— Par Jean Durosier DESRIVIERES —
Titre :
*Paroles en crue
Genre :
*Drame.
Durée :
*Théoriquement la représentation de cette pièce, encore au stade de projet, devrait osciller entre une heure (1h) et une heure et demie (1h30).
Résumé :
*On est à la Cité de l’Indépendance, un soir de forte averse provoquant un début d’inondation. Deux inconnus, Maton et Voltaire, se retrouvent par hasard sous un abri de fortune, le porche d’un magasin-bric-à-brac où ils se réfugient, en attendant une éventuelle accalmie pour pouvoir rentrer : le premier chez sa compagne Sonia et le second Chez son amante Eva. Alors que l’eau monte graduellement, Maton, enjoué et sans doute habitué à de pareilles situations, éprouve tout simplement, pour tuer le temps, le besoin de parler à son compagnon (Voltaire) de circonstance qui paraît être un Etranger à ses yeux, un coopérant, apparemment coincé et méprisant par-dessus tout. Mais l’eau se fait de plus en plus menaçante, quand soudain passe un cadavre. C’est alors que, sous le choc, la voix de Voltaire se fera entendre de façon plus drue, et l’on discernera également la fragilité du personnage et découvrira presque toute sa vérité. Le dialogue entre les deux hommes évolue donc au fil de l’eau en crue. Leurs discours charrient sans prétention des thèmes relatifs à l’intime, au collectif, au politique, au rapport avec la vie et la mort, surtout la mort… Bref, leurs paroles fusent et précisent (in)consciemment le rapport de chacun d’eux au monde et à l’autre, pendant que se dessine progressivement le tragique. Vont-ils s’en sortir ?
Note d’intention :
* Des personnages. Le nom (équivalent de prénom en pays créole de la Caraïbe) de Maton en dit assez long sur le caractère et la nature du personnage : on est loin du sens de gardien de prison. « Maton », dans l’imaginaire haïtien, désigne d’abord celui qui excelle au jeu de billes et qui montre une très grande précision à atteindre les billes des autres. De là le mot a désigné un excellent tireur et un homme habile techniquement, à toute sorte de chasses.Légèrement baraqué, noir de peau, un visage franc dépassant à peine la trentaine, Maton ne se prend nullement au sérieux. C’est un bon viveur et un bon travailleur qui a à la fois le discours et le contact facile, la moquerie assez constante dans les yeux et l’intelligence de la vie. Cohérent dans ses attitudes et dans ses propos, il est à dix mille lieux du cynisme. Ni résigné ni aigri : formé à l’école des coups de griffes de la vie, il est tout simplement réaliste et cherche à s’adapter au mieux à toutes les situations. Philosophe à sa manière, naturellement, il comprend et évalue vite les gens et les situations. Il s’inscrit dans une légèreté presqu’absolue, à bon escient, la simplicité la plus pure, sans naïveté. Enfin, son nom indique une forte appartenance au pays réel, au « petit peuple » (la tranche défavorisée), un ancrage dans l’imaginaire de celui-ci ; et quant à son esprit, il montre une prédisposition à l’ouverture, à l’échange, au partage… C’est un être de chair (dans tous les sens du terme), d’esprit et de cœur. Un être assez accompli.
*Voltaire, issu d’une certaine élite, porte un nom équivoque qui caractérise bien le natif étrange et étranger qu’il représente. Cet homme à la peau blanche n’échappe point au regard de la majorité noire et métisse et à leurs jugements probables concernant son appartenance réelle. Ce quinquagénaire, malgré son savoir, sa bonne volonté et une certaine prise de conscience patriotique et citoyenne, demeure complètement coupé des réalités du pays natal. Son éducation sans doute judéo-chrétienne fait de lui un être introverti et bourré de préjugés. Son bovarysme pressenti expliquerait sa connaissance sommaire des us et coutumes du pays. Il incarne une catégorie d’individus fermés dans leur caste, replié sur eux-mêmes, distants par rapport au savoir-faire et au savoir-vivre du « petit peuple ». Voltaire se présente dès lors comme un être froid, réservé. Il a donc très peu d’expériences des difficultés réelles et quotidiennes de la vie au pays. Accoutumé au confort, il ne connaît d’angoisses que fortuites, sur le plan intime et professionnel par exemple ; celles touchant à la (sur)vie, il ignore. Mais son cerveau paraît assez perméable, son être heureusement voué à la transformation. C’est juste un fonctionnaire et un scientifique consciencieux, un bon père de famille, un époux fidèle qui découvre fort tard en lui un esprit, un cœur et un corps encore capables de s’ouvrir à des passions autres qu’officielles et socialement correctes ; c’est juste un homme, appartenant à un univers ordonné, qui a encore plein d’autres choses à apprendre sur la nature et la condition humaine.
