierre de touche de la justesse du propos.
Elle aboutit dans mes travaux actuels à retravailler la notion lacanienne orthodoxe du Vorstellungsrepräsentanz en relation à la grammaire logique des phrases d’affect et de désir. Du transsexualisme, je passe ainsi à la doctrine de la névrose obsessionnelle.