—Par Michèle Bigot —-
Expérimenté sous forme réduite en 2012 à Avignon, Projet Luciole revient cette année en grand format.
En 1975, Pier Paolo Pasolini écrit pour la presse italienne un texte dans lequel il dénonce la disparition des lucioles ; autant dire que pour lui, l’embrigadement de masse engendré par l’industrie culturelle et la télévision tue dans l’œuf toute lueur de contre-pouvoir ; un nouveau fascisme, pire que le précédent tue toute pensée. La grosse lumière du consensus télévisuel aveugle et paralyse la pensée. En cela il fait suite à W.Benjamin qui stigmatisait déjà cette forme irréversible de destruction.
A ces penseurs du pessimisme moderne, G. Didi-Huberman répond en 2009 (Survivance des lucioles) qu’on peut « organiser le pessimisme » et qu’il faut pour cela associer modernité et archaïsme, briser le consensus en fracturant le langage.
Et c’est à une telle entreprise que se livre Nicolas Truong dans sa création théâtrale, soulevé par un enthousiasme communicatif, une énergie de la pensée, qui font de son pessimisme la plus acérée des armes pour envisager l’avenir. La parole des philosophes d’aujourd’hui se mêle heureusement à celle des penseurs d’hier. Hier n’est pas loin et continue d’éclairer notre route, jetant par-ci par-là des ces petites lueurs qui réveillent la pensée assoupie.
Sur scène, un homme (Nicolas Bouchaud), une femme (Judith Henry), sèment à tout vent la parole des penseurs : les aphorismes et autres sentences décapantes se croisent, se lancent , se fertilisant mutuellement. L’humour, le jeu, le plaisir nourrissent ce verbe énoncé avec jouissance et émerveillement par des acteurs fabuleux. La disposition spatiale, le montage dramatique donne corps à cette matière langagière.
Mouvement, joie, drôlerie , accompagnent et soulignent la vigueur de ces pensées croisées : Badiou, Baudrillard, Arendt , Jankélévitch et autres veilleurs non mélancoliques réveillent notre conscience et nous plongent dans l’euphorie de l’intelligence. Rarement spectacle théâtral aura si bien rempli son rôle d’éveilleur des consciences. Le spectateur en sort ragaillardi, ayant appris avec jubilation que rien n’est plus vigoureux que ce pessimisme philosophique.
Voici une réponse possible à la question de Heiddeger « Qu’appelle-t-on penser ? »