— Par Jean Gabard —
Il est aujourd’hui possible de faire valoir le principe de précaution quand un produit ou une mesure présente des risques pour l’environnement, pour la santé, ou simplement quand il y a doute sur ces derniers. Ne serait-il pas possible d’étendre ce principe aux questions de société et particulièrement quand il s’agit de l’éducation de nos enfants ?
Pendant des millénaires les humains ont veillé à ce qu’il y ait toujours au moins un homme aux côtés de la génitrice pour l’éducation d’un enfant et cela a peut-être commencé bien avant que l’on connaisse l’existence du géniteur, lorsque la femme, capable de ce qui apparaissait alors magique, était perçue comme une déesse. Il se pourrait que les humains aient déjà senti la nécessité de cette présence masculine pour compenser la toute-puissance fantasmatique féminine1. Quand les hommes font le lien entre l’acte sexuel et la naissance, ils vont, dans la plupart des cultures, se croire supérieurs2 et se donnent des raisons de dominer la femme et la nature qui, elle aussi, n’est plus divinisée. Avec la révolution du Néolithique, le patriarcat s’installe et la mère est placée sous l’autorité du père3.
Il faut attendre le XVème siècle, pour que ce patriarcat, abusant de son pouvoir, commence à être remis en cause. Aujourd’hui, s’il est toujours présent et s’il influence encore les mentalités et les comportements, son idéologie est rejetée par la majorité de la population. L’ensemble de la société est bouleversé par la « révolution féministe » qui est aussi une « révolte contre le père »4. L’autorité paternelle est remplacée par l’autorité parentale partagée et la réaction face aux injustices fait réclamer non seulement l’égalité en droits mais une égalité réelle que les « Etudes de genre » veulent faire croire possible. Elles ne se contentent plus, en effet, comme dans les années 1970, de montrer ce qui, dans les inégalités, provient de l’éducation et des discriminations mais persuadent que toute différence entre les femmes et les hommes a pour origine la seule construction sociale sexiste. Et pourtant, depuis plus de trente ans, des études montrent que les différences biologiques et notamment hormonales entraînent des motivations et des comportements différents chez les femmes et chez les hommes5. De plus, la très grande majorité des psychologues et psychanalystes s’accorde aussi à dire que le petit enfant, comme le nomade du Paléolithique6, voit en la maman (comme en toutes les femmes), une déesse toute-puissante7. Il est d’ailleurs possible de le concevoir tant ce petit enfant doit tout à sa maman qui l’a porté neuf mois et qui lui a permis de vivre ce qui lui semble, rétrospectivement, paradisiaque par rapport aux manques qu’il découvre depuis sa naissance. C’est ainsi que les petits enfants peuvent ne pas percevoir la femme et l’homme de la même manière et aussi, suivant qu’ils sont filles ou garçons. Si le fait de leur offrir une poupée ou un camion (construction sociale sexiste) peut, en effet, avoir une influence sur leur vie future, le fait d’être né avec un corps de fille, d’une personne du même sexe, ou avec un corps de garçon, d’une personne de l’autre sexe (indépendant de la culture ! ), n’en a-t-il pas au moins autant ?
En matière d’éducation, la maman est tout aussi capable que l’homme, mais si elle est perçue omnipotente par le petit enfant, elle semble mal placée, quand elle fixe seule les limites, pour que celui-ci les intègre facilement. Comment, en effet, celui-ci pourrait-il bien les entendre, venant d’une maman qui est, pour lui, sans limite ? Qui accepterait une interdiction de fumer dans un lieu public, venant d’une personne qui serait en train de fumer ? Alors qu’il semble obéir à sa maman, il ne fait souvent que se soumettre à sa volonté, pour lui faire plaisir et ne pas la perdre, mais absolument pas parce qu’il respecte la règle. Quand la maman croit limiter l’enfant, ce dernier ne fait souvent que l’imiter (en restant, comme il la voit, dans la toute-puissance). Et cette imitation soumission peut durer jusqu’à la fin de l’adolescence.
Il semblerait que, pour pouvoir faire entendre la loi (décidée par les deux parents) à un petit enfant, une personne ne doive pas être perçue hors la loi8. C’est pourquoi, en disant « écoute ton père » au petit enfant, la maman lui montre qu’elle n’est pas toute-puissante et que l’homme a de l’importance et mérite d’être écouté. Elle donne à cet homme (qui peut ne pas être le géniteur), l’autorité que, naturellement, il n’a pas. Petit à petit, elle pourra dire « respecte la règle » et ce n’est qu’après des années (à cinq ou six ans), quand l’enfant aura ainsi intégré la loi, qu’il pourra commencer à comprendre que toutes les femmes peuvent aussi parler au nom de celle-ci.
En psychanalyse, la fonction symbolique de mère qui consiste à nommer un père et la fonction symbolique de père qui consiste à « dire » la loi (et non faire sa loi) n’ont aucun rapport avec les rôles sociaux sexistes à bannir. N’ont-elles pas intérêt à être « jouées » sérieusement et sans se prendre au sérieux, pour permettre aux enfants d’assumer les limites et de se structurer ? C’est ainsi qu’avec ce socle, ils pourront plus facilement, à l’école, respecter les règles, de la discipline, de l’écriture, de l’orthographe, de la grammaire, du calcul… Ils pourront acquérir les savoirs nécessaires pour former leur esprit critique. Ces fonctions symboliques sont aussi nécessaires pour que les enfants aient une identité suffisamment solide pour ne pas avoir besoin, à l’adolescence, de s’inventer une caricature de père9, comme celle du gourou, du chef de gang, du nazi, du djihadiste … 10
S’il faut aujourd’hui bannir le sexisme et l’autoritarisme, on ne peut tout rejeter du passé, quand on sait que pendant des millénaires, seules les sociétés patriarcales ont pu se développer. Il nous faut au contraire avancer et « Dépasser le patriarcat sans régresser au materno-enfantin »11 comme l’idéologie dominante actuelle nous pousse à le faire. La fonction symbolique de père perdrait-elle sa pertinence parce que l’homme l’a souvent dévoyée ?
