« Un promeneur solitaire dans la foule » : un regard acéré et une accumulation de notes sur notre époque : un livre dont se dégage une grande force (Isabelle De Larocque Latour pour Culture-Tops)
L’auteur
Antonio Muñoz Molina, né en 1956 en Andalousie, est un écrivain espagnol, auteur d’une œuvre considérable – il a déjà publié près d’une vingtaine de romans, de recueils de nouvelles, et de journaux. Membre depuis 1995 de l’Académie royale espagnole, il réside à Madrid et à New York, où il a dirigé l’Institut Cervantes jusqu’en 2006. Il a reçu, entre autres, le Prix Femina étranger en 1998 pour Pleine Lune et le Prix Prince des Asturies en 2013 pour son engagement littéraire.
Père de trois enfants, il est l’époux de Elvira Lindo, romancière et journaliste espagnole, qu’il évoque très joliment dans cet ouvrage, sans jamais la nommer.
L’écrivain est un marcheur. Un marcheur urbain. Toute sa vie, il a parcouru les villes où il a vécu : Madrid, New York, Paris, Lisbonne. Il marche, sans but, mais à l’écoute de la vie, de la ville, de ses habitants, de ses décors, de ses publicités, de ses slogans…
Le Livre : Source : Site Atlantico
À l’image des écrivains qu’il admire, incompris de leur temps ou vagabonds malchanceux, Antonio Muñoz Molina arpente inlassablement les trottoirs des métropoles, armé de son iPhone et d’un petit carnet ; l’œil et l’ouïe aiguisés, à l’affût d’une ville « de mots et de voix », il porte un regard amical et cruel sur notre époque qu’il explore à pied, non sans la comparer aux temps enfuis qui virent déambuler tant de génies encore ignorés qui prenaient comme lui des « bains de multitude » (…)
Toute la force du livre tient dans la simple énonciation, sans – presque – de jugement, de la réalité d’une civilisation d’injonctions et d’interdits. D’un côté les promesses de la pub omniprésente avec ses slogans agressifs et ses usines à rêves ; de l’autre, la vie besogneuse des guenilleux résignés, « princes des rebuts » et « monarques des poubelles ». Heureusement, nous reste la littérature…
On peut lire dans la dernière page : « L’invitation au voyage de Baudelaire se manifestait à moi gratuitement dans la ville où je vivais, à deux pas du bureau où je travaillais. Je regardais et écoutais la ville jusqu’à ce que ma conscience s’y dissolve comme si je m’immergeais dans une rêverie d’opium et comme si je me voyais en dehors de mon corps. Je distinguais la silhouette de celui qui marche seul dans la foule, “un prince qui jouit partout de son incognito”, dit Baudelaire. »
L’avis du site Le Point (culture)
Le Médicis étranger vient de consacrer l’Espagnol Antonio Muñoz Molina. Ce dernier appartient à la vaste famille des errants magnifiques, des écrivains arpenteurs des villes, qui savent en convoquer à la fois le fracas incessant et les fantômes. Son précédent roman, Comme l’ombre qui s’en va, en 2014, investissait Lisbonne sur les traces d’un fugitif désorienté, l’assassin de Martin Luther King. Un promeneur solitaire dans la foule, son nouvel opus, visite plusieurs villes qui ont compté pour lui : Madrid, New York et Paris. Chez lui, la flânerie est un art majeur. « La marche est une ivresse graduelle sans ivresse ni gueule de bois ; un voyage psychédélique plein d’oxygène et de sérotonine ; les sens s’aiguisent au lieu de s’engourdir (…) ». À l’heure où beaucoup de villes du monde vivent au ralenti, ce roman kaléidoscope, follement ambitieux, publié en Espagne en 2018, plonge dans le chaos urbain le plus contemporain. Le narrateur, écrivain double de l’auteur, tente de donner forme à la polyphonie – voire la cacophonie – urbaine, à grand renfort de collages, de phrases arrachées au flot de mots qui tissent les villes (publicités aux allures d’injonction, gros titres des journaux, bribes de conversations…). Avec une virtuosité et une poésie folles, Antonio Muñoz Molina fait vivre le bruissement de la ville contemporaine (du moins pré-Covid), celle des portables qui sonnent, des librairies et des cafés ouverts le soir et des foules qui se pressent dans le métro. Avec aussi ses menaces, de Trump régnant sur New York aux crimes et attentats qui scandent l’actualité.
En parallèle, Muñoz Molina converse avec les ombres familières des écrivains aimés, dans les lieux qu’ils arpentèrent. « Les âmes égarées sont fidèles à certains lieux, comme les fantômes aux maisons où ils se manifestent. » Parmi les artistes ainsi convoqués, Walter Benjamin, éternel exilé, tient une place singulière, de même que Charles Baudelaire, figure incontournable pour qui veut composer le poème de la ville moderne. Mais on croisera aussi, entre autres, Edgar Allan Poe (dont le narrateur visite la plutôt sinistre maison musée), Thomas de Quincey, James Joyce, ou même Duke Ellington (Muñoz Molina est fou de jazz, et on pourrait sans doute en trouver un écho dans la musique bien particulière de ce livre, qui explore une galaxie mouvante de fragments poétiques sans jamais abandonner son tempo vif nerveux). L’auteur médite sur l’art d’écrire, avec légèreté et profondeur. Quelle est l’influence de la sédentarité ou du nomadisme sur l’écriture ? À quoi ressemblaient les bottes de Stevenson ? L’inachèvement est-il la condition des chefs-d’œuvre ? Autant de questions explorées, de pistes suggérées avec une malicieuse érudition. Un somptueux livre-monde.
L’avis de Télérama (extrait)
Un roman, vraiment ? Ce livre est tout autant un cabinet de curiosités, un carnet de voyage intérieur, un journal intime. L’écrivain espagnol Antonio Muñoz Molina voit tout, entend tout, à l’affût de fragments de conversations, de publicités, de coupures de journaux, d’une silhouette croisée dans la rue ou d’une affiche. Muni d’un cartable qui est son atelier d’écriture — iPhone, calepin, crayon et porte-plume, ordinateur portable, petite paire de ciseaux et bâton de colle —, il est en maraude, à Madrid, Paris, New York ou Lisbonne, recueillant de brefs instants d’humanité ou collectant des épisodes tragiques de la vie de la planète. Dans la presse, les faits divers défient la fiction : une actrice porno qui se défenestre, des baleines échouées en Nouvelle-Zélande, des clowns qui sèment la panique dans une rue de Londres…
Le soutien aux libraires :
Antonio Muñoz Molina : « En me promenant, j’ai appris la valeur de la ville et du commerce de proximité. Se promener, aller acheter son journal au kiosque du coin, c’est militer contre Amazon. »
Marie Darrieussecq, présidente du jury : « Le livre est un art et une nécessité. Nous avons beaucoup hésité [à maintenir le prix]. C’est un pari et un cri d’espoir pour soutenir les libraires qui tentent de survivre. »
Les jurés ont expliqué le choix de maintenir le Prix Médicis 2020 : « En maintenant sa date, le Prix Médicis a fait le pari que ses lecteurs, amoureux de littérature exigeante, feront le choix de leur libraire par “réservation et retrait” plutôt que d’Amazon, en attendant la réouverture totale des libraires pour ce “produit” de première nécessité, le livre. »
Les jurys du prix Femina et du prix Médicis, ensemble : « Le silence est la pire des choses pour la vie culturelle menacée, en particulier pour la littérature. »
Fort-de-France, le 8 novembre 2020