*Du lieu. Ce drame se déroule à la Cité de l’Indépendance. Cependant, cela aurait pu être n’importe quel lieu ou quelle ville de la Caraïbe ou de l’Amérique, même quand allusion est plus ou moins faite clairement aux Gonaïves : la ville de la proclamation de l’indépendance de la République d’Haïti ; cette province frappée tout récemment par les quatre cyclones successifs dont les habitants ont encore du mal à se relever. Mais le lieu, c’est surtout ce magasin-bric-à-brac, cet espace scénique qui symbolise la cité. Tout compte fait, le refuge des personnages doit donner à voir un espace composite et dont la construction est fragile comme le signifie un peu le terme « bric-à-brac ». L’espace scénique se réduirait à l’idée d’un probable huis clos, d’un microcosme instable, d’une ville telle une île ou une presqu’île aux prises avec le déchaînement des éléments, un coin de terre oublié, négligé, presqu’abandonné par les prospères. Les personnages laissent entendre le poids des risques à prendre dans cet espace façonné par ceux qui y vivent à leur manière, faute de moyens appropriés, d’intelligence suffisante et d’encadrement certain…
*Lieu à la fois de résistance, d’isolement et de rapprochement, faisant corps à un grand ensemble (la République), il doit interpeller non seulement par sa singularité liée à une politique et une histoire spécifiques, une économie déstructurée et fictive (celles de l’ensemble de ce pays, Haïti), mais aussi par son inscription dans un univers plus global : caribéen d’abord, puis américain (allusion peut être aussi faite à l’exemple de la Nouvelle Orléans et l’expérience du cyclone Catherina), enfin européen géopolitiquement. Ainsi les enjeux géographique, écologique et sociologique, à esquisser et à dire de façon dense et symbolique dans la pièce, sont à considérer dans un sens plein et porteur par la conscience de l’espace. Par ailleurs, aussi bon que la croyance populaire puisse l’imaginer, le bon Dieu n’a donc rien à voir ni à faire dans cette affaire, dans cette histoire sombre, ces « démêlées », ces situations sinistres qui impliquent forcément des hommes en perpétuel conflit avec eux-mêmes, les autres et leur lieu de vie ou de survie. D’où l’ironie de l’enseigne : « Bric-à-brac Dieusibon », naïvement inspiré et affiché comme une parole prophétique on ne peut plus bizarre et grotesque. Dans ce cas là, le décor à envisager ne peut être que sobre, dépouillé, avec juste ce qu’il faut de signes visuels simples et forts en symboles, soutenus et prolongés par la parole, des paroles dites de façon crue, une fois pour toutes. Il reste à savoir ce qui est possible sur le plateau.
*Du titre et de l’écriture. Le titre de la pièce suggère une langue bifide, vive et vivante, en terre caribéenne. Il y a une langue sous la langue, il y a du créole au verso du français ; présente à l’oreille simultanément dans l’énoncé, dans le phrasé : Paroles en crue s’entend comme des paroles crues (Pawòl lan kri ou kru, créole varié), des paroles qui se disent sur le vif, spontanément, tout de suite sur le moment, en la circonstance, pas le temps de trop réfléchir. Paroles en crue aussi, parce que dans un temps d’épreuve précis donné, elles coulent presque de source, s’amassent et se gonflent comme un cours d’eau qui s’amplifient. Paroles en crue en définitive, parce qu’elles s’énoncent au fil d’un instant réel de pluie qui déclenche un vaste torrent incessamment en crue précisément. L’écriture, littéraire par moments, épouse l’arrière-fond oral d’une culture composite qui se vit au cœur et / ou en relation avec plusieurs langues et langages de l’espace caribéen-américain. Il y a donc du bruissement à créer ou à restituer finement dans la langue, dans le parler des personnages. Ce même bruissement, cet enrichissement, que l’on ne peut que sentir dans les inflexions, les vibrations manifestes et quotidiennes de nos cultures, au-delà des préoccupations essentiellement linguistiques. Aussi, on aurait pu suivre un schéma dramaturgique classique ou simpliste en donnant à entendre la parole suivant une courbe constamment ascendante au fur et à mesure que l’eau du « torrent », élément conducteur de l’intrigue, s’accroit sous les yeux des protagonistes. Mais tout compte fait, il paraît plus judicieux de considérer des pics de discours, en tenant juste compte des moments forts du drame, régulé par des thèmes, des leitmotivs qui rappellent l’idée de crue (« l’eau monte ») et du tragique (« tu ne vas pas mourir »…) à venir ou pas.