Au XXIème siècle, peut-on prendre le risque de créer un manque en « jetant le père avec l’eau du bain », parce qu’il a trop souvent les mains sales ? Alors que la parité est partout revendiquée, est-ce bien raisonnable, au nom d’une égalité mal comprise12, d’« institutionnaliser » l’inutilité du père dans l’éducation ? Aujourd’hui, personne ne pouvant dire, avec certitude, quelles sont les conséquences d’un manque de père pour un petit enfant13, ne serait-il pas sage, dans le doute, d’appliquer le principe de précaution ? …
Jean GABARD
auteur de :
« Le féminisme et ses dérives – Rendre un père à l’enfant-roi »
Les Editions de Paris Max Chaleil, 2006 réédité en 2011
« Materner ou éduquer ? – Refonder l’école »
Les Editions de Paris Max Chaleil, 2016
http://blogdejeangabard.hautetfort.com
1Il fallait « pour libérer l’enfant – et donc l’adulte – de la toute-puissance maternelle, trouver un contrepoids à cette dernière (…) il fallait un être surpuissant pour contrebalancer la puissance maternelle ». Gabrielle Rubin, Les sources inconscientes de la misogynie, Editions R. Laffont, 1977.
2L’homme donne la « semence » à la femme perçue alors comme simple réceptacle.
3Comme le précise Gabrielle Robin, « chaque individu (…) s’il voulait accéder à l’indépendance, devait tuer la Mère et par conséquent rabaisser sa représentante dans le réel : la femme. (…) L’égalité du père et de la mère était réelle, la supériorité de la mère était phantasmatique. Et on sait bien que s’il y a conflit entre la réalité et le phantasme, c’est presque à coup sûr ce dernier qui gagne. Il fallait donc quelque chose de plus que l’égalité pour le père ; il lui fallait une supériorité reconnue, et celle-ci ne pouvait être individuelle. Il fallait que cette supériorité soit elle aussi phantasmatique. »
« si le modèle d’identification, au lieu d’être le père – ou Dieu le Père – avait été la mère – ou la Grande Déesse – , les humains, pris dans les rets de la toute-puissance maternelle, auraient perdu tout espoir de devenir autonomes. » Gabrielle Rubin, Les sources inconscientes de la misogynie, Editions R. Laffont, 1977.
4Gérard Mendel, La révolte contre le père, Payot, 1986.
5Boris Cyrulnik rappelle que lorsque l’on injecte de la testostérone à une femelle chimpanzé cela peut suffire à la faire changer d’objet pour jouer.
6« comme le nomade Paléolithique » parce que celui-ci est comme le petit enfant. Il a le fantasme de la maman toute-puissante et il n’a pas encore la connaissance de l’intervention de l’homme dans la procréation
7Pour Aldo Naouri, « La mère, enveloppe initiale de la vie qui a poussé en elle, ne cessera pas, en effet, tout au long de la vie de son enfant, d’être perçue par lui comme telle et surtout de se croire elle-même vouée à n’être, de quantité de façons, rien d’autre que cela . » Aldo Naouri, Le couple et l’enfant, Editions Odile Jacob, 1995.
8Cette personne est le père ou la personne parlant au nom du père.
9Chez les nazis, « le viril est hypertrophié jusqu’à la caricature » Boris Cyrulnik, Sous le signe du lien, Editions Hachette, 1989.
10« quand cette dimension d’interdit fait défaut au sein de la relation mère-enfant, ce dernier tente toujours d’occuper la place vacante du père dans une situation incestueuse, avec les conséquences d’embrouillaminis identificatoires que l’on retrouve, déplacées au niveau des troubles du langage ou des difficultés d’apprentissage de la lecture et de l’écriture » Jean-Pierre Durif-Varembont, « La fonction croisée de la parentalité », dans Places du père. Violence et paternité, sous la direction de Joël et Marie-pierre Clerget, Presse Universitaires de Lyon, collection Champs, 1992.
« quand il n’y a pas de «père psychique» l’enfant ne peut échapper à la toute-puissance de cette mère dévorante. Pour trouver un semblant de libération, il cherche un père extra familial, un substitut paternel. Il trouve alors un chef de bande, un membre politique, un père charismatique, un fondateur de secte. Le manque de père l’a rendu apte à se soumettre (…) pour échapper à sa mère ! » Boris Cyrulnik, Sous le signe du lien, Editions Hachette, 1989.
« Si la mère est dominatrice et le père effacé, examine Stéphane Clerget, le petit garçon, en réaction, va sur-compenser pour tenir tête à sa mère, défendre son père et protéger son identité masculine menacée. Ce qui donne des machos. » Stéphane Clerget, Nos enfants aussi ont un sexe, Editions Robert Laffont, 2001.
11Séminaire de Paul Cissou : « Dépasser le patriarcat sans régresser au materno-enfantin »
12Il n’y a pas de droit à l’égalité mais égalité en dignité et en droits (en respectant la différence des sexes).
13Il est néanmoins possible de constater que la fonction symbolique de père n’est pratiquement plus jouée (en France, depuis les années 60-70) et que depuis de très nombreux enfants sont dits « rois » et manquent de limites …