*Du rythme et de l’intensité dramatique. Le rythme de la pièce (de façon globale) et des échanges entre les personnages est à l’image de la violence, des soubresauts et des tensions constantes de l’espace géographique d’où émergent les paroles de ces mêmes personnages : il y a de la nervosité dans l’air, dans l’aire de jeu et dans le jeu. La violence du lieu n’est point négation de celui-ci. Elle est juste un fait stimulant l’esprit et le rendant à la nécessité de trouver immédiatement une porte de sortie dans cette impasse, dans cette situation critique. La pression, en ce lieu dramatique, sera d’autant plus intense que l’un des personnages (Voltaire) se tende incessamment vers l’ultime inquiétude favorisée par le cumul de trois événements essentiels – un cadavre transporté par l’eau, bruit annonciateur de l’effondrement du Bric-à-brac, l’effondrement partiel sans doute de celui-ci –, tandis que l’autre, (Maton) rassuré peut-être intérieurement, cherche à tranquilliser de manière étrange son compagnon de malheur, passant alternativement de l’ironie au sérieux via un soupçon de cynisme parfois. Le sommet du drame demeure ce déboulement de paroles chez le personnage Voltaire : ce monologue-fleuve (le plus long de la pièce), déclenché par le second événement prémonitoire, doit renvoyer fortement à l’idée de Paroles en crue, dans une sorte de duel entre le verbe proféré et l’agressivité de l’eau. Quant à la fin de la pièce, elle tend vers l’ambigüité : la tension quoique un peu relâchée, l’on ne saura toujours pas qui de Dieu ou de Maton se portera réellement garant du véritable dénouement…
*Des questionnements. Cette pièce met en exergue une expérience simplement humaine et dense, une situation particulière qui se veut riche en questionnements et en significations. Il y a de quoi rire, parce qu’on rit du malheur pour mieux l’exorciser dans un bon nombre de pays de la Caraïbe, et réfléchir. La problématique de l’intime et du collectif par exemple se pose de façon curieuse dans la pièce. Cela ne peut être qu’étonnant et rare pour un homme caribéen, comme Maton, d’avoir une relation si intense, si singulière avec des dessous féminins et d’en parler publiquement, au premier inconnu venu qui plus est. Rien d’extraordinaire dans la révélation, au bout du compte, de ce point commun – acheter de la lingerie fine pour son amante – entre les deux protagonistes, sinon que cette révélation soulève, dans un drôle de circonstance, le voile sur un certain complexe masculin, un menu tabou, comme le prouve la réticence de Voltaire à en parler ouvertement. D’un autre point de vue, il s’agit de rendre présente par le verbe et de manière symbolique, par sa puissance érotique, par sa force de vie, la femme qui libère ou qui doit libérer l’homme d’une certaine manière : c’est quasiment une évidence dans le cas de Sonia par rapport à Maton ; on le soupçonne concernant Eva par rapport à Voltaire. Ici, Eva n’est point celle qui commet le péché, mais plutôt celle qui le révèle et qui s’offre comme moyen de rachat. On se trouve face à deux hommes – l’un à peine croyant et l’autre à peine incrédule – qui aspirent tous les deux à une certaine rédemption : celle de la cité et de leur être vrai et profond ! Ici, se joue l’apprentissage et la question de la relation dans une perspective glissantienne (relatif aux réflexions d’Edouard Glissant) : il y a un jeu d’apprivoisement considérable entre le vieux cadre imbu de lui-même et le simple et jeune citoyen pétri d’expériences de la vie. Sur un autre plan se pose la question du pari sur le partage de la sensibilité humaine, sans brouiller les pistes, sans forcément pervertir l’intégrité sexuelle de chacun. Il est à saisir aussi, dissimulée sous une résignation feinte, une leçon de combativité, de détermination sans faille des déclassés et de leur foi dans la vie plus que dans la mort régulièrement prescrite par les aléas de l’espace-temps et de la mauvaise gestion de ce dernier par des hommes inconséquents. Quant aux notions d’intégration et d’exil dans son propre espace-temps de vie, elles ne sont pas moins problématiques quand l’un, ancré dans sa terre natale, a les yeux et l’esprit rivés ailleurs ; tandis que l’autre, déconnectée relativement de cette terre sienne également, avance à l’intérieur en aveugle. L’aura-t-on assez souligné aussi, cette politique de survalorisation de lieux fortement économiques, vampiriques, au détriment de lieux de vie faiblement économiques, parce que soupesés, marginalisés et délaissés enfin ?